#JV_EN_CLASSE_RETEX – Pourquoi, pour qui ?

J’inaugure avec ce premier article une nouvelle série qui marque un tournant dans l’approche de Clio-Geek.

2020 et 2021 ont été l’occasion de creuser plusieurs pistes pédagogiques et de recherches personnelles. Ces expérimentations, réflexions, ont fait l’objet de différents articles, d‘interventions, sous forme de table ronde ou de conférence, dans le cadre du Festival de Géopolitique de Grenoble et des Rendez-vous de l’Histoire de Blois. En voici un exemple, en octobre 2020, avec la conférence que j’ai eu la chance de pouvoir proposer avec William Brou, « Gouverner avec les jeux vidéo ».

 

J’enseigne depuis plus de vingt ans maintenant et ma première utilisation des jeux vidéo en classe remonte au millénaire dernier, en 1999 pour être précis. Depuis, je n’ai jamais cessé de les exploiter même si, je vais revenir dessus, ces explorations ont pu prendre des formes très diverses.

J’ai gardé contact au fil des années avec d’anciennes et d’anciens élèves, aux profils très divers. Ainsi, tandis que certaines élèves se sont tournées vers les études de Sciences Politiques, d’autres ont trouvé la voie du Droit, des Relations Internationales ou d’entreprises travaillant dans le domaine du numérique. J’ai eu également l’occasion d’intervenir auprès d’étudiants préparant les concours de l’enseignement et encadré des stagiaires. Au cours de ces divers échanges, toujours intéressants, permettant  aussi à titre personnel de prendre le recul nécessaire sur mes pratiques, la question des jeux vidéo est revenue avec régularité.

J’avoue avoir travaillé essentiellement dans mon coin. Je n’ai pas de chaîne Youtube, par manque de temps, c’est une certitude, mais aussi parce que je n’en ai pas vraiment éprouvé le besoin ou, tout simplement, l’envie.

Force est de constater que les modes de communication ont bien changé depuis 1999 et les capsules vidéos se sont petit à petit imposées. William Brou, qui a contribué à la naissance de Clio-Geek, en est un excellent exemple. L’écriture d’articles me correspond plus, même si je découvre depuis peu les joies des podcasts.

J’ai donc décidé de publier ici diverses expériences, afin d’offrir une vision de ce que peut être l’utilisation des Jeux vidéo avec des élèves. Je vais me concentrer sur des aspects très pratiques, la réflexion plus générale, plus « théorique », terme pompeux pour dire que je réfléchi à ces questions, sans pour autant me revendiquer comme un chercheur universitaire, étant réservée à des articles que je publierai par ailleurs, par exemple sur Academia.edu, à travers ma revue GeoPopCulture.

Les échanges que j’ai pu avoir également avec des Clionautes m’ont convaincu que les collègues, étudiants, élèves ou simples curieux cherchaient ici des pratiques concrètes et non point des analyses plus générales sur les jeux vidéo. Le format sera donc simple : un jeu, une expérience, une proposition pédagogique.

 

Retour rapide sur plus de deux décennies d’usage en classe

 

Je ne vais pas me dédire et entamer ici une longue étude afin de savoir si les jeux vidéo permettent d’apprendre avec des élèves ou encore s’ils sont de bons supports d’analyse. La littérature scientifique sur la question a longtemps été essentiellement anglo-saxonne. Petit à petit, des chercheurs français (ou francophones si l’on inclut les études québécoises par exemple) se sont aussi intéressés à ces questions, à l’image de Laurent Trémel, Vincent Boutonnet, Samuel Rufat ou encore Julien Lalu. Il existe ainsi un corpus théorique de plus en plus étoffé, permettant de nourrir des réflexions intéressantes et poussées. Je proposerai quelques pistes en guise de conclusion pour celles et ceux qui sont intéressés.

Comme je l’ai évoqué un peu plus tôt, mon approche répond à une demande, plusieurs fois formulée, quant à mes usages. Après toutes ces années quelles sont mes conclusions ? Quelles questions, quels écueils pour un usage avec des élèves ? Quels conseils puis-je soumettre ?

