Christophe Léon géographe et professeur en CPGE anime cette conférence proposée par l’APHG. Elle réunit Philippe Pelletier professeur émérite de l’université Lumière-Lyon 2, Sandrine Vaucelle qui enseigne la géographie à l’université Bordeaux-Montaigne, et Vincent Schweitzer professeur d’Histoire-Géographie au lycée de Rombas en Moselle (académie de Nancy-Metz).

Regards du géographe sur l’urgence écologique (Philippe Pelletier)

Urgence de… bien comprendre

Philippe Pelletier émet des réserves sur l’utilisation du terme « urgence » qui peut prendre plusieurs dimensions : environnementale, géopolitique… Il s’interroge aussi sur la nature de la géographie : est-ce une science exacte ou un savoir, fait de connaissances dans l’interrelation nature/société, avec la question de la mesure ?
Décliner les échelles (micro méso macro) dans l’espace et dans le temps, constitue le cœur disciplinaire épistémologique de la géographie.
Selon lui, l’urgence s’effectue plutôt au niveau de l’évaluation de la gouvernance, notamment territoriale. C’est donc par le territoire et l’espace, que les géographes interviennent. Philippe Pelletier va s’appuyer sur deux exemples : la tempête Xynthia de 2010 et l’incendie de la forêt de La Teste-de-Buch en 2022.

Un premier exemple : la tempête Xynthia (2010)

Philippe Pelletier pose la question de la responsabilité de ce désastre environnemental. S’appuyant sur le travail de Bertrand le Martinel, dans la notice « Cimetière » du dictionnaire critique de l’Anthropocène, la responsabilité revient aux politiques qui ont délivré des permis de construire sur des zones inondables.
Dans le procès en justice, la défense de l’adjointe à l’urbanisme est étonnante. Elle expliquait qu’elle n’avait « jamais mélangé les deux fonctions », celle d’adjointe municipale et de l’urbanisme, et de celle d’ex-agente immobilière. Présidente de la commission d’urbanisme de la station balnéaire vendéenne, depuis son élection en 1989, elle a vendu en treize ans, 114 terrains sous forme de lotissements, dans ce qu’on a appelé plus tard « la cuvette de la mort », située en contrebas de la digue submergée par la tempête Xynthia.
Cette zone de la Faute-sur-mer, en Vendée, est extrêmement sensible à la combinaison aléa-catastrophe, avec des possibilités de raz-de-marée, de submersions, de ruptures de digues.
Le 27 février 2010, a lieu la rupture d’une digue de protection à l’Aiguillon-sur-mer.
Le coefficient de marée, de 102, est assez élevé. En même temps, on est dans un système cyclonique très fort, avec des basses pressions importantes (970 hPa), qui se traduit par une surcote de la mer d’un mètre et demi et un vent très violent (160 km/h), durant la nuit. Donc quand l’aléa a frappé, c’était vraiment la catastrophe, entraînant la mort de 29 personnes. Celle-ci a donc des causes pluri-factorielles, autrement dit, il n’y a pas que le climat ou la météo.
L’urbanisation a été clairement mal maîtrisée. On a tendance à oublier dans les discussions sur l’urgence environnementale, que nous n’avons jamais été aussi nombreux sur terre, mais aussi autant concentrés. Ce qui revient à dire qu’à aléa strictement égal, fatalement il y a plus de dégâts. La croissance et la concentration démographique de ce territoire sont significatives. De 63 habitants en 1841, on passe à 390 en 1953, puis à 1008 habitants en 2010.
A la Faute-sur-mer, 85 % des logements sont en résidence secondaire (INSEE 2014), ce qui pose le problème d’habiter le territoire. Les habitants ne l’entretiennent pas forcément de la même façon, car ils ne l’occupent pas toute l’année.
De plus, les avis défavorables de la commission des sites n’ont pas été retenus, s’opposant aux avis favorables des différents commissaires enquêteurs pour plusieurs lotissements, en mars 2005 et juin 2006. On argumente que « la digue est étroitement surveillée, entretenue », qu’elle « vient d’être remodelée, surélevée ». Un courrier conclut que « vis-à-vis des inondations, le lotissement est sécurisé ».
Des fautes (politiques) ont été commises, mais elles ne sont pas l’unique cause de la catastrophe. L’intensité particulière du déchaînement des éléments est aussi à prendre en compte.
On constate à la fois une forme d’exonération des décisions politiques et en même temps une naturalisation du social et du politique : ce n’est pas nous, c’est la nature.
Tous les terrains sinistrés ont été rachetés par l’État, à concurrence de 250 000 €.
Plusieurs phénomènes sont à mettre en cause : l’urbanisation littorale (plus on se rapproche de la mer, plus on prend des risques), le tourisme, la villégiature, la question de la démocratie locale, le rôle de l’État, les temporalités politiques, judiciaires et sociales.

