Dans le royaume de France, depuis la fin du XVIIème siècle, les officiers et pilotes des vaisseaux de la marine marchande et de la marine de guerre sont tenus de remettre leur journal de bord aux autorités du port ou aux bureaux de l’amirauté au retour de chaque campagne, afin de justifier son déroulement, du comportement des hommes et aussi de perfectionner les cartes marines encore très imprécises.
L’identification critique d’un corpus de 169 journaux de bord de navires de la Compagnie des Indes, conservés aux Archives nationales, a permis de documenter, de 1721 à 1757, des milliers de vies de captifs africains, dont ils sont l’unique trace de la déportation, depuis l’embarquement en Afrique jusqu’à l’arrivée dans les colonies des Amériques ou de l’océan Indien. Les documents sont aujourd’hui accessibles en ligne.
Leurs auteurs évoquent quotidiennement les événements de la vie à bord du bateau et les incidents qui viennent la perturber : la description des côtes africaines, la rencontre avec les bateaux négriers des autres pays européens ou avec des rois africains, les conditions de vie des captifs, les accidents, les maladies, les décès mais parfois aussi les naissances, ainsi que les refus et les faits de résistance comme les suicides ou les révoltes durant la traversée.
Dans un contexte de commémoration des victimes de ce crime contre l’humanité, la table ronde propose d’interroger le fonctionnement de la traite française, et le point de vue des marins qui ont rédigé ces journaux de bord. Croisés avec d’autres sources, ils sont une invitation à réfléchir à la difficulté de concevoir l’histoire de la traite et une initiation à la méthode historique.

Intervenants

Nadia Vainstain (modératrice), responsable du programme éducation de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage.
Gabrielle Grosclaude, responsable-adjointe du service éducatif Archives Nationales et professeur d’Histoire-Géographie. Présentation des ateliers pédagogiques basé sur les journaux de bord.
Brigitte Schmauch. Conservatrice en chef au Département du Moyen Âge et de l’Ancien régime, jusqu’en novembre 2021, chargée de différents fonds, en particulier, depuis 2006, de la plupart des séries provenant du Secrétariat d’État de la Marine (ministère de la Marine de l’Ancien Régime) et du Service hydrographique de la Marine. Dans ce cadre, a notamment participé au Guide des sources de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions, paru en 2007, et constitué, avec Anne Pérotin-Dumon, le corpus numérisé des journaux de bord de bâtiments négriers conservés aux Archives nationales.
Eric Saunier. Maître de conférences à l’université du Havre Normandie, codirecteur du pôle maritime de la MRSH à l’université de Caen Normandie, Eric Saunier est spécialisé dans l’étude des sociétés urbaines, de la franc-maçonnerie et de la traite négrière depuis les ports normands (Rouen, Le Havre, Honfleur). Il est également le rédacteur en chef de la Revue du Philanthrope publiée par les PURH (Presses Universitaires de Rouen et du Havre). Professeur d’histoire-géographie dans l’académie de Rouen de 1986 à 1996, il est intervenu durant dix ans dans le cadre du Plan Académique de Formation de l’Académie de Rouen.

Que sont ces journaux de bord ?

Des « trésors d’archives »

Eric SAUNIER débute son intervention par une mise au point de sémantique entre l’expression journal de bord et celle de récit de voyage. Auparavant, les historiens ont peu insisté sur cette question, au point que le journal de bord paraissait un terme imprécis. Désormais, on retrouve un certain nombre de publications qui visent à présenter ces sources comme des « trésors d’archives ». Le terme est employé par Eric ROULET et Christian BORDE. Ces sources existaient, mais elles n’étaient pas forcément très valorisées par les chercheurs.

Journal de bord, récit de voyage, journal de traite… : retour sur la sémantique

Le premier aspect à aborder est la question de distinction entre journal de bord et récit de voyage, deux termes assez proches. Un journal de bord est un témoignage à chaud de l’expédition maritime. Généralement émis par un praticien, capitaine ou officier de la Marine. A la différence du récit de voyage, qui lui, est un récit construit rétrospectivement, une fois la personne rendue à terre. Les archives ont conservé un nombre important de journaux de bord datant plus du XVIIIème siècle, alors que les récits de voyages sont plus nombreux entre le XIXème et le XXème siècles. L’administration de la Marine de Colbert rend obligatoire les journaux de bord tenus par les officiers à partir de 1681. On a donc des journaux de bord extrêmement précis, où les officiers devaient consigner leur voyage et le remettre au greffe de l’Amirauté. Avec cette obligation de contenu, ces documents se standardisent, contenant toujours à peu près les mêmes informations. Toutefois, il est nécessaire de faire la distinction entre journal de bord et journal de traite. Ce dernier présente un certain nombre de difficultés qui fait que pendant longtemps, les historiens ne les ont pas beaucoup étudiés.

Le journal de bord en lui-même est très standardisé du fait de deux obligations de transcription qu’il se doit de remplir : premièrement, une obligation de décrire exhaustivement le voyage, de manière à témoigner de son bon déroulement ; deuxièmement, d’être extrêmement précis quant à la cartographie – le but était d’améliorer la navigation, notamment autour de la problématique des longitudes. À travers les descriptions des voyages, les officiers contribuaient à faire progresser la qualité de la navigation par la production de nouvelles cartes plus précises.

La question des journaux de traite

Les voyages de traite pour le compte d’un armateur privé deviennent majoritaires aux XVIIème et XVIIIème siècles. Dans le cadre d’un service privé, le commandant de bord n’est pas tenu de consigner son journal au greffe de l’Amirauté. Cela fait de ces journaux des témoignages moins standardisés et plus variés, dans lesquels les aspects techniques sont bien présents. Le capitaine n’est pas libre pour autant de mettre ce qu’il veut. D’ailleurs, il n’est pas rare qu’un capitaine tienne jusqu’à trois journaux sur des sujets différents. Ces journaux ont un intérêt pour l’historien au niveau du contenu car il n’y a plus cette obligation de consignation. Généralement, ce sont des journaux qu’on retrouve dans le cadre des archives familiales. L’absence d’obligation de consignation à la greffe de l’Amirauté présente un inconvénient, le travail de collecte est beaucoup plus compliqué. De ce fait, les historiens les ont longtemps négligés.

