Johann CHAPOUTOT

Grand entretien avec Johann CHAPOUTOT, professeur à Sorbonne Université. Modération Éric ALARY, docteur en histoire, professeur à Sciences Po Paris et président du Conseil d’administration du Centre européen de Promotion de l’Histoire (CEPH) de Blois.

Historien, professeur des universités, auteur d’une dizaine d’ouvrages analysant l’idéologie nazie, Johann Chapoutot vient de faire paraître deux ouvrages : Les 100 mots de l’Histoire dans la collection « Que-sais-je ? » des PUF et Le Grand récit. Introduction à l’histoire de notre temps, aux PUF également. Même si quelques mots ont été dits en fin d’entretien sur Les 100 mots de l’Histoire, c’est essentiellement au Grand récit qu’il fut consacré. Un entretien très pédagogique et de haut niveau, au cours duquel Johann Chapoutot a déployé sur la très longue durée historique une ample démonstration érudite.

Dans cet essai historique, il se penche de façon approfondie sur la définition même de l’histoire « qui consiste à donner du sens à ce qui n’en a pas ». Il cherche à comprendre « comment nous habitons le temps au XXe siècle », essayant de lui donner sens. Il éclaire de façon originale l’émergence du fascisme, du nazisme, du communisme, du libéralisme et de ses avatars. La question du sens en histoire est centrale dans sa démonstration.

Les questions précises, progressives et logiques d’Eric Alary, permettent à Johann Chapoutot d’exposer clairement les grandes idées de son essai. Ce compte-rendu ne reprend donc pas la forme du dialogue mais s’efforce de résumer les interventions de Johann Chapoutot. La Cliothèque  proposera un compte-rendu plus complet de l’ouvrage dont ce compte-rendu ne peut traduire toute la richesse.

L’humanité a besoin de grands récits

L’histoire est la science de l’homme dans le temps. Nous nous inscrivons dans un temps fini et nous le savons. Notre identité est structurée par un récit à l’échelle individuelle et collective. Les hommes ont besoin de se raconter des histoires sur leur histoire. Les anthropologues et les psychologues l’expliquent. Nous sommes des êtres symboliques, des êtres de langage. Nous avons besoin de récit pour cartographier notre position dans le monde et supporter le fait que nous sommes mortels. Lorsque l’on parle de comprendre la logique de quelqu’un, derrière il y a le logos, le discours, d’où l’idée de faire ce livre. J. Chapoutot se reconnaît dans une approche culturaliste, estimant que « la vraie réalité c’est l’imaginaire ».

La fin du récit providentialiste

L’Occident a été structuré par un grand récit. Le grand récit qui a forgé le monde occidental avait pour nom Dieu, le Salut, la Providence. C’était le christianisme. Le récit providentialiste a d’abord été sapé par la Réforme, puis par  la « révolution galiléo-cartésienne ». Vient le « désenchantement du monde », la fin des procès d’animaux par exemple, la fin de la sorcellerie aussi, l’avènement de la raison. Avec le XXe siècle sont arrivés les 20 millions de morts de la 1ère Guerre mondiale, la Shoah, et Dieu est mort. Johann Chapoutot cite Primo Lévi : « Le seul fait qu’Auschwitz ait existé devrait désormais interdire à quiconque de prononcer le mot Providence » ; il définit le XXe siècle en Occident comme « l’histoire d’un long deuil de Dieu ». Les grandes idéologies du XXe siècle, le socialisme, le communisme, le nazisme, le fascisme, le libéralisme sont une réponse à cette mort symbolique de Dieu.

Les grandes idéologies ont remplacé Dieu mais à leur tour disparaissent

Le vide laissé par le providentialisme qui était l’explication dominante en Occident jusqu’à la 1ère Guerre mondiale, a reflué devant les grandes catastrophes du XXe siècle, mais aussi auparavant devant le scientisme. Lucien Febvre avait bien montré qu’au XVIe siècle on ne pouvait pas ne pas croire ; aujourd’hui on peut se demander si l’on peut croire. Pour remplir ce vide, pour conjurer « la présence de cette grande absence » (Alain), sont apparues des « religions politiques » (Raymond Aron) qui montrent que des idéologies comme le communisme, le  fascisme, le nazisme sont des idéologies qui vont bien au-delà de la simple proposition politique. Ce sont des propositions anthropologiques qui définissent notre position dans le monde, notre rapport à la mort, aux morts, et qui sont de fait des propositions religieuses.

Les grandes idéologies sont remplacées par de nouvelles croyances

Les grandes idéologies ont remplacé Dieu, et elles sont aujourd’hui mortes ou battues en brèche. Mais ce n’est pas la fin des grands récits, comme le théorisait Jean-François Liotard, car il y a de nouvelles croyances pour combler ce vide symbolique. Johann Chapoutot cherche à les « cartographier ».

