Le 8 novembre 2022 marque le 80e anniversaire de l’opération Torch, débarquement sur les côtes d’Afrique du Nord. Il inaugure pour les Alliés un cycle de plusieurs opérations de ce type, aux succès divers. L’arrivée par la mer d’une troupe importante hors des infrastructures portuaires classiques est en effet une difficulté tactique et organisationnelle extrême. Inflexions propose d’aborder ce sujet avec le colonel Frédéric Jordan, qui présentera la doctrine actuelle de l’armée française sur le sujet et ses évolutions depuis 1945, Olivier Wieviorka qui dressera un panorama des débarquements de la Seconde Guerre mondiale, et le général Gilles Haberey qui évoquera celui d’Incheon, tournant de la guerre de Corée.

Les Clionautes ont toutes les raisons du monde de suivre avec le plus grand intérêt les initiatives de la revue Inflexions, une publication sous la direction du chef d’état-major de l’armée de terre, qui présente l’intérêt d’associer autour de thématiques souvent originales, des contributions de militaires et de civils. Depuis plusieurs années, notamment grâce à Emmanuelle Rioux et au colonel Cotard, notre mouvement propose différentes initiatives pour les rendez-vous de l’histoire de Blois.

Intervenants

Cette carte blanche de la revue devait associer l’armée de terre et le thème du festival, celui de la mer. Le débarquement, une action militaire offensive qui associe mer et terre s’imposait tout naturellement. En l’absence du colonel Jordan, le colonel Cotard est intervenu à la fois comme modérateur et comme contributeur de cette table ronde.

  • Jean-Luc COTARD, membre du comité de rédaction de la revue Inflexions
  • Gilles HABEREY, commandant adjoint du Commandement du territoire national,
  • Frédéric JORDAN, colonel de l’Armée de Terre, état-major du Centre de doctrine et d’enseignement du commandement,
  • Olivier WIEVIORKA, professeur à l’ENS Paris-Saclay.

Un enregistrement sonore de la table ronde est disponible. 

Débarquer

L’action de débarquer peut être envisagée à la lumière des expériences du passé, et nous savons toute l’importance de l’histoire militaire pour alimenter la réflexion opérationnelle des états-majors, mais elle se complexifie de plus en plus même si les fondamentaux restent les mêmes.
Le débarquement constitue l’opération interarmes par excellence, à la fois multi milieux et multi champs, associant l’air, la mer, la terre, et désormais le milieu cyber.

Si les opérations de débarquement sont aussi anciennes que la guerre elle-même, et l’on peut penser à Marathon, les problématiques de la guerre moderne sont venues enrichir cette forme d’action. Débarquer suppose une préparation qui permet de dérouler l’ensemble de l’action, de la logistique renseignement, de l’utilisation des appuis feu, le rôle de la surprise, le tout en s’appuyant sur cet élément indispensable que constituent les forces morales.

Le colonel Cotard s’est livré à une présentation particulièrement dense qui a permis de mettre en perspective les deux exemples choisis par ses co-intervenants. Il suffisait à cet égard de suivre le déroulé de sa réflexion, notamment lorsqu’il aborde cette notion importante qui consiste à « modeler l’adversaire », à la fois par des frappes cinétiques qui permettent d’affaiblir et de détruire le dispositif adverse, mais également de le cloisonner, éventuellement par des frappes dans la profondeur, ou des interventions sur les arrières, et à cet égard l’exemple des troupes aéroportées et de leur rôle spécifique dans « l’entrée en premier », peut être souligné.

Les exemples de débarquement de la seconde guerre mondiale sont à cet égard à remettre en perspective, comme l’opération Torch, sur les côtes d’Afrique du Nord, et bien entendu le débarquement de Normandie ou celui de Provence en 1944. Dans tous les cas les états-majors ont recherché les effets de sidération et de surprise pour affaiblir le dispositif adverse, et contribuer à sa désorganisation. Dans les opérations de débarquement il ne faut pas oublier non plus l’importance du renseignement ainsi que celle de l’intoxication de l’adversaire. À cet égard l’opération Fortitude qui consistait à faire croire à l’état-major allemand que le véritable débarquement aurait lieu dans le Pas-de-Calais reste un modèle du genre.