Pourquoi les historiens les ont négligés ? Sur le plan français, plusieurs raisons l’expliquent, mais seulement deux seront évoquées ici. Il y a deux retards historiographiques en France sur les recherches au niveau de la traite et de l’esclavage. Le sujet très bien expliqué dans les premiers chapitres de la synthèse de l’ouvrage de Grenouillet sur les traites négrières. On retrouve cette question sur l’avance historiographique anglosaxonne. Deuxièmement, au moment où les chercheurs se sont intéressés à l’histoire de la traite, c’était très globalement à l’époque de la domination de l’Histoire quantitative.  Même si l’on peut faire la collecte d’un ensemble de journaux de bord, ce n’est pas une histoire quantitative au niveau du traitement. En effet, l’idée est de faire de l’histoire culturelle à travers l’étude d’un journal de bord.

En quoi c’est intéressant pour un historien au-delà des éléments techniques décrits ?
Ce sont des journaux qui peuvent avoir des aspects différents :
• des livres de factures dans lesquels l’identité des fournisseurs pour justification des dépenses à l’armateur car le capitaine à l’obligation de le faire. C’est à travers ces livres de factures que l’on connait l’approvisionnement des navires négriers, c’est très fondamental.
• des livres de compte qui ne sont pas de la même nature mais intégrés dans les journaux de bord. La comptabilité permet de retrouver notamment les partenaires africains.
L’étude de ces journaux de bord est très intéressante car ils nous apportent des informations sur la première mondialisation, notamment en termes de connaissances sur les pratiques économiques. Cette histoire va au-delà de son intérêt premier, l’histoire de la navigation.

Le journal de bord et la recherche

Dans les recherches, on retrouve majoritairement des journaux de traite du XVIIIème siècle. Les questions de navigation et de progrès de navigation sont réglées, donc les journaux ont une autre dimension en termes d’histoire économique.
Comment on peut utiliser ces journaux de bords pour d’autres travaux historiques ? On peut travailler sur l’identité des officiers de la marine qui les rédigent. Comme on peut le voir à travers l’ouvrage Toutes voiles hautes (Hémisphères Éditions, Maisonneuve & Larose). C’est un récit de voyage du XIXème siècle, source proche du journal de bord. L’intérêt est qu’à partir de ce récit de voyage, le personnage principal, Ernest Ybert, évoque les navires et personnes qu’il a rencontrés et  avec lesquels il a eu des relations amicales. L’Inscription maritime , consultable en ligne, a été utilisée pour retrouver les équipages, les caractéristiques des navires décrits dans le récit. Cela permet de produire des livres d’histoire, soit à partir de journaux de bord ou de récits de voyage de faire de la prosopographie et d’aller au-delà d’une histoire portant strictement sur le personnage et son témoignage.

 

Le corpus sur la traite négrière des Archives nationales

Brigitte SCHMAUCH, qui avait été assistée par Anne PERONTIN-DUMON, et Nadia VAINSTAIN présentent ce corpus aujourd’hui entièrement disponible en ligne.  Nadia VAINSTAIN fait un préalable sur le vocabulaire. Dans les journaux de bord, les termes de nègre, noir, négrillon et négresse sont utilisés fréquemment et indifféremment dans le corpus. Dans le cadre de cette table ronde, les intervenants vont employer ces termes comme citations présentes dans les journaux de bord et non pas une prise à leur compte  de ces terminologies qui ont aujourd’hui valeur péjorative.

En quoi consiste ce corpus ? comment est né ce projet de numérisation ?

Brigitte SCHMAUCH fait un rappel de vocabulaire avant de débuter la présentation du corpus des archives de la Compagnie des Indes. Ainsi, le mot traite est un terme général qui n’était pas réservé strictement à la traite d’êtres humains. Le terme est défini par le dictionnaire Littré comme étant une action de tirer et de transporter une certaine marchandise d’une province à une autre, ou d’un État à un autre, ou en particulier le trafic que font les bâtiments de commerce sur les côtes d’Afrique. Ce trafic peut concerner une marchandise diverse, de la gomme et de l’esclave.

L’Inscription maritime permet de retrouver les informations liées aux acteurs.

Présentation du contexte du corpus.

Le corpus a été constitué dans le sillage de la loi dite de « Taubira » du 21 mai 2001, qui tentait de faire reconnaitre l’esclavage comme un crime contre l’humanité. L’article 2 de cette loi prescrivait des actions à destination du public scolaire et la mise en place d’un programme de recherche scientifique sur ces sujets. Pour y répondre, les Archives Nationales ont publié un ouvrage collectif : le Guide des sources de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs ambitions paru en 2007 sous la direction de Pierre Sybil. C’est au cours des recherches pour ce guide qu’il a été mis en évidence ce gisement de journaux de bord relatifs à la traite des Noirs, parmi ceux qui sont conservés dans le fonds marine des Archives Nationales.

Ces journaux de traite avaient été déjà pour une grande partie repérés et dépouillés par un historien pionnier et spécialiste en la matière, Jean METTAS. Auteur du Répertoire des expéditions négrières françaises au XVIIIème siècle, publié en 2 tomes pour Nantes, et en 1 tome pour les ports autres que Nantes, ouvrage toujours en ligne sur le portail Persée. Pour Jean METTAS, en 1975, ces journaux de bord sont des outils passionnants et encore peu exploités et restent encore peu connus à l’heure actuelle. Le travail de Jean METTAS, avec l’aide d’un bénévole qui travaillait aux équipages et armements de la Compagnie des Indes, est disponible désormais sur le site de la Mémoire des Hommes (https://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr)

C’est une sélection de 169 documents, qui représentent huit journaux, quelques lettres et d’autres documents en lien avec ces campagnes. Ces journaux qui couvrent 96 campagnes faites sous l’égide de la Compagnie des Indes ou de ses sous-traitants. Quinze campagnes procédant d’autres armateurs ou d’armateurs inconnus sont entrées aux Archives Nationales pour des raisons diverses. Il y a deux campagnes de la Marine Royale pour montrer le rôle de la Marine Royale dans la traite. Tous les documents qui composent le corpus ont un rapport manifeste avec la traite des Noirs.