La question des incendies

Le terme de mégafeu a émergé récemment dans le monde des médias.
Selon la philosophe Joëlle Zask (spécialiste des incendies), auteure de « Quand la forêt brûle », dans un entretien au site Reporterre (10 janvier 2020), « les mégafeux pourraient s’étendre à notre pays ». D’après un rapport interministériel publié en 2010, on prévoit qu’en 2050, « plus de la moitié des forêts françaises seront classées à risque, contre un tiers aujourd’hui ». Le site Reporterre ajoute que le phénomène pourrait s’accélérer. « Dès 2040, les surfaces menacées par le feu sont susceptibles d’augmenter de 30 % par rapport à 2008 », alertent les experts de Météo France et de l’ONF.
Philippe Pelletier y voit l’essor d’un discours catastrophiste, fait beaucoup de conjectures, privilégiant le mono-causal (le climat), et reposant sur le conditionnel. Pour mettre en balance, et tenter de comprendre les enjeux, il propose une contre-intuition en ce qui concerne les incendies de forêt, s’appuyant sur le travail d’une de ses étudiantes en master, Marjorie Helleringer.
Elle a travaillé sur les incendies de forêts en Ardèche et dans la Drôme. Son étude montre que les incendies touchent davantage les Cévennes (vallées profondes, châtaigneraie) et non la garrigue. La chasse est en cause. On incendie, un versant pour rabattre le gibier sur l’autre. On observe très peu d’incendies dans la Drôme, sans trop pouvoir avancer d’explications, hormis des facteurs socioculturels, avec la présence du protestantisme.
Ainsi, les incendies ne sont pas forcément là où on le pense. Leurs causes sont largement anthropiques. L’année 2023, avec pourtant deux canicules, a connu très peu d’incendies, comparé aux années précédentes.

Un second exemple : les incendies à La Teste-de-Buch en 2022

Le Pays Bassin d’Arcachon Val de l’Eyre  : un espace où domine la forêt

Source : Aude Pottier, Quand la forêt est patrimonialisée : les enjeux du cadre forestier du Bassin d’Arcachon
Sud-Ouest européen, Revue Géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest, 2010

 

Avec l’exemple de La Teste-de-Buch qui est une forêt usagère, assez complexe dans sa gestion, car il existe une dissociation entre la propriété foncière et la propriété du bois. Les usagers, qui ne sont pas forcément propriétaires, peuvent utiliser du bois, sans avoir l’accord du propriétaire.
Les usagers de cette forêt, sont les résidents sociologiquement aisés des communes qui entourent le bassin d’Arcachon. On distingue un phénomène d’urbanisation intense, en même temps qu’un phénomène de défréquentation de la forêt, puisqu’elle était entretenue par les gemmeurs qui récoltaient la résine. Le gemmage a décliné à partir des années 60-70, notamment avec la concurrence de la Chine. Il y a pratiquement plus de gemmage, plus de gemmeurs, donc plus de cabanes dans la forêt, plus d’entretien, plus de débroussaillage.