Le complotisme. indifférence à la vérité.

La première d’entre elle, celle qui a le vent en poupe, c’est le complotisme qui, dans un monde devenu incompréhensible, offre un récit simple : « Le complotisme, c’est le sens à la main des imbéciles ». On ne peut pas parfois ne pas faire l’hypothèse de la bêtise quand on lit des choses sur les reptiliens, sur les pédosatanistes etc… Mais ce serait une erreur totale de ne pas les prendre au sérieux, de même que l’on a eu tort de ne pas prendre au sérieux les propositions idéologico-religieuses des fascistes, des nazis, des staliniens, qui étaient incarnées par des acteurs qui croyaient à un messianisme, à une eschatologie, etc. Le complotisme c’est une manière de faire de la religion sans Dieu, c’est de tout expliquer par une force obscure ; on congédie Dieu, mais on garde le Diable. Les Juifs restent de bons candidats à l’explication par la causalité diabolique. Léon Poliakov avait bien fait le lien entre l’antisémitisme sur le long terme, bimillénaire, et ce besoin de Diable. Le complotisme a toujours existé. On parlait au Moyen Age de la conjuration des lépreux, accusés de vouloir contaminer tout le monde, via l’eau des puits. Johann Chapoutot se réfère aux travaux du médiéviste Franck Collard (.Le crime de poison au Moyen Âge, Paris, PUF, 2003 ; Poison et pouvoir . Histoire d’un crime politique de l’Antiquité à nos jours, Paris, Seuil, 2007). A l échelle historique, on constate qu’il y a investissement dans un discours complotiste lorsqu’il y a de grands traumatisme sociaux : la Révolution française, grand traumatisme pour les élites, donne naissance au complot maçonnique, puis judéo-maçonnique, puis judéo-bolchévique. Les crises économiques, les récessions, la désindustrialisation due à la mondialisation provoquent des recherches de causalité diabolique.

Le «bullshitisme », ou ignorantisme est une indifférence à la vérité. Johann Chapoutot se réfère aux travaux du philosophe américain, Harry Frankfurt, qui publia en 1986, De l’art de dire des conneries (On bullshit). Il montre que le menteur reconnait la valeur de la vérité, il sait qu’il ment. Le bullshitisme est un régime pulsionnel ; on raconte n’importe quoi tout le temps. L’exemple paradigmatique c’est Trump.

L’illimitisme est la croyance dans la toute puissance des capacités humaines, la croyance dans un progrès sans fin qui vise à conjurer nos limites, celle de notre géosystème, par la croyance dans la croissance illimitée de l’intelligence humaine qui nous permettrait de nous projeter dans l’espace. C’est Elon Musk, Jef Bezos…  Quitter une planète que l’on détruit pour aller vers une planète inhabituelle c’est quand même … curieux !

Le déclinisme est l’idéologie à la mode, c’est, pendant du messianisme, le mythe du Sauveur. Johann Chapoutot critique le dernier livre « hâtif, brouillon et bien mal écrit » d’Eric Zemmour, chantre médiatique du déclinisme français. Le déclinisme est une vieille tradition française, issue de la Révolution française qui a suscité son anticorps immédiat, une vision doloriste de l’histoire : non pas l’émancipation humaine vers des valeurs universelles mais une déréliction morose, un repli sur la nostalgie d’un passé idéalisé. C’est une vieille tradition, héritée des Romains. Au Ier siècle de notre ère, à l’apogée de l’Empire, tous les historiens romains affirment le déclin de Rome.

Son succès actuel vient des traumatismes sociaux massifs : la mondialisation, la désindustrialisation, la précarisation, la pandémie. « Je lis Zemmour depuis des années (…) Chez lui il y a trois ennemis : la femme qui vous dévirilise, l’Arabe qui vous orientalise et l’homosexuel qui trouble tout. » Quand il affirme que Vichy a protégé les Juifs français, que la France n’est coupable de rien, il est dans le négationnisme. Là encore, il reprend la vieille théorie de l’épée et du bouclier ; celle d’un De Gaulle qui combat les Allemands et d’un Pétain qui protège les Français. C’est le discours hagiographique d’Isorni, avocat de Pétain devant la Haute Cour de Justice en 1945. Zemmour essaie de réhabiliter le Maréchal, Vichy, et la France. Ces théories mensongères servent un public qui n’a plus à se repentir des horreurs de Vichy. Tous les historiens ont montré l’inanité de ces théories, Paxton, Henri Rousso, Laurent Joly.

Johann Chapoutot, soutenu en ce sens par Eric Alary, tient cependant à nous quitter en affirmant des raisons d’être optimiste qu’il voit dans les nouveaux rapports à l’enfant, à la nature, dans les pratiques associatives et dans de nouvelles pratiques sociales. « Restons vigilants et faisons confiance à l’intelligence ».

Joël Drogland