Les dates du corpus et lieux

De 1722 à 1757, en ce qui concerne les Compagnie des Indes, avec interruption pour la guerre de Succession d’Autriche entre 1745 et 1748. Pour l’ensemble des journaux, les documents oscillent entre 1704 et 1777. Les journaux ont été dépoussiérés, restaurés si nécessaires, et reconditionnés par les services de restauration des Archives Nationales. Les documents ont été numérisés à l’extérieur et diffusés sous forme de dossier de la base archives des Archives Nationales. On peut aussi les visualiser par ordre d’époque et par ordre de campagne. Ces journaux ont été aussi versés dans la salle des inventaires virtuels sous forme d’un inventaire méthodique par campagne.
Les journaux de la Compagnie des Indes ont été versés dans la base équipage et passagers de navire de la Compagnie des Indes accessibles depuis le portail culturel du ministère de la Défense, Mémoire des Hommes. Ils ont mis en relation avec d’autres documents parfois numérisés comme le rôle d’armement et des désarmements de ces campagnes, des facteurs et d’autres documents provenant des archives de la Compagnie conservées au port du Lorient. La Compagnie perpétuelle des Indes est en activité de 1718 à1769; elle pratiquait la traite atlantique et une traite à destination de l’océan Indien.

Comment se présentent, matériellement et physiquement, ces journaux de bord ?

Selon Brigitte SCHMAUCH, ces journaux de bord sont assez hétérocycles. Il y a des registres couverts en parchemin comme le journal de la Vénus qui est relativement luxueux. Il y a aussi de simples cahiers qui ont des formats variés. Ils sont rédigés de façon de très diverses, parfois phonétiquement. Ces journaux doivent comporter à minima des observations et des mesures effectuées journellement. Avec des précisions sur les vents, les temps, les positions du bateau qui demeurent très difficile à estimer en l’absence d’horloge marine permettant de déterminer à coup sûr la longitude. On retrouve aussi l’allure du bateau, la route parcourue du bateau depuis la veille, les sondes et les mouillages. Y sont consignés aussi les événements des dernières 24h00. Cette partie narrative dépend beaucoup de la personnalité de l’auteur. Ils sont assez souvent agrémentés de dessins représentant des amers (point de repère fixe et identifiable sans ambiguïté), des profils de côtes et des zones de mouillage.

Des tentatives ont été faites pour rationaliser la tenue de ces journaux aboutissant à les présenter sous forme de tableau à colonnes pour les éléments obligatoires, avec une partie réservée pour les remarques diverses et la partie narrative sur la droite. Ce modèle s’impose et est rendu obligatoire en 1786 pour la Marine royale. Toutefois, dans le corpus présenté, ce modèle ne s’est pas encore imposé, on retrouve encore une consignation des informations sur un modèle « à longue ligne ».

La question hydrographie

Les journaux sont remis aux autorités de la Compagnie à leur retour à Lorient – port d’attache de la compagnie – pour attester que les capitaines ont bien rempli leur mission. Les journaux parvenus aux Archives ont été conservés pour leur intérêt hydrographique. En effet, les cartes marines ou routieres utilisées en mer étaient imprécises. Les auteurs du corpus utilisent des cartes d’Hollandais qu’ils citent très souvent tel que Pieter GOON, Johannes VAN KEULEN, mais s’en plaignent constamment car elles recèlent des erreurs. Par exemple des îles qui ne sont pas placées là où elles sont indiquées. Des erreurs qui les conduisent à rater leur destination voire à se perdre. Les journaux servent à rectifier les tracés de côtes, à préciser les fonds ou les dangers qui vont se présenter aux navigateurs.

L’hydrographie était la grande affaire de la Marine royale. Consciente du problème, la Marine Royale crée en 1720 un dépôt de cartes, plans et journaux où travaillaient des hydrographes de la Marine qui ne voyageaient guère. C’était plutôt des hydrographes en chambre.

Dessin de côte avec consignes : Exemple les îles de Salvages dans l’océan Atlantique qui portent des commentaires pour indiquer les passages dangereux, conseils de ce qu’il fallait faire et ce qui était déconseillé de faire.

Sur ce modèle, la Compagie des Indes avait fondé son propre dépôt à Lorient sous l’égide de Jean-Baptiste-Nicolas-Denis d’après de Mannevillette, officier de la Cie des Indes. Célèbre cartographe, il fait faire des progrès décisifs à la cartographie dans l’océan Indien. Il dépouillait les journaux et faisait des copies. Par exemple, on peut retrouver ainsi les latitudes concernant le Sénégal. Après la suppression de la Compagnie en 1769, grâce aux appointements du roi, il a continué son travail jusqu’à sa mort en 1780. Le dépôt de cartes, plans et journaux de Lorient rejoignent le dépôt de la Marine Royale à Paris. Avec un classement chronologique et géographique, reconnaissable par sa cotation alphanumérique, où la lettre indiquait la destination, puis un classement chronologique. Parfois des copies accompagnent les originaux ce qui facilite grandement la lecture car elles sont fiables et les dessins y sont reproduits assez fidèlement.

Qui sont les auteurs de ces journaux ?

Majoritairement des pilotes, qui jusqu’à la fin du 18ème siècle étaient les plus compétents en matière de navigation. La grande ordonnance de la marine marchande de 1681 s’adresse à eux spécifiquement et prescrit qu’il faut se munir de cartes, d’instruments et tenir un journal de navigation au moins en ce qui concernait les pilotes au long court. Le corpus est aussi composé de journaux de capitaines et d’officiers, par exemple Giorno d’Anselme qui est aussi écrivain. Il est fréquent d’avoir plusieurs journaux par campagne émanant de personnes différences, pilote et capitaine par exemple. On peut aussi avoir deux ou plusieurs campagnes à la suite.

Quelle est la valeur historique de ces documents ?

Ce sont des documents fiables, rédigés sans préméditation et en font les seuls témoignages directs au jour le jour de voyages de traite. Outre le fait de constituer un témoignage pour l’armateur sur le bon déroulement de l’activité durant la campagne, les journaux avaient avant tout un intérêt pour la navigation hydrographique. Aujourd’hui, pour les historiens, ces documents livrent des informations sur la traite, très concrète depuis le départ jusqu’à l’arrivée. Les journaux de bord nous renseignent sur les destinations des navires. On peut suivre au plus fin leur approche des côtes pendant plusieurs mois voire des années.

Les navires sont souvent des frégates, de tonnages moyens, équipées de plus d’une trentaine de canons, et environ 100 hommes d’équipage. Outre l’état-major et l’équipage, les journaux font état de passagers, souvent des agents de la Compagnie et également des passagers clandestins. Parfois, on note la présence de soldats car la compagnie avait ses troupes pour défendre ses comptoirs. Il y a également des vivres et des marchandises à destination des comptoirs, ainsi que le personnel de la Compagnie.

Quelle est la place de la Compagnie des Indes au XVIIIème siècle ?

Elle occupe une place importante : c’est un grand organisme parapublic, destiné à renflouer les finances du royaume dans la perspective du système global de Law. Elle avait absorbé toute compagnie existante et avait accumulé divers monopoles à partir de 1718.