 

Statuts des forêts de la Teste-de-Buch et évolution des limites du site classé

Source : Aude Pottier, Quand la forêt est patrimonialisée : les enjeux du cadre forestier du Bassin d’Arcachon
Sud-Ouest européen, Revue Géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest, 2010

 

La forêt usagère, dont les usages remontent au Moyen-Âge, avait un côté assez sauvage. Elle était très dense, pas très bien entretenue. Toutes les propositions d’entretien et d’ouverture de chemins anti-incendies ont été refusés par des militants environnementaux, mais aussi par des militants du patrimoine. On ne touche pas à la forêt.
Il a été demandé au capitaine du SDIS de la Gironde de laisser tomber l’incendie à Landiras (une forêt industrielle), qui avait lieu au même moment, pour se concentrer sur celui de la Teste-de-Buch, au nom du patrimoine, de la nature sauvage à protéger. Mais tout à brûlé.
Bernard Traimont, un anthropologue, explique qu’historiquement les habitants qui entretenaient la forêt avaient des pratiques contre les incendies, notamment celle du contre-feu. Mais aujourd’hui cela est interdit par la loi, il faut appeler les pompiers. Il précise aussi que ce virage plutôt militarisé (pompiers-gendarmes) remonte à l’après-guerre.
La dépossession des habitants de la gestion (raisonnée) de leur propre environnement, ainsi que la disparition des gemmeurs peut conduire à la catastrophe.

En conclusion, la catastrophe n’est pas que climatique. Certes, il y a une sécheresse très longue, pendant plusieurs mois dans cette région de France, mais d’autres facteurs interviennent et il y a urgence à en parler.

 

Entre urgences et (in)actions climatiques (Sandrine Vaucelle)

Sandrine Vaucelle présente un travail exploratoire qui cherche à démontrer la montée en puissance de la notion d’« urgence » dans le domaine environnemental. Elle l’emploie particulièrement dans le cadre de ses cours en master professionnalisant « gestion territoriale du développement durable ». Ce terme s’inscrit dans le registre de l’action, notamment l’action publique.

Le mot est devenu omniprésent. Comment et depuis quand utilise-t-on ce mot « urgence » ?

Avec un applicatif, Ngram Viewer, des requêtes sont faites sur un corpus de documents de Google Books. L’objectif est de montrer comment les mots sont de plus en plus utilisés, comment cela évolue dans le temps, et donc mesurer la fréquence de son emploi dans le corpus documentaire.
Le mot « urgence » connaît des déclinaisons. On a énormément eu de littérature, de biographie sur l’ « urgence humanitaire ». Puis l’ « urgence écologique » a émergé, surtout à partir de 2000. On constate, avec un effet de rattrapage, que le mot « urgence climatique » apparaît très fortement dans ce corpus.

 

Fréquence d’emploi du terme « urgence humanitaire »,
sur la période 1900-2019 dans le corpus français 2019 de Google Books.
Requête sur Ngram Viewer effectuée par Sandrine Vaucelle, 2023.

 

Fréquence d’emploi des termes « urgence écologique » et « urgence climatique »,
sur la période 1970-2019 dans le corpus français 2019 de Google Books.
Requête sur Ngram Viewer effectuée par Sandrine Vaucelle, 2023.

 

Le mot « crise climatique » était très présent à partir de 1950. Désormais on parle beaucoup plus de « crise climatique » que d’ « urgence climatique ».

 

Fréquence d’emploi des termes « crise climatique » et « urgence climatique »,
sur la période 1880-2019 dans le corpus français 2019 de Google Books.
Requête sur Ngram Viewer effectuée par Sandrine Vaucelle, 2023.

 

Depuis l’an 2000, on remarque que le terme « crise climatique » est plus employé que celui d’ « urgence climatique ». Le terme d’ « action climatique » est une notion montante, à peu près sur la même pente.
Le terme d’ « inaction climatique », en position critique vis-à-vis de l’action du gouvernement, est aussi un terme à prendre en compte.

 

Fréquence d’emploi des termes « crise climatique », « urgence climatique », « action climatique » et « inaction climatique »,
sur la période 2000-2019 dans le corpus français 2019 de Google Books.
Requête sur Ngram Viewer effectuée par Sandrine Vaucelle, 2023.

 

La France n’est pas à la hauteur des engagements pris dans différentes conférences internationales. On s’est engagé à avoir des actions climatiques qui ne sont pas reconduites. Un collectif d’associations a conduit une action en justice pour attaquer l’État, justement sur le manque d’action.
Pour répondre à ce besoin d’urgence, et donc d’action. l’État a crée le Haut Conseil pour le Climat en 2018. Il est censé éclairer l’action en matière de climat, produire des rapports. Le dernier rapport annuel de 2023, Acter l’urgence, engager les moyens, vise à passer à l’action.

