Comment les évolutions de la société française ont-elles façonné la figure de l’enfant, telle que nous la connaissons aujourd’hui ? Par quels processus les enfants ont-ils commencé à exister pour eux-mêmes, voire, de plus en plus, par eux-mêmes, comme une catégorie neuve au sein de la société ?
L’Histoire des enfants (Éditions Passés Composés) d’Éric Alary, les livres de Manon Pignot sur les enfants dans la Grande Guerre, de La Guerre des crayons à L’Appel de la guerre (Éditions Anamosa), et les études sociologiques de Régine Sirota, qui a dirigé le classique Éléments pour une sociologie de l’enfance (Presses universitaires de Rennes), représentent des étapes importantes dans la prise de conscience de la place unique et mouvante qu’occupent les enfants dans nos sociétés depuis la fin du XIXe siècle.
L’enfance constitue un objet difficile à saisir pour l’historien, confronté à des archives rares, témoignages souvent indirects de l’expérience enfantine, comme pour le sociologue, pour qui elle était encore, il n’y a pas si longtemps, une terra incognita. Nous raconterons la manière dont les chercheurs s’en sont progressivement emparé, tout en récapitulant avec les trois auteurs les apports essentiels de ces travaux pionniers.

Intervenants

Eric Alary : professeur d’histoire en classe préparatoire, historien spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, de la vie des Français au quotidien au XXe siècle et spécialiste de la Gendarmerie. Il préside le Centre européen de promotion de l’histoire (CEPH) de Blois qui organise Les Rendez-vous de l’histoire depuis 2021.

Manon Pignot : maîtresse de conférence en histoire contemporaine à l’Université de Picardie, historienne spécialiste de la Première Guerre mondiale et plus particulièrement de l’expérience enfantine de la guerre. Son dernier ouvrage paru en 2019 est L’appel de la guerre : des adolescents au combat, 1914-1918.

Régine Sirota : sociologue de l’enfance et professeur de sociologie à l’Université Paris-Descartes. Elle a écrit de nombreux ouvrages dont L’Ecole primaire au quotidien et dernièrement Inégalités culturelles, retour en enfance.

Florent Georgesco propose ensuite à ces invités de présenter leur parcours permettant de comprendre ce qui les ont menés vers cette question d’étude.

Un enregistrement sonore de la conférence est disponible. 

Parcours vers cette question d’étude

Manon Pignot : cela s’est fait par des rencontres académiques, un goût de l’enfance. Lorsque j’ai dû choisir un sujet de maîtrise (ancêtre du master), je voulais travailler autour de la Première Guerre mondiale dans les années 1990, mais je voulais aussi l’associer à mon hobby : la BD. J’ai donc cherché comment faire coïncider BD et Grande Guerre. Cependant, cette thématique fut rejetée par mon directeur de recherche mais qui lui a en revanche soumis l’idée d’un travail novateur : la presse enfantine durant la guerre. Je me suis alors questionnée pour ma thèse sur le regard que pouvaient porter ces enfants sur la propagande. J’ai travaillé sur des dessins d’enfants vivants à Paris lors de la Première Guerre mondiale.

C’est encore un sujet novateur au regard de l’historiographie ; le père fondateur étant Philippe Ariès dans les années 1960 avec L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime.

Il y a eu ensuite élargissement sur d’autres conflits et travaille également sur les adolescents. C’est exaltant de travailler sur un champ en plein essor, de rencontrer les homologues américains et britanniques qui travaillent également sur ce champ.

Eric Alary : cela a débuté lorsque dans les années 1990, à Sciences Po, je me suis adressé à Jean-Pierre Azéma en lui disant vouloir faire une thèse sur la ligne de démarcation. Je précise qu’à cette époque, il n’y avait pas d’histoire sociale à Sciences Po mais uniquement de l’histoire politique. Serge Bernstein me souffle l’idée d’une histoire quotidienne de la ligne de démarcation. Je souhaite donc l’aborder par l’histoire des mamans, des restrictions, par l’histoire des recettes données pour les enfants. Cette thèse était donc un défi.

Je me suis rendu au Centre Juif Contemporain (CJC) afin de consulter les archives d’enfants mais aussi celles de la Gendarmerie car c’est là où les enfants et les mamans parlent.

Régine Sirota : cela a commencé avec l’écriture de ma thèse sur l’école primaire scolaire au quotidien et avec la question de la constitution de l’échec scolaire. au quotidien, pendant le temps de l’enfance et pendant l’école primaire. À cette époque, les sociologues ne travaillaient pas sur l’école primaire.

Pour mon travail de recherche, je vais observer sur le terrain les enfants pour voir la socialisation des enfants au quotidien. Mais devant le manque de sources, cela ne suffisait pas.
Anecdote personnelle : j’achète avec mon fils un cadeau pour son copain chez qui il est invité fêter son anniversaire. Je m’entends alors dire « Non, ça c’est trop cher ; ça c’est pas assez cher » ; je me suis rendue compte que j’étais en train d’enseigner le prix de l’amitié à mes enfants. Devant cette chose épouvantable, j’ai constaté le lien social que l’on peut établir en fonction du cadeau que l’on offre.