La jouissance de monopoles commerciaux

En 1720, la Compagnie exerçait le monopole du commerce de la traite du Sénégal entre le Cap Blanc et la rivière de Gambie. Celui du commerce de traite de Noirs vers Saint-Domingue et la traite exclusive de Noirs sur la côte de la Guinée, de la Sierra Léone jusqu’au cap de Bonne Espérance, soit une grande partie du commerce maritime français. Elle administrait aussi la Louisiane jusqu’à 1731, date de sa rétrocession au roi. Elle administrait aussi les établissements français dans l’océan Indien, notamment les Mascareignes, l’île de France et Bourbon jusqu’en 1764. On peut noter une tentative d’établissement de point plus ou moins éphémère à Madagascar.

Les différents types traites et les destinations des navires

Lorsque commence le corpus, la Compagnie a de grandes ambitions et lance de nombreux armements notamment vers la Guinée entre 1723 et 1726 dans le dessein de mettre en valeur la Louisiane. Dans les faits, les succès n’ont pas été au rendez-vous et assez vite, la Cie a abandonné la plupart de ses monopoles, notamment celui de la Guinée pour lequel elle accorde permissions à des armateurs particuliers moyennant le versement de 20 milles par tête introduite aux îles. Jusqu’en 1743, la Compagnie se réserve le monopole de la traite au Sénégal, où elle traite aussi de la gomme, de l’or et de l’ivoire, elle commence à sous-traiter la traite négrière aux particuliers.

Plus de la moitié des navires se dirigent vers le Sénégal. Une fois leur cargaison faite, les navires gagnent directement les Amériques. Quelques navires après le Sénégal, se dirigent vers les Mascareignes. Ils fréquentent assidument Ouidah (Juda ou Wida), seule côte de la Guinée où la Cie est bien implantée au XVIIIème siècle en concurrence avec d’autres européens pour une traite à destination de l’Amérique.
Les autres zones de la côte de Guinée, s’appellent d’est en ouest : côte des maniguettes ou des graines, côte de l’ivoire, de l’or, des esclaves, et sont situées entre Libéria et Bénin où la France était guère présente. S’adonnant à une traite itinérante, assez aléatoire et peu productive, ces navires étaient en concurrence avec d’autres pays européens qui possédaient de nombreux forts.
En Gambie, la Compagnie possède le fort d’Albreda près de l’embouchure du fleuve presque en face du fort anglais James situé de l’autre côté du fleuve. Pelle est enfin présente aux îles Bijagos, où elle pratique une traite intermédiaire destinée à compléter les cargaisons du Sénégal.
Les navires de la Compagnie vont aussi dans l’océan Indien parfois au départ des Mascareignes, dans l’île du Mozambique, au Zanzibar, aux Comores et surtout à Madagascaroù ils pratiquent une traite volante/itinérante pour l’approvisionnement des îles de France et de Bourbon.

La traversée

Les trajets comprennent des escales de plusieurs semaines voire de plusieurs mois, les voyages durent en moyenne 1 à 2 ans.
Tout au long des journaux, on peut lire une description des côtes avec plus ou moins de talent et de précision parfois très finement, signalant tous les points remarquables. On retrouve des descriptions précises de l’entrée de la rivière du Sénégal, montrant la barre qui ne permet que l’accès de petits bateaux, ce qui modifie les conditions d’embarquement.
Les journaux les plus méticuleux signalent tous les points remarquables avec beaucoup de précision. Ils renseignent les montagnes, les bosquets, les forts, les courants. Ils renseignent aussi la possibilité de trouver de l’eau et du bois. Ils notent les oiseaux et les poissons aperçus (des baleines, des daurades). Ils indiquent aussi les phénomènes météorologiques, les bateaux rencontrés avec lesquels il y a des échanges et où l’on apprend les actualités européennes. On y apprend aussi les événements à l’échelle régionale comme la prise de Ouidah par les Dahoméens en 1727 qui change les conditions de la traite dans le secteur. Ils indiquent les contrées aperçues et les mœurs des populations, on peut lire la description du culte du serpent à Ouidah. Dans ce contexte, la traite négrière se fait parfois discrète, il faut traquer ses manifestations sans se laisser décourager par les nombreuses informations dans les journaux qui parfois peuvent être rébarbatives.

Les conditions et opérations concrètes de la traite

Selon Brigitte SCHMAUCH, les conditions de traite diffèrent notablement en fonction de la zone où elle est pratiquée. On note une différence entre une zone où la compagnie exerce un monopole et une zone où les Français ne sont pas implantés. Par exemple, un capitaine qui arrive au Sénégal avec une présence de fort français, ou une administration française, ne peut pas négocier les modalités de la traite. Par ailleurs, le navire doit rester au large en raison de la présence de la barre qui rend difficile l’accès au fleuve Sénégal. C’est l’embarcation de la barre qui fait circuler hommes, marchandises et courriers. La Compagnie se charge du transfert des captifs depuis le pays de Galam. En période de hautes eaux, la Cie envoyait deux bateaux une fois par an sur le fleuve Sénégal jusqu’au confluent de la rivière de Falémé où elle disposait du fort Saint-Joseph.

Les commis de la Compagnie installés au fort Saint-Joseph s’occupent de la négociation avec les princes indigènes pour troquer les marchandises européennes contre différents produits comme la gomme et les esclaves. Les esclaves étaient emmenés à la côte et entreposés dans les magasins du fort Saint-Louis avec d’autres captifs du Sénégal, ou encore à l’île de Gorée, à 180 kilomètres au sud. L’île de Gorée avait l’avantage d’être protégée par deux forts dont la rade est accessible aux grands navires.

Parfois, il y avait une pénurie de captifs, certains bâtiments du corpus partaient en chercher en Gambie ou aux îles Bijagos. Certains bâtiments après plusieurs années partaient directement en France chargés de gomme, et ne pratiquaient pas la traite transatlantique à proprement parler.

Le capitaine n’avait pas le choix des captifs, il lui fallait embarquer ceux qu’on lui attribuait et parfois avaient trop longtemps séjourné à Gorée et étaient déjà perclus de maladies. Certains capitaines se plaignent de cet état de fait, par exemple le capitaine Sanguinet. Il écrit à la Cie le 29 avril 1744 depuis l’île de Saint-Domingue que les Noirs qu’on lui a fourni à Gorée ont déjà le scorbut ; ont été mal nourris et réduit à la disette ; certains étaient blessés et estropiés ayant été tenus de travailler du matin au soir dans l’eau à casser du rocher. Leurs plaies mal guéries se réouvrent une fois à la mer, ce qui cause une forte mortalité et les maladies chez les captifs.

