Comme tous les ans à Blois, une table ronde est organisée par la revue Inflexions. Civils et militaires : pouvoir dire. Rassemblant dans son comité de rédaction des militaires, des civils, des philosophes, des anthropologues…, cette revue, dont le premier numéro date de 2005, s’interroge sur des éléments concrets qui font la vie quotidienne des militaires. Le prochain numéro porte sur le courage.

La table ronde de cette année, introduite par Jean-Pierre Rioux, s’intéresse à l’évolution de l’origine sociale des soldats français, sous le titre : « Des paysans des tranchées aux jeunes des banlieues : qui sont les soldats français ? ». Présentée par le colonel (er) Jean-Luc Cotard, membre du comité de rédaction de Inflexions et directeur de Tri Ad Communications, elle associe, Messieurs Eric Deroo, réalisateur, chercheur associé au CNRS, spécialiste de l’histoire coloniale ; François Lagrange, spécialiste de la Première Guerre mondiale, chef de la division recherche historique et action pédagogique du musée de l’Armée ; le général Benoît Royal, responsable du recrutement de l’Armée de Terre et directeur de collection chez Economica. Innovante dans son déroulement, elle fait intervenir les questions des deux autres participants tout de suite après l’exposé, ce qui crée des liens et une discussion entre les intervenants. Les questions du public sont posées à la fin.
Pendant longtemps, les militaires étaient une minorité, aidée d’une piétaille de condition inférieure. La guerre -et tous ses dérivés- pèse sur les paysans car elle génère, outre des destructions, un impôt supplémentaire et quand les troupes se déplacent, les paysans doivent les loger. A la fin du XVIIIè siècle, le soldat n’est pas principalement d’origine paysanne. Le paysan sert surtout dans la cavalerie car il a l’habitude de soigner les animaux. La plupart des soldats viennent du nord-est de la France. La levée en masse pendant la Révolution française est une des causes du soulèvement vendéen. Sous la IIIè République, l’armée est populaire au sens où elle est surtout formée de paysans. Les deux guerres mondiales sont encore hippomobiles, proches de la ruralité : seule l’armée d’Afrique est motorisée et équipée à l’américaine. En 2012, le soldat français est issu principalement des villes : présente-t-il les mêmes caractéristiques que ses prédécesseurs ? La rusticité est-elle une nécessité ? En d’autres termes, comment passe-t-on des soldats des campagnes à ceux des villes ?

François Lagrange : la sociologie de l’armée de la Grande Guerre est-elle différente de celle des guerres précédentes ?
La Première Guerre mondiale est la grande épreuve des paysans français. Pour les contemporains, cette guerre est une surprise dans la mesure où on ne connaît pas sa durée. On pense qu’elle sera courte jusqu’à la moitié de 1917. C’est une « guerre courte retardée », « on a raté la bataille décisive, on va recommencer et elle s’arrêtera ». On essaie de lire en fonction des conflits antérieurs car l’avenir paraît incertain. Durant la Révolution et l’Empire, les paysans n’ont aucun goût pour l’armée et les résistances sont fortes (chez les bourgeois aussi d’ailleurs). En 1870, alors que le conflit dure et que la Prusse domine la France, une consultation électorale montre qu’une partie importante des campagnes vote pour les monarchistes car ils intègrent la paix dans leur programme. Ainsi, en 1914, des réservoirs d’images associées à la paysannerie laissent penser que les paysans ne tiendront pas très longtemps. La France est alors rurale – 56% de la population vit à la campagne, 55% en 1921- mais elle est aussi agricole : 42% des Français travaillent dans le secteur primaire. L’obligation militaire est développée par les Républicains après 1871 car le choc de la défaite conduit à rebâtir une armée pour que plus jamais une telle déroute ne se produise. Deux lois organisent le service militaire obligatoire, en 1889 puis 1905 où il devient obligatoire pour tous et dure deux ans ; il passe à trois ans en 1913. L’année 1914 voit s’organiser une mobilisation sans précédent de la population française : 8 millions d’hommes mobilisés, 5 millions incorporés. 