Les quelques éléments qui vont suivre n’engagent que moi. Je vais consacrer mon temps à l’exposition de pratiques que j’ai pu expérimenter depuis plus de vingt ans. Je ne détiens aucune vérité sur la question. Mon expérience, mes usages, correspondent à ma culture, mes références, mais aussi des publics particuliers. Deux classes ne se ressemblent pas, sans parler des évolutions technologiques et des pratiques, des programmes, des attentes. Libre à vous d’en faire, ou non, votre miel et de l’adapter à vos propres expériences.

Tout d’abord je tiens à préciser que j’ai davantage enseigné en lycée qu’en collège. Ce n’est pas anodin car je crois pouvoir affirmer que les pratiques divergent beaucoup entre les deux niveaux. Les élèves de Terminale permettent ainsi de faire des choses impossibles en 6é. Beaucoup de mes expériences sont tout simplement inapplicables en collège. Maturité, limitations PEGI, attentes pédagogiques sont autant d’éléments imposant leurs propres logiques. Toute personne qui arriverait avec des certitudes quant à ses conclusions, construites par exemple en collège, serait à mon sens dans l’erreur. Il n’y a pas de règle absolue et ce qui fonctionnera ici, pourrait tout à fait échouer complètement ailleurs. Ceci me semble évident mais, parfois, il vaut mieux enfoncer quelques portes ouvertes.

Quitte à m’engager dans cette voie des évidences, je me permets également de rebondir sur une question qui m’a été posée par un stagiaire et qui, sur le coup, m’a surpris. Jouer à un jeu vidéo avec des élèves permet-il d’apprendre des éléments utiles pour nos cours ou apprend-on simplement à jouer ?

Cette question, très intéressante, implique à mes yeux de poser les usages que je fais de ce medium. Pour faire simple, j’utilise les jeux vidéo dans les cas suivants :

  • Illustrer un élément de cours, en histoire ou géographie. Dans ce cas les élèves sont passifs, le jeu n’est qu’un support visuel parmi d’autres.
  • Étudier des représentations, classiquement d’une période historique, à travers un jeu.
  • Travailler sur les règles du jeu, les mécanismes. Dans ces deux cas, les élèves sont actifs, passent du temps sur des documents tirés du jeu, des règles par exemple. Le travail est centré sur le regard critique, la validation, ou non, de ce qui a pu être vu en cours.
  • Jouer au jeu pour en proposer une analyse approfondie. Cette approche est très rare car elle suppose un luxe que nous avons peu en classe (et je passe la question des considérations matérielles qui constituent aussi une variable très importante) : du temps.

Si je prends appui sur les différentes expériences que j’ai pu mener oui, à plusieurs reprises, les élèves ont appris, bien au-delà de la seule maîtrise des mécanismes du jeu. J’aurai l’occasion de donner plusieurs cas de figure très concret, à commencer par celui du jeu Democracy 3 qui sera au cœur de ce premier retex. Affirmer que la pratique du jeu vidéo n’apporte rien de plus qu’un bonne maîtrise du jeu, sans retour pédagogique pertinent, me paraît relever d’une approche limitée, ultra critique, quasi idéologique, de ces questions. En tout cas mes élèves ont, dans certaines conditions, appris, selon leurs propres retours.

Une seconde question de stagiaire m’a marqué. Les jeux vidéo sont-ils discriminants, tant au niveau du genre que des catégories sociales ? Pour caricaturer, utiliser les jeux ne serait-il pas réservé aux garçons, de classe sociale aisée ?

Là encore, c’est un poncif que je n‘ai pas retrouvé. Je suis dans un établissement dans lequel les inégalités sociales sont très marquées. J’ai pu travailler correctement avec mes élèves, quelques soient les niveaux sociaux. De la même façon, les lycéennes se sont emparées de ces outils aussi bien que leurs homologues masculins.

Troisième question au cœur de bien des fantasmes : les élèves sont-ils bien plus motivés à l’idée d’utiliser des jeux vidéo en classe ?