Ouidah et Gorée

Les plus importantes « cargaisons » partent depuis Ouidah au Bénin et Gorée au Sénégal. Exceptionnellement, un embarquement de moins de 200 captifs, mais habituellement entre 300 et 500 surtout à la fin de la période. Dans le corpus, l’Apollon détient le record de captifs, avec plus de 700 captifs.

Ouidah est un grand marché qui ne traite que des esclaves. Les Français y sont bien implantés, avec du personnel de la Cie à demeure. Disposant d’un fort à une lieue du rivage et d’une factory assez élégante dans la capitale Savi ou Xavier à quelques kilomètres au nord. D’ailleurs, cette factory y est assez bien représentée dans la BD Les Passagers du vent de François Bourgeon. Savi ou Xavier est détruite par les Dahoméens en 1727, ne restent plus que les forts français, anglais et portugais sur le rivage. La traite se maintient à cet endroit jusqu’en 1797.

Comme au Sénégal, les négociations sont le fait de la Compagnie et n’apparaissent pas dans les journaux. Il incombe aux équipages de dresser la tente pour entreposer les marchandises et d’embarquer les captifs qui arrivent par vagues successives. C’est une opération périlleuse puisqu’il faut passer la barre en canon ou en chaloupe au risque de faire gribou ( dictionnaire littré : (gri-bou) adv. Terme de marine. Faire gribou, se dit, à la côte d’Afrique, d’une pirogue qui chavire sur une barre.) alors que les requins pullulent en rade de Ouidah et dévorent tout ce qui tombe à la mer.
Ainsi en 1724, l’auteur du navire la Jument écrit : « c’est une chose effroyable dans la rade de Juda de voir les requins autour d’un navire, ils y sont à milliers ». Ils emmènent des captifs entre 200 et 650 soit des chiffres comparables à ceux du Sénégal.
Exemple d’une page d’un journal de traite à Juda qui décrit froidement sa cargaison où il est mention de « 239 nègres » dont « 128 femmes », « 18 négrites » les filles étaient appelées « négrites » ou « négrilles » et « 19 négrillons » pour les garçons. Au Sénégal, on retrouve les termes de « rapace » et « rapacif » qui désignent fille ou garçon mots d’origine portugaise.

Sur le reste de la côte de la Guinée, la traite est d’une autre nature. Les bateaux se rendant à Ouidah, le capitaine et son équipage négocient au cas par cas tout le long de la route, généralement aux embouchures des rivières en fonction principalement de leur besoin en ravitaillement. La prise de contact s’effectue par exemple par fumée venant de terre contre des coups de canon tiré par le bateau. Des pirogues arrivent et les négociations peuvent commencer avec les autorités locales par l’intermédiaire de courtiers et interprètes qui semblent se débrouiller en français ou en anglais. Ce sont les mêmes personnes qui apparaissent dans les journaux et paraissent bien connues. Ainsi, un certain Casaliste à Ceystre est un acteur de la Côte d’Ivoire, il vient au bord de la Fleure en 1725 et reçoit en paiement de ses services un fusil, un paquet de contre-brodé (étoffe blanche et noire), quelques flacons d’eau de vie, un peu de viande et un certificat attestant son zèle au service des Français. D’ailleurs, les Anglais délivraient ce genre de document.

Les rituels de cadeaux

On note des rituels « coutumes » de remise de présents instaurés par les rois et princes locaux. Les capitaines offraient de la poudre à canon, du tissu, de l’eau de vie pour engager la traite.

Dans les journaux, apparait à plusieurs reprises au cap Mesura dans l’actuel Libéria vers 1725 de tels souverains qui répondent à des noms assez insolites de « Pitre », d’« André » ou de « Marabout ». Il s’agissait pour les équipages de s’approvisionner en eau, en bois, en vivre, en riz, en cabris, en poudre et accessoirement en esclaves proposés en sus. Aussi, ils pouvaient en embarquer quelques-uns. On note par exemple dans un journal de bord, 600 traités contre des fusils à quatre mesurades en 1723. Parait-il, la Cie des Indes n’était pas favorable à une telle traite.

La traite malgache

La traite malgache, présente aussi les caractéristiques de traite itinérante, mais se pratique sur une plus grande échelle pour approvisionner les Mascareignes qui devenaient une étape incontournable sur la route des Indes. Les Français, seuls à pratiquer la traite sur la côte est. Principalement à Fort-Dauphin, la baie de Saint-Augustin, les îles de Sainte-Marie et Foulpointe. Ils vont s’aventurer plus tard sur la côte ouest, en concurrence avec les Anglais. Les bateaux pouvaient faire plusieurs allers-retours entre Madagascar et les Mascareignes. On vient traiter à Madagascar du riz blanc ou en paille (l’unité de mesure appelé la gamelle), bœufs vivants ou sous forme de salaison, parfois des cabris sel et des esclaves. Ils sont de plus en plus demandés pour la mise en valeur de l’île de Bourbon avec l’introduction de la culture de café ou de l’île de France. Avant d’entamer les négociations avec un certain nombre de petits rois qui se partageaient la grande île, la Cie installait une palissade, quelques canons et un magasin.
Dans quelques journaux, on retrouve des informations détaillant la traite et les négociations. Ainsi, dans le Journal de Filippo datant de 1756-57 :« les interlocuteurs Malgaches sont assez difficiles, ils ne se laissent pas conter, viennent diner et boire avec leurs femmes, ils négocient avec âpreté ». « Ils exigent des sortes de cérémonies rituelles pour établir la confiance ». On retrouve le même système de coutume et de présents au roi.
La liste des marchandises de traites est longue pour les vivres. On retrouve des étoffes indiennes, des miroirs, des ciseaux, voire des pots de chambres. Mais les armes à feu et les munitions sont les produits les plus prisés et sont demandés en particulier pour les esclaves pièce d’âne. Ils demandaient des fusils fins, fusils grenadier et ou à boutonnier et des balles. D’ailleurs en revendant sciemment les armes, on contribuait à entretenir les guerres intestines qui mettaient sur les marchés toujours plus d’esclaves jusqu’à l’épuisement dans certaines zones de Madagascar. Au terme de ces expéditions, c’est jusqu’à 200 esclaves qui quittent Madagascar.

