Légende de la carte en frontispice.

Table ronde avec Virginie Baby-Colin, professeur à l’Université d’Aix-Marseille et aussi responsable du master MEEF et professeur à l’Inspé de l’académie,  Michel Foucher, titulaire de la chaire de géopolitique appliquée et Frédéric Piantoni, maître de conférence à l’Université de Reims Champagne Ardenne.

Existe-t-il des types de migrations spécifiques dans cet espace à définir ? Il s’agit de présenter la grande caraïbe ou le grand bassin caraïbe : l’espace insulaire mais aussi l’espace bordier, les Guyanes, les bords de l’Amérique centrale et au nord, la Floride. Cette délimitation se justifie par des échanges qui ont fait les espaces basés sur les plantations (café et bananes), fondés grâce au dynamisme des migrations, l’importation de la main-d’œuvre d’esclaves venus pour travailler. Si les espaces sont fragmentés, leur unité est basée sur l’immigration d’abord européenne, puis sur l’esclavage lié à la domination coloniale.  Au XIXe siècle, une importante vague venue d’Asie remplace les esclaves affranchis qui ne sont pas tous restés, toujours en lien l’exploitation coloniale. Ceci explique la grande capacité d’assimilation des migrations contemporaines. La diversité et la multiplicité des métissages constituent une des valeurs spécifiques à cet espace caribéen. Par le jeu des diasporas, l’espace est un lieu unique marqué par son ancrage sur toutes les diasporas qui se sont croisées, où les remises financières totalement mondialisées constituent 18% du PIB des Caraïbes.

Quelle est la spécificité de cet espace à l’échelle mondiale ? Cet espace pivot va bien plus loin que l’Amérique du Nord. On doit parler de circulation à l’échelle mondiale qui s’exprime à partir de cet ancrage, depuis le XVe siècle. Michel Foucher parle de la Méditerranée américaine, Miami étant la ville refuge des Cubains, des Mexicains et de la bourgeoise d’Amérique latine. L’Asie du Sud-Est ressemble à cet espace qui se structure avec les échanges et des populations extrêmement mobiles, les mêmes acteurs coloniaux, une économie de plantation, une diaspora chinoise de grande importance. Aujourd’hui 400 000 personnes vont travailler à Singapour tous les jours tandis que 200 000 traversent quotidiennement la ZES (zone économique spéciale) de Hong-Kong, une manipulation du gouvernement chinois qui favorise l’installation de Chinois pauvres pro-Pékin dans certains quartiers hongkongais. Les Philippines vivent des remises ainsi que les pays arabes.

Quelles sont les spécificités des dynamiques actuelles de cet espace ? Ville latino-américaine (diaspora cubaine, mexicaine et aujourd’hui vénézuélienne (1/4 de la population exilée en Colombie et ailleurs)), Miami serait la capitale de l’espace caraïbe. Les États-Unis encore très attractifs représentent les 2/3 des migrations internationales de cet espace. Par contre, on assiste à un affaiblissement des liens vers les anciennes colonies européennes et un renforcement des circulations internes à la Caraïbe avec des couples migratoires comme la Colombie et le Venezuela ou le Costa-Rica et le Nicaragua, Haïti et la République dominicaine avec beaucoup d’irréguliers haïtiens (1,5 million) qui occupent des camps à la frontière. Beaucoup d’Haïtiens vivent au Venezuela, au Canada (étude de la géographe Violaine Jolivet de l’université de Montréal), au Brésil, au Chili (60 000 personnes). Plusieurs générations d’Haïtiens ont intégré le Canada et la politique de ce pays permet un ascenseur social ; lire Dany Laferrière de l’Académie française. Certains migrants sont à l’avant-garde des flux migratoires et de leurs problèmes. Les gens sont de mieux en mieux informés des espaces accueillants contre l’effet Trump et le durcissement au Canada. Les migrations sont des choix, des stratégies individuelles ou collectives, parfois avec des drames. A l’échelle locale, les trajectoires individuelles sont beaucoup plus nuancées. Par exemple, au Sud, les frontières sont poreuses, dans l’espace insulaire ou dans le bassin amazonien incontrôlable. Les manières de circuler diffèrent selon les groupes en fonction de leur histoire. L’approche macro et l’approche micro sensibilisent sur l’infini des possibles dans les stratégies migratoires.

