« Cette table-ronde s’intéresse aux relations mobilités et travail, sur une longue période, de l’Antiquité au milieu du XXe siècle, en mettant l’accent sur les liens entre travailleurs, marché du travail et contexte politique ou économique. »

Catherine Brice, Professeure à l’Université de Paris-Est Créteil-Val-de-Marne, Modératrice,

Virginie Mathé, Maîtresse de conférences en histoire ancienne à l’Université de Paris-Est Créteil-Val-de-Marne,

Naima Ghermani, Maîtresse de conférences en histoire moderne à l’Université Grenoble Alpes, UGA-LUHCIE,

Marianne Amar, Responsable du département de la recherche, Musée national de l’histoire de l’immigration.

Contextes économiques et sociaux

En Grèce

Du Ve au IIe siècle avant J-C, les déplacements des artisans sont évalués à partir de la part des locaux et des étrangers sur divers chantiers comme ceux d’Athènes, de Delphes, d’Épidaure et de Délos. Alors qu’on ne peut reconstituer le parcours complet d’aucun individu et qu’on ne dispose d’aucun témoignage direct, la documentation comptable laisse entrevoir les stratégies des travailleurs et des employeurs et les rapports de force entre les uns et les autres. Comptes, cahiers des charges concernant les constructions d’édifices notamment, permettent de savoir qu’y a travaillé, quels et combien de barbares – des étrangers du monde grec, de culture et de langue. Un Grec qui va dans une autre cité que la sienne est aussi un étranger. Dans quel rayon géographique ont lieu les mobilités de travail : sur des mouvements réguliers ? saisonniers ? à plus long terme ? Les Athéniens distinguent les étrangers de passage et ceux qui restent. Les étrangers dans les registres apparaissent avec le nom de leur cité d’origine – identité ethnique. Il reste une marge d’incertitude, malgré le travail sur les noms à consonance étrangères.

Pour le chantier de l’Érechthéion, il y a 40 % à 50 % d’étrangers, pour le chantier du Parthénon, deux tiers d’étrangers, pour celui de Délos, la moitié sont étrangers. On n’arrive jamais à suivre des parcours de formation. La diffusion des styles, des matériaux, la manière de construire des artisans, signent aussi la présence étrangère.

L’époque moderne

Elle est souvent associée à des sociétés hiérarchisées et stables, dans un monde massivement rural, rattaché à ses paroisses, avec de la solidarité et un partage d’outils en commun. Cette vision de vie immuable et répétitive est remise en cause. La société est hautement mobile. Un tiers des Français ou Allemands changent au moins une fois de lieu d’habitation dans leur vie pour des raisons de travail. Est étranger celui qui n’appartient pas au village, à la paroisse, à la ville. On est rapidement étranger à 20 minutes de chez soi. Il y a des migrations modestes, à l’intérieur des campagnes par exemple, des migrations saisonnières, pour un an, et des systèmes de chaînes de migrations avec des systèmes migratoires plus larges. Certains partent, s’installent et fondent une famille ailleurs. Il y a des migrations de carrière, suivant la logique des employeurs.

Il existe aussi alors le travail non rémunéré comme le travail domestique. À cette époque, on ne le définit pas avec le salaire, mais avec le côté pénible et laborieux. Il y a l’aspect physique et moral du travail, mais jamais économique.

Il y a une grande fracture confessionnelle dès les années 1520 touchant plusieurs pays européens avec la Réforme (Pays-Bas, France, Allemagne…) avec des politiques d’intolérance, de restrictions, d’où des recherches de vie et de travail ailleurs avec des déplacements de populations pour des centaines de milliers de personnes. Après la révocation de 1685, les départs se font de plus en plus massifs, environ 150 000 à 200 000 quittent le royaume de France. Cette migration forcée est cependant présentée par les réfugiés comme un acte volontaire pour préserver leur liberté de conscience. Si cet aspect est incontestable, il n’en demeure pas moins qu’il n’est pas toujours pertinent d’opposer les migrations forcées pour des motifs religieux aux migrations choisies en fonction de stratégies personnelles, professionnelles ou économiques. en 1492, 100 000 juifs sont expulsés. Avant 1685, entre 150 000 et 200 000 protestants quittent la France. 50 000 protestants de Bohême fuient en Saxe à cause de la catholicisation du territoire pendant la guerre de Trente Ans. Une étude plus approfondie montre combien les départs des huguenots, et aussi des juifs séfarades, constituent aussi le choix d’un environnement commercial favorable ou d’un réseau d’amis pour une vie meilleure, en termes de liberté de conscience mais aussi en termes matériels.