Le bâtiment négrier

Les spécificités du navire

Avant l’embarquement des captifs, le capitaine devait se préoccuper d’aménager son bâtiment et va prendre une allure spécifique aux bâtiments négriers. Le rôle du charpentier est prééminent. Certains journaux donnent des détails à ce sujet. Le capitaine doit faire des barricades de gaillards pour protéger l’équipage et échafauder, ce qui veut sans doute dire surélever l’entrepont qui sert d’habitacle pour les Noirs. Il est fait mention de cloisons pour séparer les hommes des femmes et des enfants, ainsi que d’une infirmerie et de lieu d’aisance sans plus de détail. La nourriture des esclaves nécessitait une très grande « chaudière à nègres » qui est maçonnée sans doute pour la stabilité. Il a été fait aussi mention de « four à nègres » est-ce la même chose que la « chaudière à nègre » cela reste sans réponse.

Les captifs ont été embarqués dans le bateau aménagé au large des côtes pour pouvoir les transporter. C’est là que commence « le passage du milieu ». Quelles informations les journaux de bord apportent-ils sur la vie quotidienne de l’équipage et celles des captifs à bord ?

Selon Brigitte SCHMAUCH, les journaux sont des documents uniques et irremplaçables sur le voyage de traite. Ils nous renseignent surtout un peu impressionniste sur la vie des captifs pendant cet espace de temps qui transforme leur vie de façon définitive. Un règlement de la Compagnie de 1733 prévoit pour les capitaines et l’état-Major une gratification par tête nègre introduite en Amérique, ou transportée de Madagascar aux Mascareignes modulée en fonction du grade et de la distance parcourue qui augmente considérablement la solde. Ces dispositions ont-elles incité à prendre en compte, ne serait-ce que par intérêt, l’état des captifs transportés ? La question peut se poser. Toutefois, on ne saurait dire si ces mesures ont eu des conséquences positives sur la situation des captifs.
En tout cas, hormis un cas de révolte, les journaux ne mentionnent aucun mauvais traitement. Alors qu’il est noté parfois des punitions de matelots qui se font administrer la cale, ce qui est assez sévère. Toutefois, il faut rester prudent, car on ne peut évidemment pas savoir ce qui en fût vraiment.

L’alimentation à bord

La préparation principale pour les captifs est à base de mil ou de fèves. Il aussi parfois fait mention de riz et de gruau. Les chaudières n’étaient pas très fiables. Parfois, ils indiquaient qu’elle a été coulée ou défoncée, et les captifs ne recevaient pendant plusieurs jours d’affilée que du biscuit ou du pain. Et là, se posait la question des approvisionnements. D’ailleurs, le capitaine Sanguinet, cité plus haut à propos de Gorée, accusait implicitement la Compagnie de pingrerie. Il déclare faire tout son possible pour améliorer l’ordinaire des Noirs dont il regrette l’état piteux. Faute d’approvisionnement, il leur donne deux fois par semaine du mil, de la viande, du biscuit et de l’eau de vie. Ce régime s’avère inefficace pour les remettre sur pied. Il aurait aimé d’autres douceurs écrit-il, tant pour lui que pour les nègres, comme du riz ou du couscous pilé mais la Cie ne lui en a pas fourni. En théorie, des escales pouvaient permettre d’améliorer le ravitaillement. Au départ de Ouidah, il n’y avait qu’une possibilité d’escale, Sao Tomé-et-Principe, escale obligatoire avant de prendre le large vers l’Amérique.

Les journées des captifs

Les descriptions sont plutôt monotones, parfois ils étaient employés à travailler avec les équipages. Le peu de distraction sont les repas pris sur le pont. En guise de réjouissance, ils étaient incités à danser. Pratique peu mentionnée dans les journaux. Une seule citation dans un journal qui fait mention d’un homme mort subitement après voir dansé.

Souffrances, maladies, mort

Ces conditions déplorables nées de l’entassement dans les cales, la nourriture carencée, de l’inconfort extrême des voyages, sans occulter les conditions psychiques (peur, tristesse…)  avaient des conséquence sanitaires. En cas de détresse et de maladie, il n’y avait guère de remèdes. Les médecins embarqués étaient très jeunes, et leurs compétences fort limitées.
Les journaux rappellent fidèlement les décès, tous notés dans le texte ou en marge accompagnés souvent de pictogrammes variés. Exemple dans le journal de bord du Gironde, on retrouve les annotations des morts, les matelots et les noirs sont mélangés avec les causes du décès (…). Pour les captifs, indication du sexe, l’âge approximatif, suivi d’un numéro. On note rarement l’indication d’une origine ethnique (peul, bambara, wolof…). Les causes les plus courantes sont le scorbut, la dysenterie, la petite vérole, la diarrhée, le suicide, l’accident…

Dans le relevé des décès, l’équipage meurt autant que les captifs. L’équipage restait plus longtemps en mer que les captifs. Le bateau négrier transporte aussi des femmes et des enfants en bas âge. On parle d’enfant à la mamelle. On relève des naissances et des baptêmes dans trois campagnes. Ainsi, à bord du Bristol, des enfants baptisés sous le nom de François ou Jacques en 1750. Les baptêmes sont administrés par l’Aumônier ou par un laïc, le chirurgien par exemple. L’instruction et le baptême des Noirs étaient conformes au Code noir, prévu par l’article 2.
Des drames sont fréquents au bord d’un négrier. Certains captifs se suicident en se jetant à la mer, ou se laissent mourir en refusant de manger.

La révolte

D’autres choisissent la révolte lorsque le navire est encore en rade ou proche des côtes.
Des scènes violentes sont décrites dans certains journaux. Des esclaves sortant de l’entrepont, armés de tous les objets qu’ils pouvaient trouver à leur passage. Une révolte à bord du Dauphin rapporte qu’à 6h00 du soir ils s’aperçoivent qu’une dizaine « nègres » commencent une révolte. Ils ont tiré des coups de canon pour avoir le secours de la rade. La révolte dure sur deux jours. Cet épisode montre bien que la révolte s’organise proche des côtes. En général, ces bateaux reçoivent l’aide d’autres bateaux pour aider à mater une révolte.
La révolte la plus meurtrière a lieu à bord de l’Hannibal en 1729, faisant 45 morts. Après la révolte, il faut sévir pour l’exemple. Quelques meneurs sont exécutés par fusillade ou pendaison, puis jetés aux requins. Ils étaient choisis parmi les blessés et par conséquent difficiles à vendre.
On peut par moment entendre la parole des esclaves, notamment celles des femmes. Curieusement, elles ont tendance à prévenir les équipages des complots qui se fomentent. Selon le Journal de « la Favorite » 1733, une femme dénonce sous la contrainte un sorcier qui inciterait à couper le cou aux Blancs. Le dit sorcier est exécuté après délibération de l’équipage qui craint pour sa sécurité. Les femmes expriment à plusieurs endroits leur peur d’être mangées. On peut lire dans le journal du capitaine Sanguinet qu’il tente de les rassurer. Ce journal de la Favorite en 1743, a été édité par un étudiant de l’université du Littoral Côte d’Opale, Christophe Godard pour un mémoire de Master II en 2010. Le capitaine Sanguinet est un personnage assez remarquable. Dans ses écrits, il explique sans cesse ses sentiments et son souci pour les captifs qu’il transporte. Leur état le désespère et le rend malade puisqu’il en fait un épanchement de bile.