2,6 millions de combattants en 1918. 880 000 hommes en 1914 dans l’armée d’active. 1,4 million de morts, 4 millions de blessés surtout des paysans, d’autant plus que les ouvriers sont rappelés pour travailler dans les usines, mobilisés dans l’industrie d’armement. La IIIè République a donc réussi une triple performance : elle a accoutumé la paysannerie à l’obligation militaire en temps de paix ; en 1914 les Français sont allés faire la guerre, la mobilisation générale n’avait jamais été faite. 1% d’insoumis sont comptabilisés alors que l’armée craignait 13% ; enfin, es Français sont partis en 1914, ont accepté, consenti à continuer jusqu’en 1918, à la différence des paysans russes, par exemple…
Pourquoi ont-ils tenu ? Des éléments de réponses se trouvent dans une source très précieuse : le contrôle postal. Ils tiennent car ils développent un réflexe défensif très puissant, la terre étant occupée par les Allemands. La deuxième raison qui apparaît est la vengeance, la haine de l’ennemi -avec des variations suivant les dates- : les paysans sont par exemple horrifiés avant l’offensive Nivelle car les Allemands ont coupé les arbres fruitiers. Troisième motif : on fait la guerre car on espère qu’il en sortira quelque chose : l’arrêter en plein milieu serait un manque de respect pour ceux qui sont morts car ils auraient donné leur vie pour rien. Enfin la référence au devoir, marquant l’influence des instituteurs de la IIIème République, est forte. Les paysans laissent apparaître leur origine agricole : ils notent les saisons (moisson, vendanges) ; on sait qu’ils donnent des instructions pour l’exploitation de la propriété agricole ; leurs lettres témoignent de leur effroi devant le paysage rural transformé par les obus. Un tel effort est consenti car ce sacrifice ne pourra pas être renouvelé. Comme l’a dit Scott Fitzgerald, qui fut combattant de la Grande Guerre : « le vainqueur fait partie des dépouilles ».
Questions et compléments :
B. Royal : quel est l’état d’esprit du jeune Français après la guerre ? Y a-t-il un rejet de l’institution militaire ?
F. Lagrange : Les paysans ont mal supporté la discipline militaire, la « vie de caserne ». En 1918, les dernières classes se battent bien, l’armée française est devenue une armée éprouvée au feu, les soldats français savent leur métier mais en « veulent » moins – à la différence des soldats américains qui veulent faire la guerre mais ne savent pas-. Après la guerre se développe le pacifisme foncier de la population et une méfiance par rapport à l’obligation militaire. Les généraux vainqueurs ne cessent cependant d’être présentés comme des icônes. Le consensus est différent d’avant la guerre.
E. Deroo : le service militaire constitue pour les paysans une porte d’entrée dans le XXème siècle, l’accès à une modernité inouïe : le soldat prend le train, sort de sa campagne, porte des chaussures tous les jours, dort dans un lit avec matelas et draps, découvre la ville et le monde , ce qui provoque parfois des crises de mélancolie.
F. Lagrange : les comiques troupiers montrent les regards des Parisiens sur les soldats paysans. Mais le défilé militaire reste un grand spectacle consensuel.

Eric Deroo : Peut-on faire les mêmes observations avec l’armée coloniale ?