Après 1945

L’Europe est dévastée avec des millions de personnes en mobilité (voir travaux de Rosenthal qui montre la reprise des chaînes des migrations, indirectes, en sauts de puce). En 1945, au moment de la capitulation, on compte en Europe vingt millions de réfugiés et déplacés, étrangers et Allemands. Après les rapatriements massifs de l’été 1945, demeurent en Allemagne environ un million de personnes déplacées, désignées sous l’acronyme DP (displaced persons), placées sous la protection de l’UNRRA jusqu’en 1946, puis de l’Organisation internationale des réfugiés (OIR) jusqu’en 1951. La catégorie est d’abord définie par le politique : les réfugiés et expulsés allemands, les collaborateurs du Reich sont exclus de la protection. Dans un second temps, la gestion des DP, et les camps qui les hébergent, s’organisent autour des appartenances nationales et religieuses. Mais très vite le travail et le social vont structurer la société internée et les procédures de réinstallation qui succèdent aux rapatriements. De Mai 1945 à 1951, avec la création du Haut commissariat des réfugiés, il y a 11 millions d’étrangers déplacés en Allemagne à gérer : prisonniers, prisonniers politiques, travailleurs obligés ou forcés, rares juifs restants, personnes venant d’Europe centrale ou expulsées de l’URSS. Il y a énormément d’apatrides ou de personnes sans nation déterminée car les frontières ont changé. On ne sait plus s’il faut se fier aux frontières d’avant ou d’après guerre.

Les pays rapatrient très vite les nationaux. Il reste 850 000 personnes qui hésitent à rentrer ou ne savent plus où aller. Les Nations-Unies les prennent en charge : vérification de la nation d’origine, identité, attitude pendant la guerre. Les allemands sont exclus de ces prises en charge. En Allemagne, les personnes déplacées restent dans des camps qui sont des hébergements de toutes natures (casernes ou autres). Ils ont des contraintes comme la limite d’aller à plus de 5 km des camps. Seuls les juifs bénéficient de bâtiments séparés qu’elles que soient les nationalités d’origine.

On n’est plus dans le domaine de l’emploi, mais dans les domaines politiques et nationaux.

En 1946, il y a une phase de rapatriement, mais avec des difficultés : changement de frontière, antisémitisme encore vivant, systèmes communistes mis en place… qui empêchent le rapatriement. Par exemple, les juifs polonais qui avaient fui en Asie reviennent en Pologne mais, voyant « l’ampleur des dégâts », vont en Allemagne. Pour les occupants, ces rapatriés ne doivent pas rester en Allemagne. Il y a un consensus pour organiser la réinstallation dans les pays tiers. L’emploi travaillé est une condition de réhabilitation. Les camps américains sont très souvent auto-gérés et le travail est vu comme une valeur essentielle. Se pose alors la condition du choix des DP.

Les mobilités choisies ne sont pas à sens unique

Dans quel sens cela se fait ? Qui choisit ?

Dans l’Antiquité grecque

Nous ne disposons d’aucune source pour les artisans, d’aucun texte sur les employeurs qui parle directement de cela. Les esclaves font parties des artisans qui dépendent de leurs maîtres. Dans la majorité des cités, les grands chantiers (temple, grand bâtiment public…) sont assez exceptionnels, d’où la question de la disponibilité des artisans avec leur grand savoir-faire. À Delphes pour les sculptures du temple on fait appel aux meilleurs sculpteurs athéniens. Le choix des employeurs de se tourner vers la main d’œuvre étrangère n’est pas un choix mais une nécessité.

Au Ve siècle, il y a une grande prospérité à Athènes, d’où l’afflux d’étrangers. Pour le chantier de l’Érechthéion, beaucoup d’étrangers sont là depuis deux ou trois générations. C’est différent à Delphes ou Délos. C’est différent à Delphes ou Délos. Les déplacements d’artisans sont liés à l’importation des matériaux. On concilie le travail avec le lieu des matériaux. Par exemple, si on veut de la pierre noire d’Argos ou fait venir des tailleurs d’Argos. Ces étrangers ne touchent pas de rémunération plus faibles que les locaux.

Pourquoi les artisans choisissent-ils de quitter leur cité ? La plupart des chantiers sont des chantiers religieux. Les artisans migrent pour des raisons de piété ? Vus les amendes pour retard ou malfaçon, cette hypothèse ne semble pas être la bonne. L’itinérance est vue comme un signe de la réussite. C’est particulièrement vrai pour les sculpteurs, athlètes, poètes…

À l’époque moderne

Choisir un travail est un destin social. C’est souvent un schéma social, plus on monte dans l’échelon, plus les options semblent larges. Le choix du départ est souvent contraint par des situations familiales précaires. Les adolescents doivent partir chercher du travail en dehors de la maison. Les domestiques commencent à travailler jeunes dès que leur force physique le permet, souvent dès 15 ans, dans des grandes fermes, et ils sont rarement indiqués sur les registres des fermiers, mais on les retrouve parfois dans des mémoires. Les maîtres logent, nourrissent et font travailler les domestiques. Le domestique a le choix, : par exemple, Joseph Mayet fait 11 emplois en 10 ans dans un périmètre de 27 km.

