Carte blanche à l’Association des archivistes français (AAF) et à l’Association des historiens contemporanéistes de l’enseignement supérieur et de la recherche (AHCESR) ; Intervenants Raphaëlle Branche, professeure à l’Université Paris-Nanterre, présidente de l’AHCESR, Noé Wagener, professeur à l’Université de Rouen, Victor Delaporte, doctorant.

Les intervenants et la problématique

Historienne, spécialiste de la guerre d’Algérie et des questions de violences en situation coloniale, Raphaëlle Branche est Présidente de l‘Association des Historiens Contemporanéistes de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche. Elle est l’auteure de La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962 (2001), La Guerre d’Algérie : une histoire apaisée ? (2005), L’Embuscade de Palestro, Algérie 1956 (2010) et Prisonniers du FLN (2014).

Professeur de droit public à l’université de Paris-Nanterre, et chercheur associé à l’Institut des sciences sociales du politique, Noé Wagener est spécialiste du droit du patrimoine culturel et travaille sur les rapports entre le droit et les formes collectives d’organisation. Il a participé à plusieurs ouvrages dont :1913 Genèse d’une loi sur les monuments historiques, La Documentation française – Comité d’histoire du Ministère de la culture, 2013 et De 1913 au Code du patrimoine, La Documentation française ‐ Comité d’Histoire du ministère de la Culture, 2018 et codirigé Droit et anarchie, L’Harmattan, coll. Presses universitaires de Sceaux.

Victor Delaporte prépare une thèse : « Défendre l’Algérie française de 1954 au début des années 1970, trajectoires des acteurs et dynamiques militantes pro-Algérie française ». Ses recherches nécessitent un accès aux archives contemporaines, aux Archives nationales et au Service Historique de la Défense. Il est particulièrement bien placé pour montrer les difficultés que rencontrent les chercheurs suite à l’évolution de la législation sur les archives.

Raphaëlle Branche pose la problématique et évoque l’énorme problème d’accès aux archives qui préoccupe les chercheurs depuis plusieurs années : Est-il encore aujourd’hui possible de faire l’histoire contemporaine de la France, de 1945 à no jours, à partir d’archives publiques ? Les obstacles rencontrés dans l’accès aux archives invitent à apporter à cette question une réponse critique. elle se propose de faire part de la mobilisation de la mobilisation des historiens et de ses raisons, des perspectives et des raisons d’espérer. Noé Wagener expose les fondements juridiques des recours présentés par le collectif des chercheurs, historiens et archivistes, et les raisons d’une victoire ambigüe. La complexité de la situation juridique et la rapidité d’élocution de Noé Wagener, ont conduit le rédacteur de ce compte-rendu à utilise très largement les textes produits par les associations ayant entrepris de combattre l’instruction ministérielle.

Une instruction interministérielle (IGI-1300) sur le secret défense limite l’accès aux documents de l’État pour les chercheurs et les citoyens 

En 2011, une révision de l’Instruction ministérielle sur la protection du secret de la défense nationale (IGI-1300, article 63) a précisé que tout document portant un marquage Secret Défense, dit « classifiés au titre du secret de la défense nationale », devait être déclassifié par l’autorité compétente avant communication. Cette obligation contredisait le code du patrimoine qui garantissait jusqu’alors un accès de droit aux archives publiques, pour les documents dont la communication portait atteinte au secret de la défense nationale, à l’issue d’un délai de cinquante ans. Dès lors, des documents déclarés « en droit », par le législateur, librement communicables aux chercheurs ou aux citoyens ne l’étaient plus automatiquement.

Depuis janvier 2020, une interprétation de plus en plus restrictive de cette instruction ministérielle a entraîné le blocage de nombreux fonds aux Archives Nationales, aux Archives du Centre d’histoire de Sciences Po à Paris comme aux archives de la Défense (au Service historique de la Défense, SHD). Des documents qui étaient librement communicables et communiqués, des documents qui avaient été publiés dans de nombreux livres d’histoire  devenaient, inaccessibles. Premièrement, l’obligation de faire mettre une marque de « déclassification » par les services producteurs émetteurs crée des procédures chronophages (en réalité inapplicables), en raison du volume de documents classifiés. Le SHD a même dû fermer temporairement. Deuxièmement, cela permet aux administrations de faire obstacle à la communication d’archives publiques par des refus de déclassification ou, tout simplement, en ignorant les demandes.