L’armée coloniale a à la fois un recrutement européen et un recrutement indigène. L’armée européenne, c’est l’infanterie de marine, formée de volontaires et d’appelés. Un jeune appelé n’est pas envoyé outre-mer depuis le scandale de Madagascar. Les volontaires sont difficiles à trouver : ils recherchent l’aventure, veulent faire carrière. Ce sont des paysans du sud-ouest, de Bretagne, d’Alsace auxquels il faut rajouter les cas sociaux. Les appelés restent en France dans les garnisons sauf s’ils sont volontaires pour aller outre-mer. Les indigènes constituent l’armée d’Afrique (Maghreb) et l’armée coloniale (Afrique noire, Indochine, Madagascar) et le recrutement est effectué en fonction des besoins. On passe de la conscription obligatoire au recrutement forcé en 1916-1917. Participer à la guerre marque une forme d’émancipation, certaines élites locales veulent participer à la guerre, mais l’Etat répugne à engager les élites dans la guerre car l’idée court que « en versant le même sang, vous gagnerez les mêmes droits ». Certains sont des engagés volontaires (3 ans), c’est un métier, leurs primes sont versées à partir de 1919 de manière régulière, puis après, l’ancien soldat devient garde champêtre ou interprète…
Entre 1946 et le début des années 1950, l’abolition du code de l’indigénat transforme les indigènes en citoyens français : ils sont alors engagés volontaires en Indochine et en Algérie.
Questions et compléments :
F. Lagrange : le soldat français non colonial perçoit les indigènes comme des alliés. Les Français veulent que d’autres viennent les relever au front, mais sont furieux qu’ils soient à l’arrière. On ne perçoit pas dans les lettres qu’ils veulent des droits comparables à ceux des Français.
E.Deroo : l’expression « jaunes » pour désigner des casseurs de grève viendrait du fait qu’on utilise des Indochinois dans l’industrie d’armement.
B. Royal : quelle est la motivation des indigènes ?
E. Deroo : la correspondance des coloniaux est systématiquement contrôlée pour juger de leur état moral. Mais ils utilisent peu l’écrit. Il est cependant constamment fait allusion à la différence de traitement en France et dans la colonie où la hiérarchie colonisatrice existe. Des lieux sont interdits aux indigènes, alors qu’en France, aucune loi n’existe : quand un indigène met le pied sur le sol français, il n’est plus sujet (statut de l’indigénat) mais citoyen. Il peut par exemple fréquenter des femmes françaises. Beaucoup, en rentrant, deviennent des leaders d’autonomie ou d’émancipation. (on ne parle pas encore d’indépendance).

Général Benoit Royal : la population rurale, désormais, représente 22% de la population française sur 68% du territoire : quelles sont les caractéristiques des soldats désormais recrutés ?
Avant la professionnalisation, le service militaire était de moins en moins égalitaire : moins de 50% d’une classe d’âge le faisait. Depuis la professionnalisation, 20 000 jeunes par an rentrent dans la Défense, et en sortent (6 ans dans l’armée en moyenne). Les trois armées confondues. Le jeune Français aujourd’hui vit en région urbaine où l’on compte cent huit centres de recrutement, et a entre 18 et 24 ans. Il fait partie de la génération Y (20 ans entre 2000 et 2014) ou digital native generation. Leur culture est différente, très informée mais pas forcément bien informée. Ils veulent des explications, des justifications, ils zappent : « je teste, si ça ne me convient pas, j’arrête », il leur est difficile d’assumer la difficulté. Ils sont individualistes et manquent de valeurs. La génération Z arrive….L’opinion des jeunes sur l’armée était critique car le service militaire était une contrainte. Depuis la professionnalisation, grâce à une étude menée par Sciences Po, on sait que 50% des jeunes sont intéressés par un métier de l’uniforme : le regard est positif ; 80% de la population française est favorable à l’armée.
Pour recruter 18 000 jeunes, il faut en contacter dix fois plus : or, 180 000 jeunes, c’est la moitié d’une classe d’âge. Leurs motivations pour intégrer l’armée de terre sont diverses : l’aventure ; changer de cadre (images de médias, de films, grand oncle …) ;la recherche de valeurs, même si ce n’est pas toujours exprimé avant les six mois de classe, durant lesquels apparaissent le sens du service, le service du pays, la solidarité. C’est une jeunesse différente mais son appétence est assez marquée. L’armée a dû s’adapter à eux, les faire rester malgré le phénomène de zapping. Le taux de dénonciation pendant les 6 premiers mois peut atteindre 30%, ce qui est conforme à ce que rencontrent tous les grands recruteurs en France. L’armée cherche à comprendre pourquoi et travaille sur une formation plus adaptée, plus personnalisée, plus progressive. Physiquement, ce sont des générations plus faibles que les précédentes. Depuis 2010, on constate que le taux de dénonciation baisse de 2,5 points. Lorsque la fidélisation a eu lieu, les soldats sont les mêmes qu’avant : ce sont de très bons soldats.
