Cette conférence propose de s’interroger sur la manière de nourrir correctement et durablement l’humanité toute entière. Elle réunit Gilles Fumey, géographe et Marc Dufumier, ingénieur agronome, docteur en géographie et professeur honoraire d’agriculture comparée à AgroParisTech.

 

Marc Dufumier :

Les enjeux en matière d’alimentation

Mettre fin à la malnutrition

800 millions d’individus aujourd’hui n’ont pas tous les jours 2 200 kilos calories. Il y a un milliard de personnes qui souffrent de malnutrition avec des carences, en protéines, en minéraux, en vitamines, en fibres, en antioxydants, et sont prompts à attraper plus rapidement des maladies.

Nourrir correctement

Cet objectif soulève la question de la qualité sanitaire nutritionnelle, au-delà de la qualité gustative de l’alimentation. Cela correspond à bon équilibre entre les calories, les protéines et les minéraux, les vitamines, sans excès (de sucre, d’acides gras saturés, de sel, d’alcool…). Une alimentation équilibrée et saine, par exemple sans bactéries pathogènes (salmonellose).
On développe des antibiorésistances, car nous ingurgitons tous les jours des antibiotiques, généralement dans la viande d’animaux qui sont élevés en espace confiné et que l’on shoote aux antibiotiques à titre préventif et non à titre curatif.

Maintenir le niveau de l’espérance de vie

On prédit aux jeunes générations une espérance de vie en bonne santé (sans Alzheimer, sans Parkinson, sans cancer…) d’une dizaine d’années inférieures aux générations âgées actuelles, car elles sont davantage exposées aux perturbateurs endocriniens. Les plus âgées n’étaient pas exposées aux perturbateurs endocriniens à l’état de fœtus et pendant la croissance. Les endocrinologues sont formels, cette exposition augmente. Ce n’est pas tant la dose que la régularité de l’exposition qui est en jeux. Le fonctionnement de nos glandes hormonales et endocrines est perturbé. Certaines maladies, qui étaient liées au vieillissement, pourraient intervenir plus précocement.

Prendre en compte la science

L’AMPA (Acide amino méthyl phosphonique), le métabolite du glyphosate (désherbant), que l’Europe s’apprête à autoriser à nouveau, pour 10 ans, est un cancérigène avéré. Le terme « avéré » relève d’une prédiction scientifique. Il faudra attendre 100 ans pour pouvoir affirmer que cela est statistiquement avéré. Les publications scientifiques s’autorisent à dire que c’est un cancérigène probable avec une très forte présomption, mais néanmoins il faut démontrer, prouver, au-delà de la prédiction.
Le GIEC prédisait le réchauffement climatique global, il y a 33 ans. Désormais ce phénomène est statistiquement avéré. La date des vendanges au cours des trente dernières années est en moyenne d’une dizaine de journées plus précoce (mais variable selon les régions et les cépages).
Certaines disciplines démontrent avant d’expérimenter, modélisent, autrement dit quantifient les évolutions probables, avant même de commencer l’expérimentation. Ainsi on ne peut pas dire statistiquement avéré.
La science peut servir à anticiper les dégâts et proposer des solutions dans un contexte de dérèglement climatique.

Se tourner davantage vers une démarche d’agroécologie

L’agronome considère que l’objet de travail des agriculteurs ne se résume pas à faire du maïs, du riz, du sorgho, élever le troupeau, mais il s’agit aussi de maintenir un écosystème agricole capable de produire des calories, des protéines, des vitamines, en interaction avec des animaux sauvages…
Pour l’agronome, plus exactement pour l’agroécologue, il est possible techniquement de nourrir correctement et durablement, sans porter atteinte à la fertilité des sols les générations futures.
Il y a urgence à mettre fin à la faim et à la malnutrition.
Si dans certains pays du Sud, Marc Dufumier prône l’accroissement des rendements à l’hectare au plus vite, il ne faudrait pas que ce soit aux dépens des générations d’après, au nom de l’urgence.
Il faut absolument qu’il y ait, par exemple, des pollinisateurs pour la génération suivante.