 

Une séquence pédagogique : trouver l’aménagement le plus urgent avec la méthode du bilan géographique (Vincent Schweitzer)

Une séquence est proposée aux élèves en plusieurs temps. Il s’agit de leur faire découvrir leur commune avec la carte IGN et à partir d’un questionnaire. Ils doivent ensuite explorer un des systèmes d’information géographique en ligne, pour aboutir à un état des lieux de leur commune, autrement dit établir un bilan territorial.

Quel est le lien avec les urgences ? Il est demandé aux élèves de réfléchir aux aménagements possibles sur la commune. Quel aménagement faut-il faire en premier ? Qu’est-ce qui est urgent à réaliser ?

En premier lieu, les élèves utilisent une carte IGN papier au 1:25000. Pour s’approprier la lecture de ce support, ils délimitent leurs communes, première réalité dont ils doivent prendre conscience (notion de territoire). Puis ils recherchent le nombre d’habitants. A travers la carte, ils se font une idée des masses de forêts, des étendues de prairie. Il convient de les inviter à sortir de l’univers dans lequel ils sont, par exemple les corons (par exemple, une rue complètement minéralisée), qui représentent 1 % de leur commune.

En manipulant des systèmes d’information géographique, les élèves recherchent des données relatives à la réalité sociale de leur commune, ce que ne dit pas la carte : quel est le niveau de richesse ? Est-ce que l’on compte des chômeurs, des problèmes sociaux ? Quelles sont les activités économiques ? Ils explorent le site de l’INSEE, des sites d’agences immobilières avec des cartes interactives (KelQuartier)… Pour donner sens à ces chiffres, ils comparent ceux de leur commune avec ceux d’autres territoires, souvent dans des situations très différentes. Les élèves sont étonnés de découvrir où ils se situent dans la pyramide des revenus, car la vallée de l’Orne est plutôt pauvre.

On arrive ensuite à la notion de bilan géographique, avec une étape intermédiaire où ils vont s’interroger sur la nécessité de mettre en place un aménagement dans un sens large. Par exemple, protéger un espace, limiter l’accès à une ressource, limiter les prélèvements, dépolluer.
Adapté au programme de 3e ou de 2nde, l’exercice le plus délicat consiste à répondre à la question : de quoi le territoire a-t-il d’abord besoin ? Il faut que les élèves prennent en compte tous les paramètres, toutes les réalités de leur territoire, par exemple la capacité financière d’une petite commune. On discute et on avance sur la viabilité du projet : un pumptrack, un McDo, une base de loisirs, un parc d’attraction… Ils ont aussi tendance à prolonger ce qui existe déjà : un lotissement, une nouvelle route ou bretelle d’autoroute. La nécessité écologique de limiter l’impact est à prendre en compte.
Dans le débat qu’ils réalisent, ils font une sorte de délibération collective qui doit amener à trouver des arguments géographiques.

Initié à la notion de bilan géographique, l’étape suivante est le diagnostic territorial.
Il n’apparaît pas de consensus sur la définition de bilan territorial. Gérard-François Dumont (Les territoires français, diagnostic et gouvernance, aux éditions Armand Colin, 2018) propose une approche administrative, politique, sociale et démographique. Il existe un autre type de diagnostic de type environnemental, qu’on essaie de faire en classe.
Il s’agit d’une réflexion en terme de métabolisme territorial, dont le principe est de compter tout ce que la nature offre (production biologique, espace, énergie, ce que les hommes consomment, ne consomment pas, détruisent, polluent, importent, exportent…).

En conclusion, l’intérêt de cette séquence pédagogique est que les élèves associent la géographie non à une discipline à tiroir ou à une abstraction, mais qu’ils se rendent compte que la géographie est un savoir-faire qui sert à améliorer le territoire, le cadre de vie, l’état de la planète.

Pour aller plus loin, voir le dossier FIG dans le N°463 (août 2023) de la revue Historiens & Géographes.