Et bien, au risque de décevoir, non. De nombreux élèves sont peu intéressés. Si je mets de côté la pratique efficiente du jeu, qui reste très marginale pour des raisons que je vais explorer plus avant, les jeux sont utilisés comme un support classique, au même titre qu’une carte, d’une vidéo, qu’un tableau ou qu’un texte. Dans ce sens les élèves y voient avant tout un objet de travail qui peut susciter une forme de curiosité initiale, mais ne versent pas nécessairement dans un enthousiasme béat.

Dernier point pour éviter toute méprise : l’utilisation des jeux vidéo en classe, avec des élèves, est bien entendu strictement liée à la présence d’un enseignant. C’est un support, le jeu ne remplace pas le prof … Les jeux ont cependant l’avantage de rendre l’approche des savoirs plus active. Le medium offre de l’interaction, permet de mettre les élèves en activité avec la possibilité d’influer sur le cours des événements. Il ne s’agit pas de simuler, donc de respecter par exemple à la lettre un passé figé dans le marbre, mais bien de comprendre la notion de contingence, la causalité. Il s’agit d’offrir des options aux élèves, de dépasser le récit écrasant, d’initier aux logiques des mécanismes complexes, de causalités, de conséquences. C’est une approche que l’on retrouve par ailleurs, dans le domaine des sciences ou de la philosophie morale. Jouer permet ici d’obtenir une réflexion potentielle née de l’expérience, l’élève étant confronté aux nécessaires choix, dans un laboratoire des possibles. Dans ce cadre, avec un accompagnement, une réflexion, ce sont d’excellents outils.

 

Le jeu, en classe

 

Pour finir, je vais donc revenir sur ces moments, rares, où les élèves ont pu jouer effectivement et apprendre, au-delà du simple fait de savoir mieux jouer.

Première contrainte, le matériel : je n’ai jamais fait venir de console en classe. Je me suis toujours basé sur une utilisation des ordinateurs à disposition ou du mien, selon des besoins spécifiques. Ceci est dû à ma pratique, à mes choix personnels. En l’occurrence ces retex seront forcément limités pour celles et ceux qui sont plus orientés consoles. Lorsque ce fut possible, nous avons utilisé les salles informatiques, ce qui limite déjà les disponibilités.

Seconde contrainte, essentielle, le temps. Compte tenu des impératifs des programmes, des classes, jouer en classe ne m’a pas été possible en dehors de trois cas de figures très précis : l’enseignement d’exploration en Seconde, de Littérature et Société à partir de 2010, les TPE et depuis 3 ans la spécialité HGGSP. Les deux premiers ont pris fin avec la réforme du lycée de 2019. Ils offraient une véritable liberté pédagogique et du temps pour explorer divers chemins avec les élèves. Même si ces deux enseignements ont disparu, je partagerai tout de même mes retex pour montrer ce qui a pu être fait et, qui sait, donner des idées.

L’enseignement de HGGSP nous offre 4H hebdomadaires en Première et 6H en Terminale. Les programmes sont suffisamment ouverts pour permettre d’exploiter pleinement des ressources comme les jeux vidéo. C’est d’ailleurs dans ce cadre que j’ai exploité Democracy 3 dont le retex va suivre. C’est aussi dans ce cadre que j’ai entamé une expérience à grande échelle cette année et qui dépasse déjà toutes mes attentes. J’y reviendrai, en temps et heure.

 

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#JV_EN_CLASSE_RETEX_01 – Democracy 3 en Première HGGSP

*Conditions matérielles : salle informatique. La classe (27 élèves) est divisée en 7 groupes. Deux groupes doivent travailler sur une base de comics, en l’occurrence la série Juge Dredd, tandis que 2 autres doivent aborder la question de la démocratie à travers un épisode de la série française Baron Noir et pour le second groupe un épisode de la série House of cards. Enfin, trois groupes vont quant à eux faire une partie du jeu vidéo Democracy 3. Les licences de ce jeu de simulation politique du studio anglais Positech Games, ont été achetées sur fonds propres pour une mise à disposition pour les élèves.