Cette précarité des artisans exerce une pression forte, car si on ne trouve pas d’emploi, on risque une errance forcée. Les vagabonds doivent avoir le droit de vagabondage/mendicité dans les cités. Dès le XVIIIe siècle, ils sont emprisonnés. Le vagabond est défini sans travail, sans garant. L’oisiveté est considérée comme le pire des vices. Le travail est érigé en vertu, c’est « la richesses des nations » (Adam Smith) mais soumis à une épée de Damoclès car on peut tomber facilement dans le vagabondage. Dans ses mémoires, Ménétrat choisit très facilement ses emplois et il négocie les prix autour de la parole donnée. Le tableau est contrasté entre liberté de circulation, d’une part, et restrictions très fortes envers ceux qui ne choisissent pas leur mobilité, d’autre part.

Après 1945

Il y a surabondance de sources notamment 1500 cartons d’archives à Paris. Les services spécialisés de l’OIR (Organisation Internationale des réfugiés) gèrent les flux, envoient les offres aux OIR locales, qui préviennent les DP (displaced person). Mais cela demande du temps et les DP sont parfois déjà partis… Il s’agit d’un système très peu efficace. Dans les pays de réinstallation, il y a des professions qui peuvent agir négativement en précisant qu’ils ne veulent pas de réfugiés. Il y a donc des pressions internes (des médecins, avocats…). Entre la reconstruction, la modernisation et la guerre froide, le sort des « élites déplacées », catégorisés « intellectuels et spécialistes » par l’OIR, est donc particulier : refusés par les pays de réinstallation qui veulent avant tout des « bras », ils font l’objet d’une politique spécifiques de la part de l’OIR.

Les DP (displaced person) choisissent un métier mais surtout une vie. Les critères de choix sont multiples pour les eux. Certains veulent partir à n’importe quel prix et tout de suite. D’autres veulent un métier précis. D’autres encore veulent rejoindre des connaissances. D’autres changent de stratégie pendant leur parcours : des DP juifs partis en Israël, retournent en Allemagne…

L’OIR veut reclasser le plus possible les réfugiés. Elle met en place des programmes de formations professionnelles, s’il y a des refus de prendre les professions proposées par les DP. Elle recourt à des arguments de la charité pour accueillir ceux qui ne sont voulus par aucun pays pour leur métier (handicapés physique…).

Il n’y a pas que des critères liés au travail, mais aussi liés aux ethnies, coutumes, religions, âges… Par exemple, les DP juifs sont refusés par tous sauf Israël. L’Allemagne veut des Baltes car ils sont blancs et protestants et ils ont la réputation d’être travailleurs et propres. Les femmes passées 30 ans et les hommes passés 40 ans moins désirés. Les célibataires sont rejetés car la situation morale est importante.

Qu’est-ce qui est le plus important dans les mobilités et l’encadrement ?

À Athènes

C’est la cité qui est à la fois employeur pour les chantiers et encadrant.

À l’époque moderne

Des recruteurs vont de village en village. Parfois, des États protestants comme l’Angleterre ou des villes comme aux Provinces-Unies, ou des principautés allemandes, rédigent des édits d’accueil avec la question du travail au centre parmi d’autres critères. La Prusse donne une autorisation élargie en 1685 pour les protestants. L’édit de Hambourg ouvre aussi aux juifs. La Confédération helvétique est un milieu d’accueil des protestants mais elle les dispatche ensuite selon les demandes d’emploi. Les protestants sont bien organisés, et créent des lobbies, avec des demandes précises, et ils envoient cela aux États.

Après 1945

L’OIR joue un rôle pivot exceptionnel dans cette période particulière en diffusant les offres d’emploi, mais la forte bureaucratie est lourde et freine l’efficacité. L’américanisation des procédures de l’OIR, avec des techniques de marketing, ou les DP sont vus dans l’esprit comme des marchandises. Certains passages sont explicites.

Quelles est la fin de l’histoire ? Quelle est la fin du voyage : des conditions meilleures ? l’intégration politique ? l’intégration sociale ?

À Athènes

Les étrangers repartent chez eux après le chantier. La possibilité de devenir citoyen pour ceux qui restent et leurs descendants est liée à la nature de travail comme à Éphèse. Pour les sculpteurs de Rhodes, un père signe avec son fils, le premier de sa cité d’origine, le fils de Rhodes.

À l’époque moderne

Les protestants s’installent et s’intègrent, hormis dans le cas de la Prusse où ils sont accueillis dans un contexte d’exception et où ils restent en communauté pendant longtemps, avec une intégration tardive. Il y a une citoyenneté pleine et entière et une autre offerte aux nouveaux protestants arrivés.

Après 1945

Une fois réinstallés, les DP ont une protection juridique comme ce sera le cas dès 1951 avec celui du HCR. Ils récupèrent leurs anciens métiers, mais avec des contraintes. Les années 1951/1952 sont des années de croissance et de développement économique permettant l’intégration. Les DP ne revendiquent pas d’identité « DP » car ils sont très dévalorisés, donc leur intégration se fait en silence en cachant leur appartenance précédente et ce, grâce au travail. Cela rejoint le cas des autres étrangers dans l’Europe d’après guerre.

En guise de conclusion, la multiplicité des exemples passés devrait faire réfléchir les politiques publiques simplistes actuelles.

Rapporteure : Judith Volcot