Le détroit de Gibraltar est souvent vu comme un des verrous de l’Europe sur la route des migrants. L’histoire montre pourtant qu’il n’en a pas toujours été ainsi, et que cette région a connu dans le passé une profonde unité, qui tient justement à sa position de carrefour et de passage maritime, entre l’Europe et l’Afrique mais aussi entre la Méditerranée et l’Atlantique. Réunissant des historiens et archéologues spécialistes de l’Antiquité et du Moyen Âge, ce livre se propose de réfléchir sur le temps long à ces connections, mais aussi parfois aux fractures, dans cet espace si singulier.

Ce thème est en lien direct avec l’ouvrage qui a été publié en octobre 2021 sous le nom de Le détroit de Gibraltar, à la croisée des mers et des continents ; écrit à plusieurs mains et publié chez PUM. Deux des auteurs de ce livre se sont réunis autour de cette table ronde : Sabine Lefebvre et Dominique Valérian.

Intervenants

  • Véronique Grandpierre est agrégée d’histoire, Docteur en Histoire, auteur d’une thèse consacrée à l’antique Šaduppum, petite ville du XVIIIe s. av. J –C située près de Bagdad en Irak. Enseignante à l’Université, elle est actuellement IA-IPR à Paris. Membre du laboratoire de recherche Identités Cultures Territoires de l’Université de Paris Diderot et du laboratoire AGORA de l’université de Cergy, ses recherches portent sur les paysages, le patrimoine, les sociétés et le fait religieux au Proche Orient ancien de l’Antiquité à nos jours mettant en exergue les continuités et les ruptures.
  • Sabine Lefebvre est professeur d’histoire romaine à l’université de Bourgogne, Sabine Lefebvre est une spécialiste de l’administration de l’Empire romain ; elle travaille principalement sur l’Occident (péninsule Ibérique et Afrique du Nord). Elle a publié, outre Le détroit de Gibraltar. À la croisée des mers et des continents (Antiquité – Moyen Âge) (éd., avec Ch. Picard, L. Callegarin et D. Valérian, PUM, Toulouse, 2022), un volume consacré à L’administration de l’Empire romain d’Auguste à Dioclétien, coll. Cursus, (Colin, Paris, 2011), et, en collaboration avec Anne Daguet-Gagey, L’empereur Auguste et la mémoire des siècles (Artois Presses université, Arras, 2018). Elle dirige depuis 2017 l’UMR 6298 ARTEHIS (https://artehis.u-bourgogne.fr).
  • Dominique Valérian est professeur d’histoire médiévale à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Dominique Valérian est spécialiste du Maghreb, des relations entre chrétiens et musulmans en Méditerranée. Il a publié notamment Bougie, port maghrébin. 1067-1510, (Rome, 2006), Espaces et réseaux en Méditerranée. VIe-XVIe siècle, I, La configuration des réseaux (éd., avec D. Coulon et Ch. Picard, Paris, 2007 et 2011), Ports et réseaux d’échanges dans le Maghreb médiéval (Madrid, 2019) et Le détroit de Gibraltar. À la croisée des mers et des continents (Antiquité – Moyen Âge) (éd., avec S. Lefebvre, Ch. Picard, L. Callegarin, Toulouse 2022). Il est président de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public (SHMESP).

Un enregistrement sonore de la conférence est disponible. 

Présentation du détroit et projet de l’ouvrage

Le détroit de Gibraltar est un bras de mer séparant l’Europe (au nord) de l’Afrique (au sud). Il est situé entre l’Espagne et le Maroc. Il permet le passage maritime entre l’océan Atlantique et la mer Méditerranée. Seuls 14 kilomètres séparent les deux rives.

Les travaux de cet ouvrage ont été financés dans le cadre du programme de l’ANR Détroit (l’Agence Nationale de la Recherche), qui a fourni des financements conséquents sur plusieurs années. Ce projet a été lancé en 2011 et devait être terminé 4 ans plus tard, cependant il aura fallu quelques années supplémentaires pour mener à bien les recherches. Les auteurs ont travaillé sur les données du port du détroit et à partir des colloques réalisés avec d’autres scientifiques. Ce livre se destine à « un grand public cultivé ».

Pourquoi votre ouvrage débute-t-il au IIIe siècle av. JC ? Pourquoi ce siècle et pas celui d’avant ou celui d’après ? Pouvez-vous nous retracer ces grandes étapes ?

Sabine Lefebvre : il s’est passé plusieurs choses au cours de ce siècle. La rive nord est occupée par les Romains, mais est en contact avec la rive sud tenue par les rois Maures. Cette dernière va servir de zone refuge pour des Romains déserteurs ou en marge de la politique de Rome. Sous Auguste (27 av. JC – 14 ap. JC), des zones d’Afrique du Nord sont sous le protectorat de Rome, ce qui est un moyen de diffuser le modèle de cette civilisation. La rive sud est conquise par l’empereur Claude.