 

Présentation sur la plateforme Steam

 

*Situation d’exploitation du jeu : jouer pour proposer une analyse permettant de préparer ou de valider des éléments du programme.

Programme concerné : Première HGGSP. Rappels du BO et axes privilégiés :

Thème 1 : Comprendre un régime politique : la démocratie (24-25heures)

Ce  thème  a  un  double  objectif : analyser  le  régime  politique  dans  lequel les  élèves vivent ; développer leurs connaissances sur la diversité des démocraties dans le monde et sur leurs évolutions. Les deux axes visent à leur faire saisir :

 

=> Les différences entre démocratie directe et démocratie représentative ;

=> Les  forces  et  les  fragilités  de  la  démocratie  au  travers  de  ses  avancées  et  de  ses reculs dans l’histoire.

Axe 1 – Penser la démocratie : démocratie directe et démocratie représentative

Axe 2 – Avancées et reculs de la démocratie

 

*Place de séquence : pour premier le test je l’ai placé au cœur de l’Axe 1 du thème consacré à la démocratie : Axe 1 Penser la démocratie : démocratie directe et démocratie représentative. En réalité il est plus utile à la fin de l’Axe 2 comme un exercice de synthèse, ce que je pratique depuis. Placé ici, il est alors possible d’aborder les questions des reculs de la démocratie. La séquence dure 2 heures.

 

*Tâche finale proposée aux élèves : rédiger une critique pour le reste de la classe. Cette dernière doit être argumentée et doit reprendre tous les thèmes vus en classe afin de préciser ce qui a été validé ou non.

Il s’agira pour chacun des groupes de montrer en quoi le support étudié permet de comprendre les enjeux de la démocratie selon la grille de lecture proposée par le programme.

 

*Spécificité du jeu vidéo : les élèves arrivent face à un jeu qu’ils ne connaissent pas. En amont, une semaine avant la séquence, le manuel a été mis à disposition afin que l’équipe puisse prendre connaissance des mécanismes du jeu. La première année personne n’a eu l’idée de chercher des vidéos, ce qui a été le cas l’année suivante. Le fait d’avoir vu une vidéo en amont n’est pas vraiment problématique car, une fois le jeu lancé, les élèves n’ont pas utilisé ce qu’ils avaient pu voir.

Les équipes sont composées de 3 à 5 élèves. Afin de faciliter le travail, une série de questions est proposée pour guider la réflexion et la construction de la synthèse. Cette synthèse prendre la forme d’un document déposé sur notre espace PEARLTREES mais aussi d’une présentation à l’oral, afin de travailler les compétences nécessaires au Grand oral.

Question pour guider la réflexion des élèves :

Dans quelle mesure le jeu prend-t-il compte de la souveraineté des citoyens ?

Quel est le poids et la fonction des élections dans le jeu ?

Existe-t-il des formes de consultation du peuple étudiant cours qui ne sera pas accessible ? (par exemple le référendum)

Le jeu permet-il d’aborder la question du débat entre démocratie directe et démocratie représentative ?

Quelles sont les crises qui viennent remettre en cause la progression de la partie ? De quelle façon le joueur est-il censé gouverner pour y faire face ?

Que pensez-vous de l’interface graphique du jeu ? Les fenêtres sont-elles lisibles ?

Quels sont les outils à votre disposition ? Quels sont les contraintes du gameplay ?

Quel est le niveau de difficulté que vous avez rencontrée ?

Ce jeu vous paraît-il être un bon moyen d’aborder les questions du gouvernement et de la démocratie ? Argumentez votre réponse, quelle qu’elle soit.

 

Democracy 3, au travail !

 

La séquence s’est déroulée en 2 heures et il n’y a pas eu de problèmes techniques. Les élèves ont été assez troublés dans un premier temps par l’interface du jeu. Une suite de tableaux, une multitude d’informations, des chiffres, beaucoup de paramètres à prendre en compte, autant de choses ne semblant pas de prime abord rendre le jeu accessible.