Quelles informations peuvent nous apporter les journaux de bord en ce qui concerne l’arrivée, le débarquement et les opérations de vente ?

Selon Brigitte SCHMAUCH, les navires vont majoritairement en Amérique, que ça soit en droiture ou en escale aux îles de Sao Tomé-et-Principe.
Principalement à la Martinique, beaucoup à Saint-Domingue, parfois en Louisiane mais il faut remonter le fleuve jusqu’à la Nouvelle-Orléans. Des escales sont possibles en Guyane et à la Grenade. Dans l’océan Indien, Bourbon et l’île de France. Ils nous renseignent parfois sur les opérations à l’arrivée. Celles de la Martinique et St-Domingue qui sont les plus documentées.
Le représentant de la compagnie et le chirurgien du roi montent à bord et inspectent cales et cargaisons, vérifient l’absence de maladies contagieuses. Puis, ils organisent les rafraichissements. Les malades sont parfois confinés à bord, parfois débarqués à l’hôpital, ou au magasin de la Compagnie. La liste des décès s’allonge, beaucoup de captifs meurent à l’arrivée. Les Noirs sont recensés et on procède aux ventes. Le bateau est inspecté s’il est en état, il repart en France avec un chargement de café dans le cas des Mascareignes, et de sucre, de coton et de l’indigo dans le cas des Antilles.
Il est parfois difficile de faire payer les habitants ou de trouver une cargaison en sucre ou café qui soit l’équivalent du montant des esclaves. D’après le journal du capitaine Sanguinet, après les formalités d’usage, une journée est consacrée au recensement de la cargaison. Débute alors la vente au prix de 1200 livres les hommes, 1100 livres les femmes, 800 et 900 livres pour les négrillons. Il se voit reprocher de présenter trop de « gros noirs » et « pas assez d’enfants ». La vente rapporte 430 000 livres. Sanguinet embarque la cargaison de sucre la Cie la cargaison à 12 livres le paquet. Il repart le 12 avril pour la France et débarque au port de Lorient le 2 juin 1744 qu’il avait quitté le 10 mai 1743.

Quels usages pédagogiques ?

La parole passe à Gabrielle GROSCLAUDE, responsable-adjointe du service éducatif aux Archives Nationales.

Les ateliers proposés par les Archives nationales

Les Archives Nationales conservent les archives des institutions nationales, les archives de la royauté pour l’Ancien Régime. Les Archives ont mis en place un atelier pédagogique sur la traite, l’esclavage et les abolitions. Ces ateliers qui existent depuis plusieurs années, très ethnocentrés, et construits à partir de documents français tels que les édits royaux, les cahiers de doléances, et des documents officiels qui concernaient les décisions de l’autorité. Après une nouvelle consultation, les documents apparaissaient inadaptés. Les enseignants faisaient la demande de nouveaux documents parlant autrement de la traite, plus proche des acteurs, avec des témoignages d’acteurs de la traite et de l’esclavage.

Suite au confinement, l’équipe des Archives s’est replongée dans les journaux. Les ateliers ont été repensés, un portant sur la traite et l’esclavage, et un autre sur les abolitions.

Présentation de l’atelier sur la traite et l’esclavage.

Émergence d’un certain nombre de questions car c’est un sujet sensible qui touche les élèves et les parents accompagnateurs. Cela peut provoquer parfois des réactions inattendues.Le but de cet atelier est de montrer la complexité de la traite et de ce phénomène qui a été une politique d’État dans le royaume de France. L’atelier est composé de documents très différents et peut permettre aux élèves de s’exprimer librement, avec un travail en binôme. Les élèves prennent connaissance des documents originaux.

Ensuite, ils travaillent sur les numérisations à travers quatre thématiques :
• Thème 1 : le journal de bord, l’objet et sa matérialité, comment on y entre et qu’est-ce qu’il dit, pourquoi il est très important.
• Thème 2 : La traite sur la côte africaine.
• Thème 3 : Le passage du milieu.
• Thème 4 : L’arrivée à St Domingue pour étudier la traite Atlantique et le travail dans les habitations.

Thème 1 : le journal de bord, l’objet et sa matérialité. Comment on y entre, qu’est-ce qu’il dit, pourquoi est-il très important ?

Premier atelier mené auprès d’élèves de CM2. Ils prennent connaissance d’un document qui est un rouleau qui mesure pas loin de 5 mètres. Ce n’est pas un beau document, peu de représentations figurées, des écrits manuscrits, d’où la difficulté de rentrer dans la lecture auprès des élèves. Arriver à rentrer avec les élèves dans l’écriture manuscrite est un défi.
Présentation d’un rouleau d’esclaves datant du 19ème siècle qui est dans la famille de PANON DESBASSAYNS à la Réunion. Madame PANON DESBASSAYNS fait l’inventaire de ses esclaves chaque année, avec plus de 5 mètres de noms d’esclaves. On peut y lire, leur origine (cafre, malgache), noms, fonction et âge. Sur plus de 400 esclaves, on peut y voir noté à côté de quelqu’un une case inscrit « marron » avec la date depuis quand ils sont marron. Terme qui interpelle les élèves qui se demandent à quoi sert ce document et pourquoi a-t-il était conservé aux Archives Nationales ? On part de cette démarche-là.

Thème 2 : La traite sur la côte africaine : comment fait-on pour trouver une cargaison de noirs ?