Cette situation a conduit deux associations professionnelles d’archivistes (Association des archivistes français, AAF) et d’historiens (Association des historiens contemporanéistes de l’enseignement supérieur et de la recherche, AHCESR), l’association Josette et Maurice Audin et enfin un collectif de chercheurs, à déposer, le 23 septembre 2020, un recours en annulation de l’article 63 de l’IGI-1300 devant le Conseil d’État. Une nouvelle mouture de l’IGI-1300 a été publiée au Journal officiel le 15 novembre 2020. Loin de répondre aux demandes des chercheurs et archivistes, elle aggravait la situation de la recherche et posait de graves problèmes démocratiques.

L’IGI, en deux étapes, 2011 et 2020, redéfinit sur des bases nouvelles la notion de secret d’Etat. Elle s’appuie sur une philosophie du secret de nature antirépublicaine en libérant les administrations, au premier rang, celles de l’Intérieur, de la Défense et des Services spéciaux, des contraintes du contrôle démocratique. Elle donne tout pouvoir, y compris de façon rétroactive, pour définir un périmètre autorisé de la recherche. L’IGI, sous des habits réglementaires, viole la loi en proclamant la supériorité des instructions particulières sur la loi, expression de la volonté générale : ses dispositions sont une limite à l’exercice des droits de contrôle des citoyens sur leurs gouvernants.  Le collectif demandait l’annulation de l’IGI nouvelle en tant qu’elle impose une procédure de déclassification de documents d’archives publiques librement communicables de droit.

Contraire à la loi et inutile, l’IGI favorise une gestion arbitraire des archives et handicape la recherche

 Noé Wagener fait la démonstration que ses dispositions sont inutiles car le Code du patrimoine est, à lui seul, suffisamment protecteur du secret de la défense nationale, et parce qu’elle remet en cause la hiérarchie des normes en considérant qu’un texte réglementaire est supérieur à la loi, ce qui est contraire aux principes constitutionnels.

L’IGI marque une volonté de fermeture des archives sans précédent :  tous les documents postérieurs à 1934 peuvent être rendus incommunicables de façon définitive en cas de refus de déclassification ; le périmètre du secret défense est fixé par une borne arbitraire ; l’IGI favorise une gestion arbitraire des archives et crée une nouvelle catégorie d’archives « non communicables » ;  elle reste obscure sur un point crucial : celui des critères exacts de la déclassification des documents communicables de plein droit, qui semble désormais basculer dans une appréciation purement arbitraire en opportunité. Il devient possible de classer secret-défense a posteriori des archives, qui deviennent dès lors incommunicables, et cela sans aucune limite temporelle et sans aucune justification d’aucune sorte

Cette fermeture des archives nuit gravement à la recherche historique en France par rapport à celle qui se fait à l’étranger, en Allemagne, au Royaume-Uni, aux États-Unis, par exemple : comment travailler sur l’État, comment confronter les points de vue et les pratiques sans accès à des archives comparables d’intérêt et de confidentialité ? Plusieurs associations étrangères ont d’ailleurs exprimé leur solidarité avec les chercheurs en histoire de la France contemporaine et des historiens de renom ont signé le recours devant le Conseil d’État.

Victor Delaporte raconte très concrètement les difficultés qu’il a rencontrées dans ses recherches sur l’OAS, aux Archives nationales et au SHD de Vincennes. Des demandes de déclassification faites en 2015 n’étaient pas encore effectives en 2021, alors que la plupart des documents classés « Secrets Défenses » étaient anodins et ne présentaient aucun danger. Il évoque des stratégies de contournement et l’aide des archivistes

L’ IGI remet en cause les positions présidentielles et menace les libertés académiques

L’ IGI remet en cause les positions de deux présidents de la République sur la Seconde Guerre mondiale, en faisant fi de la décision régalienne de François Hollande, jamais contestée à ce jour, de libérer l’accès aux archives de la Seconde Guerre mondiale ; et d’Emmanuel Macron sur la guerre d’Algérie, en contrariant considérablement la réalisation de la promesse du président de la République  lors de sa visite à Josette Audin d’une plus grande ouverture des archives de la guerre d’Algérie, notamment concernant les disparus.

L’application de l’IGI-1300 est défendue par le gouvernement qui assure vouloir protéger la sécurité juridique des chercheurs et leur éviter des poursuites pour compromission du secret de la défense nationale. Faire peser cette menace de poursuites, assortie de sanctions très lourdes (cinq ans de prison et 75 000 euros d’amende) sur les chercheurs qui travaillent sur l’histoire de France, et dans tous les cas, freiner, par des procédures interminables, le développement de recherches rigoureuses sur des évènements importants de l’histoire récente de la France est une atteinte directe au principe de libre expression et d’indépendance des enseignants-chercheurs et des chercheurs, tel qu’il est constitutionnellement protégé.