Le jeu fut une totale découverte ; point de spécialistes dans la classe, donc aucun élève n’était en position de dominer les autres par sa seule expérience vidéoludique. De la même façon le fait de disposer à la maison de matériel pour jouer aux jeux vidéos (consoles, pc ou autres supports), ou le fait d’être une fille ou un garçon n’ont eu aucune incidence visible. Des élèves connus pour vivre dans des conditions sociales difficiles n’ont pas plus été mis en difficulté que les autres. Les groupes se sont constitués par affinités,  certains mixtes, d’autre non. Contrairement à un lieu commun trop souvent véhiculé, les jeunes filles n’ont pas été troublées par l’expérience, et les jeunes garçons habitués à jouer à FIFA pas vraiment plus à l’aise du fait d’une supposée « expertise » liée à leurs pratiques vidéoludiques. De nombreux garçons ne jouent pas souvent, l’inverse se retrouvant chez plusieurs filles.

L’interface principale repose en effet sur une série de logos organisés sous la forme d’une sorte de carte mentale donnant accès à divers informations.

 

 

3 couleurs sont utilisées pour permettre d’avoir une première idée de la situation. Le rouge sert essentiellement ce qui simplifie la lecture. La démocratie qui est étudiée à travers ce jeu est très loin d’aborder toutes les questions étudiées cours. Les élèves ont vite compris que pour gagner il faut que le pouvoir qu’ils représentaient garde les futurs électeurs de leur côté en satisfaisant leurs requêtes. Très vite tout se résume à essayer de faire remonter des chiffres négatifs, tout en limitant l’impact des crises qui se font jour. Dans ce sens, le but de Democracy 3 est tout simplement d’être réélu. C’est d’ailleurs ce qui ressort clairement de la bande- annonce :

 

La définition de la démocratie dans le jeu se résume à 2 partis, celui qui est au pouvoir, incarné par les joueurs, et l’opposition. Il n’y a pas d’interaction avec les autres personnalités politiques. Les citoyens sont accessibles par toute une série d’enquêtes d’opinion qui sonde l’humeur des futurs électeurs. Bien entendu, en fonction de l’orientation choisie pour son parti, plutôt à gauche ou plutôt à droite, il ne sera pas possible de contenter tout le monde. Les élèves ont néanmoins été sensibles au fait non pas de suivre un parti politique et ses idées, mais d’essayer de garder le plus de personnes sous leur coupe. La dimension idéologique s’est très vite réduite à une portion congrue et résumé à une personne surpuissante, prenant toutes les décisions. Ceci a été aussi l’approche retenue par un groupe ayant travaillé sur la série Baron Noir.

  • On retrouve ici des éléments étudiés en cours, en amont ou par la suite dans une situation de validation, quant aux questions du contentement des masses, de l’ochlocratie, de la place des médias, des limites de la démocratie représentative.

 

Le principe du jeu repose sur un nombre de points d’activité politique que l’on gagne à l’issue de chaque tour en fonction de réformes ou de la qualité de ses ministres. Ces points peuvent être dépensés pour lancer de nouvelles orientations politiques, chacune apportant son lot de défis. Selon les mesures prises, il est possible d’augmenter les taxes pour faire remonter la trésorerie, ou au contraire de dépenser sans compter. Les élèves, dans un premier temps, dépensent généralement l’argent sans véritablement se poser question. C’est au moment où la bourse rappelle qu’un déficit trop important a un impact sur les agences de notation, qu’ils changent d’approche. Dès lors gouverner en démocratie s’est résumé pour les élèves à essayer de remonter les finances, par des séries de taxes, tout en essayant de limiter la mauvaise humeur du peuple.

 

  • Ces questions ont permis aux élèves de prendre la mesure des contingences économiques dans le fonctionnement de la démocratie. Le lien a été fait, par exemple, avec une situation de crise pouvant entraîner la fin de la démocratie, comme ce fut le cas en Allemagne après la crise de 1929.