Atelier mené à partir d’une copie de journal de bord du vaisseau La Badine parti de Lorient en 1730 va au Sénégal, à Gorée puis descend au cap de Bonne espérance, passant par l’île de Bourbon jusqu’à Pondichéry.
La calligraphie est superbe et les élèves peuvent avoir envie d’y entrer. On peut repérer les journées qui se succèdent, lire les noms de jours de la semaine, les dates. On peut déchiffrer des mots, on demande aux élèves de repérer des mots et des passages notamment le bateau est sur l’île de Gorée où ils sont en train de charger 200 Noirs. Le capitaine se rend à terre pour l’opération de la traite. Les négociations passent par le gouverneur installé au fort de Gorée. De nouveau à bord, la fin de l’opération est saluée par 9 coups de canons. Appareillement du bateau à 6h00 du matin vers l’océan Indien. Au passage du cap de Bonne espérance, plus de la moitié des noirs trouvent la mort.
Le but de l’atelier est d’amener les élèves à se questionner sur comment fait-on pour trouver une cargaison de noirs ?
Les élèves vont rentrer dans le texte, une écriture ancienne, manuscrite qui touche les élèves. Ils découvrent de nouveaux mots, une syntaxe différente. Un document recto-verso, chaque enfant dispose d’un document. Sur les pages 1 à 4 : ensemble des images. Un travail de description avec une recherche des points communs entre les 3 images. Présence de l’eau avec le nom des fleuves, des bâtiments fortifiés avec des châteaux et des forts, présence d’une baie avec 3 bateaux conquérants.

Émettre des hypothèses à partir de 3 documents :
• Ça se passe où ? En Afrique, Gorée, Gambie, Ouidah qui sont trois lieux de traite fréquentés par les Français, les Anglais et les Américains.
L’étude de la gravure permet d’amener les élèves à questionner notamment sur ses auteurs et leurs finalités.
Étude d’une gravure de Belin, cartographe hydrographe travaillant au dépôt de cartes et plans de Lorient. Il a utilisé les journaux de bord pour rectifier de nombreuses cartes, avec des dessins extrêmement précis. Présence de légende expliquant les lieux d’emplacement des chemins de garde, les marchandises, la résidence du gouverneur, de parcage des Africains captifs en attendant d’être chargés sur un bateau.
Le pilote, en arrivant au large de Gorée représente sur un aquarelle un amer où est visible le fort de Gorée.

L’entête d’un papier à lettre (très petit format) où l’on voit des bateaux conquérants qui vont vers la côte. Le Chevalier Desmarais cartographe, navigateur et pilote de bateau négrier. Une bonne connaissance du royaume de Ouidah. 1725 description du royaume de Ouidah, il met en avant le relief, la végétation et la présence des forts.
L’objectif est d’amener les élèves à réfléchir sur la représentation de ces images. Qui les a produites et pourquoi les a-t-on conservées ? Les documents vont avoir une autre finalité.

Un corpus issu du fonds du Commerce et de l’industrie datant de la Révolution française. La France soutenait une politique du développement du commerce. L’Assemblée nationale constituante proclame à la fois la Déclaration de l’Homme et du Citoyen mais poursuit à la fois les primes d’encouragement à la traite. Une prime est versée par tonneau de jauge et par tête de nègre embarqués sur le bateau. Ainsi, Le Lily fait la traite à droiture, de l’Angola à St-Domingue. Il présente la facture des marchandises achetées pour faire de la traite. On peut voir le volume d’objets embarqués, cela donne une idée du nombre de noirs qu’il va pouvoir acheter quand le bateau sera transformé sur les côtes. Il y a un nombre important de tissus, de la guinée bleue, des indiennes, des cutapouje, des chacelas. A travers la recherche des noms de tissus inconnus, les élèves voient d’autres acteurs de la traite négrière. Ils voient ainsi de la Loire, en passant par Bayonne jusqu’à Bordeaux que tout l’arrière-pays participe au commerce de la traite.

L’alcool dont le vin de Bordeaux, et la poudre à canon et les fusils en provenance du Nord de l’Europe. C’est donc une histoire européenne car sur la côte africaine on retrouve des bateaux français, anglais, hollandais et danois qui pratique la traite de noirs. A la fin, on voit à travers la facture, par la présence d’objets en argent, que la valeur des marchandises est élevée. On dépasse donc cette lecture stéréotypée des bateaux chargés de pacotilles pour acheter des esclaves. Suivant les bateaux, on a une connaissance de leur destination. Les capitaines doivent avoir une très bonne relation avec les rois et princes africains, métis ou blancs pour la bonne marche de leurs opérations de traite.

Une étude d’un court document de livraison de la cargaison du navire Hyppolite de Bordeaux, commandé par le Capitaine Jean Boissière. Il est indiqué : « il a été vendu et livré à ce jour à M. Rambaud, habitant la paroisse de Cavaillon près de St-Louis à Saint Domingue ceux des nègres estampés en haut du bras gauche de la lettre S aux Cayes » dans le sud-ouest de St-Domingue. A la lecture de ces documents officiels datant du 1er décembre 1790, certifiés véritables et conformes de vente d’esclaves, où il est fait mention des noms donnés aux Africains qui participent à la traite. Des noms particuliers comme Neptune, Éole, Jupiter, Mercure, Hannibal et Apollon.

Analyse critique de documents, et croisement des sources. Ces documents permettent ainsi de se poser des questions à travers les noms donnés aux partenaires africains. Pourquoi n’ont-ils pas de nom de famille ? Est-il possible qu’ils aient choisi eux-mêmes ces noms ?
Cela permet ainsi d’émettre des hypothèses à travers l’étude des diversités des acteurs. Le croisement de documents permet de répondre à une des questions des élèves à savoir comment un phénomène aujourd’hui qualifié de crime contre l’humanité a pu durer aussi longtemps. Ils émettent un jugement moral, c’est bien, c’est mal. Mais peuvent aussi voir qu’il y a des hommes qui dominent d’autres hommes. On peut donc voir un système économique mondialisé avec des hommes qui sont plus ou moins conscients de ce qu’ils font. Cela permet aussi de montrer que c’est aussi une politique d’État.

Dans l’étude, il manque une voix principale, c’est celle de l’esclave car les Archives Nationales n’en disposent pas, du moins pour le 18e. Au travers les archives judiciaires, on peut lire des voix car le Code noir prévoit qu’un esclave puisse aller en justice. L’exemple le plus célèbre et celui de Furcy. Homme libre qui se bat durant 40 ans pour prouver que sa mère a été affranchie. Elle a continué à travailler chez son maître jusqu’à sa mort. Le maître a considéré que Furcy et sa sœur étaient toujours esclaves. Ce sont des voix très rares qu’on retrouve dans des dossiers de la cour de cassation et dans des demandes de grâce mais à partir de la seconde moitié du 19ème siècle.