Questions et compléments
J-L. Cotard : la recherche d’un emploi peut-elle être une motivation ? Y-a-t-il une recherche de promotion sociale ?
B. Royal : Oui. Lors de la crise économique de 2008, nous avons enregistré beaucoup d’arrivées ; mais les arrivées n’ont pas augmenté lors de la deuxième crise, en 2010. Dans nos effectifs, nous comptons moins de 10% de chômeurs. Les autres sortent de leur scolarité – du niveau 3èmejusqu’à bac +5- et ont un emploi. Nous disons aux élèves : passe ton bac d’abord car 70 % des sous-officiers sont des engagés volontaires, 50 % des officiers sont des sous-officiers et pour bénéficier de cette promotion sociale, il leur faut le bac.
Questions de la salle :
Quelle est la durée moyenne d’un contrat ?
B. Royal : 3 ans, 5 ans, 8 ans : les jeunes signent d’abord 3 ans. Le renouvellement leur est systématiquement proposé et le taux de renouvellement s’améliore.
L’image « les paysans dans les tranchées constituant la troupe et les gradés venant de la ville » correspond-elle à la réalité en 1914 ?
F. Lagrange : le paysan de 1914 commence en bas de la hiérarchie, mais les pertes sont telles qu’il passe sous-officier.
L’armée française d’Orient éprouvait-elle aussi un réflexe défensif ?
F. Lagrange : oui, on le retrouve, même si ces soldats étaient loin de chez eux.
J-L. Cotard : cette armée savait pourquoi elle se battait.
F. Lagrange : ce sont des soldats citoyens.
Le recrutement est-il moins important quand on est dans une zone de désert militaire ?
B. Royal : Evidemment oui. Quand il y a une garnison, on enregistre plus de venues volontaires. Le désert militaire se paye lourd, par exemple dans le nord. Les comportements sont différents selon les régions, le Breton se déplace plus volontairement.
L’armée attire-t-elle grâce à la modernité des armements électroniques ?
B. Royal : le jeune s’y sent à l’aise, mais ce n’est pas pour cette raison qu’il vient. Mais ils s’y adaptent remarquablement.
Qui sont les femmes soldats aujourd’hui ?
B. Royal : 22% dans l’armée de l’air, qui offre beaucoup de métiers techniques et pas d’engagement physique. Dans les autres armées, autour de 10%. Il n’y a aucun quota, il faut juste réussir les tests d’évaluation. Les femmes sont plus motivées.
Pouvez –vous expliquez l’expression « jeunes des banlieues » dans le titre de la table-ronde ?
J-L. Cotard : des raisons de marketing…
E. Deroo : quelle est la place de leurs aïeux chez les jeunes issus de l’immigration ?
B. Royal : nous ne faisons aucune statistique sur l’origine des jeunes. Mais ils nous disent que le regard porté sur eux n’est pas le même quand ils portent l’uniforme et ils y sont très attachés. Plusieurs ne rentrent pas chez eux en permission, car ils voulaient quitter leur milieu en rentrant dans l’armée. On n’a aucune difficulté avec les jeunes de banlieue
L’armée est-elle toujours un lieu de brassage ?
B. Royal : on compte plus de jeunes issus de milieux défavorisés, mais le brassage existe toujours. 12 % viennent d’outre-mer.
Quels sont les outils numériques utilisés pour le recrutement ?
La page Facebook de l’armée de terre vient d’être primée cette semaine meilleure page de recrutement.
Il a été évoqué un problème à Madagascar : pouvez-vous en dire plus ?
E. Deroo : entre 1890 et 1895 la mortalité des soldats venus de métropole est montée à 80% du fait des pathologies tropicales. Cela avait provoqué un scandale énorme en France.