Les enjeux sont considérables. Si la question n’est que technique : peut-on nourrir plus de 10 milliards d’habitants en 2050 correctement et durablement, en mettant fin à la malnutrition et sans tous les perturbateurs endocriniens et antibiotiques ? La réponse scientifique est catégorique : oui.

 

Gilles Fumey :

On entend très souvent l’argument que jamais nous n’avons mangé aussi bien qu’aujourd’hui, en raison de notre espérance de vie qui a progressé au fil des générations. Pourtant elle commence à diminuer. Mais si nous vieillissons aussi nombreux, ce n’est pas parce que nous mangeons mieux mais que le système de santé s’est amélioré.
Le climatoscepticisme progresse. Le nombre des personnes qui doutent de l’impact de l’homme sur le changement climatique augmente et représente désormais 8 %.

 

Marc Dufumier :

Opérer des choix pour l’agriculture

Pour une agroécologie, une source d’inspiration pour des pratiques nouvelles agricoles

L’espérance de vie s’est accrue grâce à une mortalité infantile qui a considérablement diminué.
Aujourd’hui le préventif l’emporte sur le curatif.
Il existe des formes d’agriculture qui relèvent de l’agroécologie, et qui seraient capables de nourrir correctement et durablement sur tous les territoires. L’agroécologie apparaît comme une source d’inspiration pour ces pratiques nouvelles. Par exemple, l’agriculture bio dispose de son cahier des charges, de sa certification (agriculture de conservation, agriculture de précision, la permaculture, l’agroforesterie…). Le mot « conversion », qui renvoie quelque peu au fait religieux, n’est pas souhaitable.

Pour une démarche à la fois pragmatique et scientifique

Il va falloir récupérer non seulement des variétés ou des races animales anciennes de nos paysans, mais aussi certains savoir-faire anciens oubliés ou même détruits.
On a besoin d’énergie dans notre alimentation. C’est pourquoi il convient de faire un usage intensif à l’hectare des rayons du soleil, qui nous sont donnés gratuitement et qui sont renouvelables.
Il faut avoir une couverture végétale verte la plus totale et la plus permanente possible, toutes les saisons. En France, en maraîchage, certains pratiquent cette technique comme dans la permaculture.
En grande culture, des agriculteurs sèment des lentilles entre leurs rangées de blé. Les rayons du soleil qui ne tombent pas sur le blé, arrivent sur le lentillon. La plante trouve le carbone dans le gaz carbonique de l’atmosphère.

Pour un usage intensif

L’agriculture extensive, qui consiste à élargir toujours plus de surface, au détriment de la biodiversité, de la forêt (amazonienne, de Bornéo, congolaise…) n’est pas souhaitable, à l’image du poulet bas de gamme, élevé en moins de 40 jours dans un espace confiné, shooté aux antibiotiques, nourri avec des graines de soja en provenance du Brésil.
Donc, l’agriculture qui va permettre de nous nourrir correctement, va être très différente de celle à laquelle on s’est accoutumée. Il faut que les plantes interceptent un maximum de gaz carbonique. L’oxygène sera alors libéré. Ce n’est possible que si la plante transpire. Plus il fait chaud et sec, plus la plante transpire et résiste au stress hydrique, en fermant les orifices par lesquels elle transpire et le gaz carbonique rentre et l’oxygène ressort.

Pour une meilleure gestion de l’eau, avec des sols poreux

La difficulté réside dans la gestion de l’eau, en s’efforçant d’emmagasiner l’eau de pluie dans le sol, dont on peut faire un usage intensif. Il faudrait peut-être dans certaines régions mettre plus de plantes l’hiver que l’été, et donc redéfinir le choix des espèces, des variétés, en fonction du climat.
Le maïs exige beaucoup d’eau mais au mauvais moment.
Un autre raisonnement est à envisager, en faisant un usage intensif de l’eau. Pour éviter le ruissellement, on peut installer des barrières, remettre des haies qui avaient disparu. La couverture végétale va empêcher les petits filets d’eau de ruisseler et qui finiront par s’infiltrer. Le sol doit être poreux.