 

 

Au cours des  expériences les élèves ont donc été confrontés à diverses crises, dont une montée du terrorisme. Cette dernière n’a pas eu véritablement d’influence, en dehors d’un questionnement sur les libertés, contrairement à ce qu’un autre groupe a pu étudier à travers l’exemple suivant :

 

Doit-on laisser les oppositions s’exprimer ? Faut-il, au non de la sécurité, brider la liberté de la presse ? Doit-on surveiller tout le monde et collecter des données ?

 

Gouverner en démocratie c’est donc aussi assurer la sécurité et cette dernière à un coût, pour la liberté de la presse mais aussi d’un point de vue économique. Ce qui a le plus pesé dans la partie fut néanmoins lié aux crises financières qui se sont succédé et aux questions posées par le réchauffement climatique. Il fallait d’un côté rendre l’économie plus vertueuse d’un point de vue écologique pour satisfaire les citoyens, mais aussi répondre défis des déficits trop importants.

 

Quelles conclusions peut-on tirer de cette expérience ?

 

Le jeu permet-il apprendre à gouverner ? Permet-il de comprendre les mécanismes de la démocratie représentative, tels que définis dans les programmes ? Quid de la question des pouvoirs autoritaires ?

Il faudrait assurément multiplier les parties pour avoir un retour véritablement approfondi de la situation. Plusieurs choses sont néanmoins apparues lors des différentes parties :

Le jeu propose une définition de la gouvernance qui repose essentiellement sur des analyses de graphique, de chiffres. Il était difficile de véritablement mesurer l’humeur des citoyens car à force de regarder des chiffres et de multiplier les tableaux, les différents groupes se perdaient un tout petit peu. Ceci a été confirmé par des extraits de la série Baron Noir, avec le poids pris par les spins doctors.

 

 

Des sondages qui laissent entrevoir l’avenir politique de notre présidence avec une certaine sérénité

 

Un autre point s’est vite imposé : les élèves ont souligné que la démocratie est perçue ici comme un simple jeu dont la finalité reste les futures élections. Gouverner s’apparente donc à conserver une majorité dans la perspective d’une réélection plutôt qu’à essayer d’améliorer réellement les conditions de vie de la population. Il existe cependant un système de récompenses obtenues via des défis comme celui qui a vu l’équipe mettre fin la pauvreté, ce qui leur a permis de tenir un petit badge de réussite. Un groupe a voulu aller sur Mars, ce qui était fut fait, et permis de contenter les citoyens patriotes. Cependant le gouffre financier a été terrible et difficilement comblé en fin de partie. La synergie avec le travail sur la notion de puissance a fonctionné à plein.

 

 

Le jeu s’est révélé être une excellente porte d’entrée pour exercer l’esprit critique. Les élèves ont pu réinvestir ce qui été vu en cours et, surtout, se sont montrés très attentifs face à ses limites. Trop compliqué, ne tenant pas compte de la vraie vie des gens, de l’aménagement de l’espace, disposant d’une approche géopolitique extrêmement limitée, se limitant à l’envoi ici d’un secrétaire à l’ONU.

 

 

La question de l’opposition a aussi posé de nombreuses questions car, finalement, les élèves ont surtout eu l’impression d’être un pouvoir confronté aux seuls sélecteurs. Si on ne contente pas ces derniers, alors seulement l’opposition semble exister. Mécaniquement les élèves ont tout fait pour contenter ces derniers et ont même réussi pour certains à débloquer un haut fait stipulant que la démocratie n’existait plus tant ils étaient adorés de la population.

 

 

  C’est beau, la démocratie ….

 

 

Ici on voit tout à fait utiliser ce qui peut être fait de la définition de la démagogie. Democracy 3 fonctionne dans une bulle fermée et pose un regard purement technique sur la vie politique et les principes politiques occidentaux.

Depuis l’année dernière je propose aussi un travail autour des citations qui sont choisies pour passer le temps entre 2 tours, ce qui est une pratique courante dans les jeux de stratégie à l’image des séries Total War ou de Civilization.

 

Quelles suites pour ce jeu dans la classe ?