On comprendra aisément que lorsqu’il s’agit de mener une opération amphibie, à partir de la mer pour occuper un cordon littoral, il convient de ne pas s’arrêter à ce qui constitue une première étape. Le deuxième élément qui doit être pris en compte est celui du maintien de la position, afin de pouvoir poursuivre l’offensive. À cet égard la marine joue un rôle essentiel dans la protection, le soutien et l’appui des troupes débarquées. Cela constitue évidemment un moment sensible puisque la concentration d’unités navales constitue une cible pour l’adversaire. La couverture aérienne permet de défendre le dispositif qui permet de poursuivre l’approvisionnement, de renforcer les effectifs engagés, de rapatrier les blessés tout en conduisant des frappes mer sol dans la profondeur du dispositif adverse.

Plusieurs contre-exemples, toujours tirés des deux guerres mondiales ont permis de montrer l’importance des forces de soutien dans la réussite ou dans l’échec d’un débarquement. Aux Dardanelles pendant la première guerre mondiale les navires se sont retirés après le débarquement ce qui a mis les troupes parvenues sur le littoral en grande difficulté face au feu adverse.

Pour le débarquement à Anzio partir de janvier 1944, avec comme objectif la percée de la ligne Gustav pour déverrouiller Monte Cassino et ouvrir la route de Rome, la première offensive a été un échec face à des forces allemandes bien organisées et qui étaient restées intactes après l’offensive anglo-américaine. Si au final le débarquement a pu atteindre ses objectifs, cela a tout de même duré cinq mois, entre janvier et mai 1944, avec des pertes considérables.

Le général Gilles Haberey a illustré ce propos avec l’exemple du débarquement de Inchon pendant la guerre de Corée. Cette opération se déroulait dans un contexte très largement défavorable à l’armée sud-coréenne soutenue par des unités américaines qui avaient reculé jusqu’au sud-est de la péninsule dans ce que l’on a appelé le réduit de Pusan. L’idée du général MacArthur a été de mener une initiative à proximité du 38e parallèle, avec comme double objectif celui de couper les lignes d’approvisionnement nord-coréennes vers le sud, et surtout de reprendre l’initiative face à l’invasion. L’état-major, réticent dans un premier temps, a fini par adhérer au projet, même si les conditions objectives n’étaient pas véritablement favorables. En effet le site choisi pour le débarquement présenté de nombreuses difficultés, comme l’absence de plage, et à marée basse des risques majeurs d’ensablement.
L’état-major avait également envisagé d’autres sites de débarquement, beaucoup plus favorables mais probablement mieux défendu par les forces nord-coréennes. Encore une fois, la notion de surprise a permis, avec un appui considérable de la marine, la réussite d’un débarquement qui n’était pas assurée au départ.

Membre de l’Institut universitaire de France et Professeur des universités à l’ENS Paris-Saclay (Département des sciences sociales)
Olivier Wievorka, que l’on connaît notamment pour son « Histoire du débarquement », a remis en perspective les interventions de ses prédécesseurs, en abordant l’exemple de l’opération Torch en Afrique du Nord, un débarquement anglo-saxon sur les territoires français d’Afrique du Nord sous l’autorité du gouvernement de Vichy. Encore une fois la ruse a pu jouer son rôle, puisque les alliés ont pu faire croire que les unités navales faisaient route vers Dakar, avant de changer de direction au dernier moment, ce qui a permis d’éviter les attaques des sous-marins allemands. Il ne restait plus dans le dispositif défensif que des forces françaises fidèles au gouvernement de Vichy qui ont opposé une résistance limiter quoi que, parfois significative, au débarquement des anglo-saxons.

L’historien a rappelé que cette opération, comme celle de Normandie, a pu s’appuyer sur les retours d’expérience des précédentes initiatives de ce type. L’action de « débarquer » montre à l’évidence toute la complexité de coordination de grands ensembles, lorsqu’il s’agit d’agir de façon synchrone pour obtenir un effet à la fois significatif mais surtout durable.