Il faut être prudent avec les labours parce que l’on réoxygène le carbone de l’humus.
Quand on fait un labour, les vers de terre qui étaient la nuit à la surface en train de digérer les feuilles mortes (le jour, ils s’enfouissent dans le sol), sont remis à la lumière. Leur mortalité augmente. Or ce sont les vers de terre qui vont creuser des galeries et rendent le sol poreux.

Pour une biologie des sols, sans engrais azotés de synthèse

L’agriculture moderne de demain doit emmagasiner toute l’eau dans les sols avec une porosité. C’est la biologie des sols qui rendra le sol poreux et ainsi permettre à la plante d’avoir un accès à l’eau même dans les périodes de petites sécheresses, de continuer de transpirer, de continuer la photosynthèse.

L’eau doit être retenue à hauteur des racines, c’est ce qu’on appelle l’humus. On a impérativement besoin d’azote en agriculture, pas seulement pour aider les micro-organismes (les bactéries et les champignons) à fabriquer de l’humus.
Nos sources de protéines sont des molécules azotées, fabriquées à partir de l’air (à 79 %). L’agriculture industrielle veut qu’un blé soit riche en protéines. Pour qu’un blé soit riche en protéines, panifiable, on lui apporte un engrais azoté de synthèse.
Avec la guerre en Ukraine, la fabrication des engrais azotés de synthèse est coûteux en énergie fossile (pétrole, gaz naturel). Cela entraîne une dépendance à l’égard des énergies fossiles.
L’usage de ces engrais est désuet. Ils sont très émetteurs de protoxyde d’azote : 200 fois plus réchauffant que le gaz carbonique.

Pour l’alternative des légumineuses

L’alternative pour tous les paysans, ce sont les légumineuses (trèfles, luzernes, sainfoins, haricots, petits pois, pois chiches, lupins). Les microbes qui s’incrustent dans la racine de la plante utilisent l’énergie des glucides, interceptent l’azote de l’air, fabriquent l’acide aminée (la protéine).
Après récolte, la luzerne a fertilisé en azote tout le sol, pour la betterave, le blé qui va suivre.
L’agriculteur qui met des lentilles entre ces rangées de blé, est fier. Après récolte, les micro-organismes trouvent le carbone de la racine et de la paille du blé, l’azote du lentillon (qui est une légumineuse). Le bon dosage carbone-azote fabrique de l’humus sans avoir recours à du fumier.

Pour une interaction entre toutes les espèces vivantes

L’éradication de la biodiversité est terminée. Il faut réaliser l’usage intensif d’aucun « cide » (comme pesticide). On va devoir minorer les proliférations des agents pathogènes et des insectes ravageurs. On va jouer sur les interactions entre tous les êtres vivants. C’est le principe même de l’agroécologie consistant à des interactions entre les espèces domestiques, sauvages, végétales, animales, et des micro-organismes.

Il est donc techniquement possible de nourrir correctement et durablement dix milliards d’habitants en 2050.

 

Gilles Fumey :

Dans le contexte de changement, avec l’évolution de notre mode de production et de consommation, il faut accompagner les jeunes générations pour sortir du modèle productiviste.

Marc Dufumier :

Marc Dufumier parle de climato-négationniste pour désigner maintenant ceux qui ne croient pas en la science, et qui nient les résultats scientifiques.

Il rappelle qu’il est nécessaire d’utiliser l’eau pluviale au maximum et qu’il faut répartir les cultures selon les saisons.

Si l’agroécologie est désormais considérée comme une discipline scientifique inspirante, il est parfois encore difficile pour certains enfants d’agriculteurs de remettre en cause ce qu’on fait leurs parents.

Selon Marc Dufumier, s’il n’y avait plus de subventions à l’hectare aujourd’hui, les filières bas de gamme seraient déjà en faillite. Ces agriculteurs sont davantage sensibles à l’argument économique de rentabilité qu’à celui de l’agroécologie.

Il observe que les personnes d’origine non agricole portent plus d’intérêt à l’agroécologie, par exemple d’anciens informaticiens…

Cette agriculture est beaucoup plus coûteuse et exigeante en travail. Compte tenu de la pénibilité de ce travail, il nous faut jouer sur une meilleure rémunération. Il convient donc de transformer les outils de formation, de politiques agricoles, et réduire les subventions à l’hectare au profit d’une rémunération du travail.