 

Après la séquence le jeu reste disponible dans salle dédiée, au CDI. Les élèves peuvent donc continuer à jouer, à explorer et le jeu. Il est aussi disponible pour des travaux en EMC pour les collègues intéressés. Un travail avec des collègues de SES est ainsi en cours afin de l’exploiter davantage encore.

Un nouvel opus vient de sortir, proposant d’explorer de nouveaux mécanismes, collant davantage encore avec l’actualité.

Cette expérience m’ayant plu, les élèves ayant marqué de l’intérêt pour le jeu, pour l’approche, j’envisage donc de poursuivre l’aventure, avec Democracy 4 dès l’année prochaine. Je vais dans ce sens explorer ce qui peut être fait autour des régimes autoritaires, ce que j’ai volontairement laissé de côté dans le cadre de cette première expérience.

 

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Bibliographie indicative pour commencer à aborder la question des jeux vidéo et leur exploitation

J’ai fait le choix essentiellement des titres en français pour qu’ils soient accessibles pour tout le monde. Néanmoins, pour qui désire réellement creuser ces questions, le passage vers des articles anglophones sera indispensable. La liste est bien entendu non exhaustive, il s’agit avant tout de proposer une première approche de ce passionnant sujet d’étude.

Alexis Blanchet, Des pixels à Hollywood : cinéma et jeux vidéo, une histoire économique et culturelle, 2010, Pix’n love, Châtillon, 450p.

Marc-André Éthier, David Lefrançois, Alexandre Joly-Lavoie (dir), Mondes profanes, Enseignement, fiction et histoire, Presses de l’Université Laval, 2018, 515p.

Tony Fortin, Philippe Mora, Laurent Trémel, Les jeux vidéo : pratiques, contenus et enjeux sociaux, Paris, Champs Visuels, L’Harmattan, 2006, 240p.

Tony Fortin et Laurent Trémel, Mythologie des jeux vidéo, 2009, le cavalier bleu, Paris, 95p.

Sébastien Genvo (dir), Le game design de jeux vidéo : approches de l’expression vidéoludique, Paris, L’Harmattan, 2006, 380p.

Julien Lalu, Le jeu vidéo, un medium qui donne une vision du monde, L’exemple des représentations du passé, Éditions Universitaires Européennes, Saarbrücken, 2016, 192p.

Jean-François Morisse, Histoires secrètes des jeux vidéo : de Tétris à Grand Theft Auto, Paris, First Interactive, 2013, 350p.

Samuel Rufat et Hovig Ter Minassian (dir), Les jeux vidéo comme objet de recherche, Paris, Questions théoriques, 2011, 197p.

Laurent Trémel, Jeux de rôles, jeux vidéo, multimédia : faiseurs de mondes, Paris, PUF, 2001, 309p.

 

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Quelques articles en ligne pour titiller la curiosité

Une typologie des jeux vidéo : https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2012-1-page-15.htm

Une lecture très intéressante de L. Kaufmann : enseigner l’histoire autrement avec les jeux vidéo :
http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/lenseignant/schumaines/histoire/Pages/2017/176_lachronique.aspx

Un regard philosophique, Raphaël Verchère, Gouverner le joueur dans les jeux vidéo : https://journals.openedition.org/sdj/1741

Un petit dernier pour la route, très bonne synthèse de meakaya, journaliste pour le site jeuvideo.com : https://www.jeuxvideo.com/news/1523071/comment-le-jeu-video-est-devenu-un-sujet-d-etudes-universitaires.htm

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Pour aller plus loin, en ligne, en anglais ….

Ian Bogost, Playing Politics : Videogames for Politics, Activism, and Advocacy (2006) : http://bogost.com/writing/playing_politics_videogames_fo/

Pour découvrir un superbe ouvrage, Playing with the past, voici une présentation synthétique de l’ouvrage, que l’on peut commander sans problème : https://playingwiththepast.com/contents/

Un exemple d’application de réflexion géopolitique pour les jeux vidéos, Daniel Bos, Military Videogames, Geopolitics and Methods (2015) : https://www.e-ir.info/2015/06/01/military-videogames-geopolitics-and-methods/