Un arrêt du Conseil d’Etat  du 2 juillet 2021 annule la partie de l’IGI consacrée aux archives publiques, apportant un désaveu cinglant au gouvernement

Le Conseil d’État a annulé le 2 juillet 2021 la partie de l’Instruction générale interministérielle n°1300 (IGI 1300) consacrée aux archives publiques.  Raphaëlle Branche rappelle le contenu du communiqué du collectif qui s’y opposait : « L’arrêt est lapidaire : l’illégalité commise est si grossière que le Conseil d’État n’a pas jugé nécessaire de déployer une longue argumentation juridique au soutien de son annulation. Pour le gouvernement, pour le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, ainsi que pour toutes les administrations qui ont mis en œuvre cette instruction illégale – au premier rang desquels le ministère des Armées et le ministère de la Culture –, le désaveu est cinglant.

Le scandale que représentent les dispositions de l’IGI 1300 concernant l’accès aux archives publiques est désormais indiscutable. Nul ne pourra plus nier que les historiens et les historiennes ont été illégalement empêchés de mener leurs recherches sur la Seconde Guerre mondiale, la IVe République ou la guerre d’Algérie. Nul ne pourra plus nier que les archivistes ont été détournés de manière absurde de leurs tâches scientifiques, pour procéder à l’instruction de demandes de déclassification d’archives publiques qui n’avaient pas besoin d’être déclassifiées : que de temps et d’argent public perdus ! Nul ne pourra plus nier que des centaines de milliers de documents – dont des pièces patrimoniales de tout premier ordre – ont été dégradés de manière irréversible par l’apposition de tampons de déclassification qui ne répondaient à aucune nécessité légale ».

Des raisons d’espérer…

Quoi qu’il se passe, après cette décision du Conseil d’État, le collectif « Accès aux archives publiques » à l’origine des recours aura de toute façon gagné sur un point. « Cet arrêt n’est pas seulement un succès au nom du droit, ni de l’air enfin retrouvé pour les archivistes, les historiennes et les historiens qu’une instruction absurde empêchait de travailler. Il démontre que l’accès aux archives publiques est un marqueur de la vitalité démocratique de la République. Au Parlement comme dans les médias, l’écho que cette question a trouvé donne aussi des raisons d’espérer. Il n’en demeure pas moins préoccupant que des dispositions illégales aient pu prospérer aussi longtemps.

Ni les archives, ni l’écriture de l’histoire contemporaine ne sont des questions techniques. Après un tel succès au Conseil d’État, il importe de le faire savoir nettement : toucher à l’accès aux archives, c’est toucher à la démocratie. »

… Et d’autres de s’inquiéter

Dans le cadre de la loi du 30 juillet 2021 relative à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement le gouvernement a réagi par l’article 19 qui modifie le droit des archives. Raphaëlle Branche est véhémente, reprenant un communiqué de son association (AHCESR ), titré « Nuit noire sur les archives » : « Contrairement à ce que martèlent l’exposé des motifs, l’étude d’impact, les discours de la ministre des Armées et des rapporteurs, ce projet de loi n’est pas une « loi d’ouverture ». C’est au nom d’une argumentation mensongère que le gouvernement a choisi d’organiser la fermeture, sans limite de durée, de l’accès aux archives des services de renseignement. Ce procédé est inacceptable ».

« L’article 19 du projet de loi relatif à la prévention des actes de terrorisme et au renseignement place les services de renseignement hors des exigences républicaines de contrôle démocratique. L’immense majorité de leurs archives devient inaccessible, et ce, sans aucune limite de durée autre que celle que ces mêmes services décideront. Jusqu’ici, au contraire, ces documents devenaient communicables de plein droit aux citoyens au terme de délais allant de cinquante à cent ans. Le moment est historique pour les archives : pour la première fois en France, une loi ferme l’accès aux archives publiques

 Au moment même où les services de renseignement – indispensables à notre sécurité nationale – acquièrent un poids qu’ils n’ont sans doute jamais eu en période républicaine, ils se trouvent donc déchargés des contraintes de transparence et de responsabilité qui résultaient de la possibilité d’accéder à leurs archives au terme de délais précisément déterminés par le Parlement. Ce choix est en contradiction directe avec les annonces publiques du président de la République concernant l’accès aux archives ».

Le  collectif « Accès aux archives publiques » créé pour lutter contre l’IGI est parvenu à l’objectif qu’il s’était fixé. Il s’est dissout mais la lutte contre l’article 19 de la loi du 30 juillet 2021 continue et une association est en cours de constitution.

Joël Drogland