Pour autant ces retours d’expérience ne se traduisent pas immédiatement sur le terrain. Malgré les exemples antérieurs les soldats du débarquement du 6 juin 1944 qui devaient descendre des péniches de débarquement transportaient un équipement trop lourd, près de 35 kg, ce qui a pu expliquer les nombreuses noyades que l’on a pu constater.
De la même façon il a pu rappeler le rôle des troupes aéroportées ainsi que les choix qu’il a fallu décider pour leur mise en œuvre. Le parachutage présent en effet l’inconvénient de disperser les hommes sur des surfaces parfois étendues, avec des arrivées au sol parfois difficiles. Comme pour l’offensive en Crète menée par les parachutistes allemands, les pertes peuvent être lourdes et les troupes aéroportées payer un lourd tribut en pertes humaines.

L’analyse des opérations militaires constitue un exercice familier pour les praticiens que sont les officiers d’état-major qui constituent une véritable ruche mettant en œuvre l’organisation et la planification d’une action sur le terrain. De cette intelligence collective qui se constitue à partir des échanges d’idées, des retours d’expérience, des cultures opérationnelles, doit naître la conception d’une opération que le commandant-en-chef devra valider. La complexité des opérations de débarquement permet de comprendre comment des initiatives de ce type ont pu être élaborées, et dans cette rencontre en situation de conflit, la présence de la mer, milieu clairement hostile dans ce type de situation, vient rendre l’équation plus difficile à résoudre.

Communication de Olivier Wievorka

La Seconde Guerre mondiale présente assurément une originalité par rapport à bien des conflits – à commencer par sa glorieuse devancière. Les Anglo-Américains ont dû, en Europe, en Afrique comme dans le Pacifique, multiplier les débarquements pour s’assurer de la victoire. De ce point de vue, ils écrivaient l’histoire sur une feuille vierge, puisque les débarquements, dans les conflits précédents, étaient rares – si l’on excepte quelques exceptions célèbres, à commencer par la désastreuse expérience des Dardanelles.

– Première remarque : les débarquements ont surtout été une spécificité angloaméricaine et, dans une moindre mesure japonaise. Ni les Allemands, ni les Soviétiques, ni les Italiens n’ont utilisé ce modus operandi. Les Anglo-Américains l’ont en revanche employé parce qu’ils n’avaient pas le choix – l’éloignement des Etats-Unis comme l’insularité de la Grande-Bretagne obligeaient à projeter, par la voie maritime, les corps expéditionnaires ; mais aussi parce qu’ils disposaient des moyens militaires et industriels pour mener ce type d’opération. L’Allemagne n’a jamais été en mesure de monter des débarquements, en raison de la faiblesse de sa marine et de son aviation, comme le démontrent plusieurs exemples : la défaite subie durant la bataille d’Angleterre obligea le Reich à renoncer à l’opération Seelowe ; la force de la RN et des défenses insulaires amena à écarter la conquête de Malte ; et Hitler préféra conquérir la Crète par un lâcher de parachutistes.

– Seconde remarque : le débarquement est, par nature, une opération aléatoire. Elle est en effet offensive, ce qui dessert, par définition, l’assaillant, contraint de mobiliser plus d’effectifs (trois contre un traditionnellement) que le défenseur. Mais à cette contrainte traditionnelle s’ajoutent des servitudes spécifiques. Le rassemblement d’une flotte imposante risque d’attirer l’attention de l’ennemi puisqu’il faut des jours, parfois des semaines, pour acheminer un corps expéditionnaire. Si ce paramètre a peu joué pour le débarquement en Normandie (une nuit suffit à traverser la Manche), il a en revanche pesé pour l’opération Torch. Une centaine de bâtiments appareillant du Royaume-Uni dut parcourir la bagatelle de 4 500 kilomètres soit quinze jours de mer ; cent-deux navires, dont vingt-neuf transports de troupes, quittèrent Norfolk, en Virginie, pour rejoindre le Maroc – soit 7 700 kilomètres.