L’administration romaine y est donc implantée jusqu’au IIe siècle. A la fin du IIIe siècle, l’empereur Dioclétien décide de faire des regroupements de provinces appelés « diocèses ».
Très vite, les incursions arabes, wisigoths, vandales touchent l’Occident. Le système romain s’effondre lentement. Les Vandales traversent le détroit et s’installent sur la rive sud. En 476, la fin de l’Empire romain d’Occident entraîne de la part de l’empereur Justinien des tentatives de reconquête (province de Spania réorganisée entre 552 et 624).

Les Wisigoths consolident leur royaume mais ne résiste pas à l’arrivée des arabes et leur implantation.

Dominique Valérian : La révolution abbasside met fin au califat Omeyyade de Damas mais perd le contrôle d’une grande partie des possessions occidentales (à l’ouest de la Tunisie). Des pouvoirs musulmans s’installent dans cette zone, s’opposent sur le plan politique et sur le plan de la doctrine religieuse.

Dans la région du détroit, un émirat Omeyyade se réinstalle (survivant du massacre de la famille Omeyyade) en péninsule ibérique et qui est sur le plan religieux sunnite. Sur la rive sud, l’émirat idrisside s’installe à Fès qui reconnaît la branche chiite de l’islam. Il y a une rupture d’unité entre ces deux rives, malgré les relations commerciales et diplomatiques.

La troisième phase est marquée par la poussée chrétienne en péninsule ibérique, la Reconquista, la récupération de terres considérées comme leur appartenant. Elle provoque une réaction du côté musulman, les andalous font appel à des pouvoirs qui viennent du sud du détroit. Deux dynasties berbères conquièrent la rive nord du détroit : les Almoravides, qui fondent leur capitale à Marrakech. Les Almohades succèdent aux Almoravides, ils se déclarent califes et ont une doctrine religieuse qui se distingue du chiisme et du sunnisme ; leur domination va jusqu’à la Tripolitaine. Ils passent le détroit pour affronter les chrétiens.

La dernière étape fait suite à la dislocation de l’empire Almohade : l’émergence de 4 sultanats régionaux. Ceux autour du détroit sont : le sultanat de Grenade, très brillant sur le plan artistique mais faible politiquement ; et le sultanat marinid.

Le XIIIe siècle est également une période d’intensification des échanges maritimes, en particulier entre l’Océan Atlantique, la mer du Nord et la mer Méditerranée.

Pourquoi avez-vous choisi la fin de l’étude au XIVe siècle ?

Entre ces dates, que se passe-t-il ?

En 1415 a lieu la prise de Ceuta par les Portugais ; à la moitié du siècle a lieu le dernier grand conflit entre chrétiens et musulmans sur les rives (aussi appelé « guerre du Détroit »). Cela a pour conséquence un changement d’équilibres : la flotte marocaine disparaît, les musulmans perdent la navigation du Détroit qui est contrôlée par les forces chrétiennes.

Durant l’Antiquité, la rive nord est occupée par les romains et la rive sud par les Maures avec des romains en exil, puis la rive sud est conquise par l’empereur Claude.

En Ibérie, de nombreuses invasions par les Wisigoths et les Vandales (s’installent rive sud) mettent fin à la présence romaine, excepté sous Byzance avec la province Spania. Cependant, les arabes en font une conquête définitive.

En 711, c’est la conquête de l’al-Andalus.

Deux pouvoirs s’installent ensuite dans la région du Détroit : au nord l’émirat ommeyyade qui s’oppose à celui du sud ; il y a donc une rupture dans l’unité du détroit malgré les contacts commerciaux qui perdurent. Une poussée chrétienne fait suite, c’est la Reconquista : elle provoque la panique et une réaction du pouvoir andalou qui fait appel aux berbères de la rive sud.

Les Almoravides fondent leur capitale à Marrakech, passent le détroit et imposent leur empire depuis Cordoue jusqu’au sud de la Mauritanie.

Les Almohades ont une ambition califale, passent le détroit pour affronter leurs rivaux. S’établissent alors deux sultanats : Grenade et Fès.

L’Émirat de Grenade survit jusqu’en 1492.

Quelles sont les raisons de franchir les rives, autres que la conquête ?

Il y a bien évidemment des échanges qui se font dans tous les sens, dès l’Antiquité. Il y a des échanges sociaux que l’on peut observer avec des inscriptions dans le marbre (funéraire) au centre de l’Espagne, notamment avec des mentions de l’origine de certaines femmes ; ex : « de Tingitanne ».

A l’époque médiévale, c’est aussi une zone de circulation commerciale et humaine : pèlerinage à La Mecque, savoirs pour les Universités…

Le détroit est un carrefour de l’économie-monde, une zone qui travaille ensemble pour importer/exporter des produits mais aussi des échanges culturels.

Il faut toutefois souligner que c’est un espace où la frontière est bien établie, malgré un rapprochement culturel et un lieu de passage évident encore aujourd’hui.