J’ai alors assisté aux anniversaires pour en faire son terrain de recherche et étudier les inégalités sociales de l’enfance heureuse et la souffrance sociale.

Comment l’enfant est-il arrivé objet de recherche en Histoire ?

Manon Pignot revient sur la difficulté de la légitimité dans la recherche. Il a fallu attendre le tournant des années 1990 et 2000 pour reconnaître que les enfants soient des acteurs sociaux comme les autres. Elle souligne l’influence positive qu’a eu Michelle Perrot dans la recherche à travers l’histoire des femmes puis des enfants car ils ont ouvert la porte aux enfants dans le domaine de la recherche.

Eric Alary souligne qu’il est important de sortir du regard des parents sur leurs parents pour arriver au regard de l’enfant sur son enfance.
Il constate qu’il y a une évolution de la prise en compte de l’enfant à la fin de chaque guerre : difficulté pour l’enfant à se reconstruire, victime du deuil des soldats. Un relâchement par les loisirs arrive dans les années 1950 avec les colonies de vacances et le scoutisme qui leur permet de s’évader.

Les enfants sont toujours ciblés car c’est le peuple à venir, il faut donc faire attention au traitement qu’on leur accorde. Ils sont d’ailleurs au centre de la propagande lors des guerres au XXe siècle.

Les sources utilisées

Manon Pignot part de l’Histoire des enfants et du croisement des points de vues sur les regards et discours des adultes portés sur les enfants, et également essayer d’aborder la question du point de vue des enfants. C’est-à-dire la question de l’expérience pour répondre à la question « Qu’est-ce qu’être un enfant en 1914 / 1950 / aujourd’hui ? ». Il faut donc partir à la recherche de productions d’enfants : journaux intimes, dessins (manière de représenter le monde), témoignages écrits et oraux…

Les historiens de l’enfance sont très redevables des historiens de la vie privée pour pouvoir accéder à ces archives de sources enfantines car ce sont des sources précaires. A part les moments d’événements où la conservation se fait plus facilement, l’ordinaire est au contraire plus difficile à trouver.

Concernant les dessins, il faut apprendre à les lire pour les analyser et en dégager des choses une certaine parole. Un enfant, même s’il ne sait pas écrire ou ne maîtrise pas l’orthographe et la grammaire, il peut communiquer par le dessin et exprimer des choses. Une image vaut parfois mille mots.

Elle prend l’exemple de l’Exode de 1940 où des dessins d’enfants montrent des corps gisants sur les bords des routes, on a une plongée directe dans l’expérience.
D’autre part, Manon Pignot avait été contactée par une descendante d’un directeur de cabinet de Philippe Pétain durant le Régime de Vichy : elle avait retrouvé dans les archives familiales un lot de dessins envoyés par des enfants de toute la France dans le cadre de certaines campagnes « Dessinez pour souhaiter un bon anniversaire au Maréchal / Noël … ». Sur ces dessins, il n’y avait pas la guerre ni l’Occupation, il y avait en revanche des maisons, des soleils, « travail, famille, patrie ».

Cependant, pour mener ce travail de recherche, l’historien seul ne suffit pas. Il a besoin de psychologues, psychiatres, sociologues, anthropologues.

Régine Sirota rebondit en disant qu’elle s’inspire des historiens : observation pour rentrer dans la vie privée, d’être « tolérée sur le terrain ».
Elle a travaillé sur l’invitation aux anniversaires pour comprendre la codification avec l’apprentissage des civilités (correspondance, faire fabriquer ou acheter l’invitation, l’adresse où aller…). Elle a observé les règles de l’anniversaire : manger pleins de bonbons, les bougies, les chants, le gâteau. Elle s’est alors rendue compte que le gâteau d’anniversaire n’est pas vraiment mangé.

Elle récoltait les papiers cadeaux pour savoir de quelle boutique cela provenait et en savoir plus sur l’origine sociale de l’enfant.

Elle s’est demandée pourquoi le gâteau est majoritairement au chocolat : pour cela elle s’est intéressée aux historiens de l’alimentation et est allée à des colloques pour constater qu’il y a des enjeux géopolitiques. Elle a étudié les recettes de gâteaux et les catalogues de pâtisseries dans le monde, elle a donc fait une sociologie internationale du gâteau d’anniversaire. Pourquoi le chocolat ? Il s’est démocratisé après la Seconde Guerre mondiale avec le retour de l’abondance.

Eric Alary a étudié les archives de la Gendarmerie durant la Seconde Guerre mondiale car les auditions d’enfants ayant volé ou errant/perdus est assez importante. On apprend alors comment s’est déroulé l’Exode, comment les frères et soeurs racontent la mort de nourrissons et leurs mises en terre sur les bords des routes. C’est une trace de l’expérience enfantine.