Les épouvantables conditions de transport pénalisaient les assaillants, éprouvés par le mauvais temps, la promiscuité, l’attente. S’ajoutaient également les conditions météo, qui compliquaient la tâche des marins et des soldats – éléments qui pesèrent lourd à l’aube du 6 juin 1944. – Ces éléments expliquent, troisième remarque, que le débarquement ne peut se réduire à sa seule composante navale. La participation de la Marine a été, de fait, décisive. Mais elle a été également tributaire des autres armées. Les opérations d’intoxication ont ainsi joué un rôle majeur, pour le débarquement en Normandie, bien sûr (comment ne pas évoquer Fortitude), mais également pour le débarquement en Sicile du 10 juillet 1943 (opération Mincemeat). De même, l’intervention de l’aviation a été décisive, pour protéger le touch-down puis le rassemblement des troupes – lors du débarquement d’Anzio par exemple, en Normandie également, mais aussi dans les opérations du Pacifique. Sans couverture aérienne, un débarquement, pendant la Seconde Guerre mondiale, est voué à l’échec. Les troupes aéroportées ont eu aussi un impact, bien qu’elles aient essuyé des lourdes pertes, comme le montrent les exemples de la Sicile et de la Normandie. Ajoutons également que la Marine a eu une triple tâche : acheminer les troupes, leur fournir un appui-feu au sol (décisif en Normandie) et offrir la couverture aérienne (via les porte-avions, dans le Pacifique avant tout).

– Si les Anglo-Américains, quatrième remarque, ont accumulé, au fil des mois, une solide expérience en matière de débarquement, ils n’ont pas réussi à capitaliser sur ce savoir. Certes, quelques leçons ont été retenues, la nécessité de disposer d’une excellente couverture aérienne par exemple. Mais sinon, les « lessons learnt » ou les Retex ont été assez limitées. D’abord parce que les théâtres d’opération AsiePacifique/Afrique-Europe communiquent peu ; ensuite, parce que les stratèges et les logisticiens ont eu une mémoire défaillante. Alors, par exemple, que bien des soldats se sont noyés lors de l’opération Torch, l’intendance a continué à les suréquiper, les obligeant à porter une lourde charge, en Normandie notamment, ce qui, une nouvelle fois, a condamné bien des hommes à la noyade.

– Cinquième remarque : tous les débarquements anglo-américains, malgré les facteurs négatifs évoqués antérieurement, ont réussi, ce qui tient du prodige. Le seul contre exemple qui vienne à l’esprit est le débarquement sur Dieppe. Mais l’opération Jubilee, montée pour des raisons qui restent, aujourd’hui encore, obscures, n’est pas significative. Pour le reste, les débarquements en Afrique, en Asie comme en Europe, n’ont jamais été repoussés, alors que les défenseurs bénéficiaient, a priori, de l’avantage donné par leur position.

Sixième remarque : si tous les débarquements ont, malgré les difficultés stratégiques, tactiques et logistiques réussi, ils n’ont jamais donné la victoire. On aurait pu imaginer que le succès d’un débarquement conduise à l’effondrement de la défense. Cela n’a jamais été le cas. Si Torch visait à conquérir la Tunisie dans des délais rapides, la Régence ne tombe qu’en mai 1943. Les débarquements en Italie n’ont pas empêché les Allemands de tenir la péninsule et d’infliger de lourdes pertes à leurs assaillants – et ce jusqu’en avril 1945.

Pendant deux longs mois, les Anglo-Américains ont été bloqués dans une étroite tête de pont en Normandie. Sans parler du Pacifique : les débarquements réussis ne garantissaient pas la victoire, ce qui explique que les Etats-Unis se soient résolus à employer la bombe atomique pour emporter la victoire. Seule exception : le débarquement en Provence ; mais la rapidité de la progression alliée est due tant à l’ardeur des troupes franco-américaine qu’à l’ordre de retraite donné par Hitler le 16 août 1944.

– D’où une septième et ultime remarque : on peut se demander si les stratèges, en se focalisant sur le débarquement pour des raisons compréhensibles, n’ont pas négligé la suite des opérations. Cette faiblesse apparaît particulièrement patente dans le cas de l’Afrique du Nord, où les opérations consécutives à Torch ont été mal menées et mal montées. Elle apparaît tout aussi criante dans le cas italien. « Aussi ahurissant que cela puisse paraître rétrospectivement, il n’y avait aucun plan directeur pour la conquête de la Sicile. Rien n’avait été prévu, au-delà des objectifs, bien limités, fixés sur les plages » observe le général Bradley dans ses mémoires. En s’obnubilant, pour d’excellentes raisons, sur le débarquement – une opération assurément complexe – les stratèges n’ont peut-être pas suffisamment pensé la suite des opérations, ce qui explique que la joie saluant la réussite des touch-down se soit fréquemment muée en inquiétude.