Quels sont les nouveaux enjeux de ces migrations internationales ? Un enjeu très important est la circulation transnationale, un terme posé par les anthropologues américains spécialisés dans les Caraïbes. Elle s’exprime par les remises ou la protection sociale transnationale (des familles très élargies se constituent des réseaux de sécurité qui dépassent les frontières comme au Sénégal où les remises servent de sécurité sociale). On commence à créer des espaces d’échanges de libre circulation comme le CARICOM. Existent aussi aux États-Unis, des nationaux américains qui vivent dans un milieu transnational totalement tournés vers l’Amérique latine. On parle de la génération 0,5, c’est-à-dire, 600 000 enfants nés aux États-Unis de parents mexicains (le solde migratoire à la frontière est devenu négatif puisque beaucoup de gens retournent au Mexique). Ces enfants bilingues et binationaux, espagnol et anglais, qui ont étudié aux États-Unis, partent au Mexique et se retrouvent à l’école avec des Mexicains… Cependant la crispation des frontières au nord de l’Amérique se retrouve aux frontières de l’espace insulaire, qui va de pair avec la montée des nationalistes.

L’espace régional caribéen est-il plus fluide qu’en Méditerranée ? Y a-t-il moins de drames ? Les intervenants l’expliquent par un contrôle plus difficile d’un espace très étendu. Globalement les liens sociaux, économiques et familiaux sont si forts que la notion même de contrôle est dissoute. Les espaces continentaux s’étendent aussi sur des milliers de km. La frontière entre les États-Unis et le Mexique mesure 3000 km, le mur s’étend sur 1000 km. En 1986, le « Control Act » américain permet de régulariser 3,2 millions de clandestins ayant travaillé aux États-Unis mais avec un contrôle drastique des entrées. On parle beaucoup des morts dans les déserts ou sur la Bestia, ce train de marchandises emprunté par les migrants d’Amérique centrale qui traverse le Mexique. Les flux vers le nord ont quadruplé en 2019 par rapport à l’année précédente. L’élection du président mexicain Manuel Lopez Obrador s’est faite sur l’ouverture aux migrants. Mais Trump a menacé d’augmenter les droits de douane sur les produits mexicains et le Mexique a renoncé à ses promesses, 25 000 soldats mexicains sont détachés pour empêcher les passages avec des expulsions bien plus importances. Les Maras, ces gangs transnationaux où il y a beaucoup d’Américains expulsés, sont l’expression des rapports et des circulations dans cet espace où beaucoup d’États sont faillis. (Voir un documentaire de Christian Poveda, sur les gangs des tatoués au Salvador, journaliste assassiné par le pouvoir en place). Ces gangs s’insèrent dans ce que les sociologues appellent « l’industrie de la migration ». Les frontières sont des espaces sur lesquels se construisent une économie des migrations avec de nombreux acteurs informels (passeurs, trafiquants, commerçants, logeurs). Elles sont des ressources économiques massives. L’espace caraïbe connaît une circulation informelle active. L’intervention très forte de certains États contre les trafics, comme la Colombie, déplace les routes liées à la drogue ou au commerce de l’or.

Et la politique de la France en Guyane ? L’accès à une zone maritime exceptionnelle comme celle de la crevette, stimule des filières migratoires anciennes. Dès le XVIIIe siècle, on a une mondialisation de ces espaces dans un environnement ibérique et portugais. Les puissances française, hollandaise et anglaise cherchent leur zone d’influence, ce qui permet à la France aujourd’hui d’intervenir sur le MERCOSUR. Aujourd’hui, on parle beaucoup d’environnement car un décloisonnement s’opère où l’Europe sacralise la biodiversité de la Guyane, à l’image de l’Amazonie qui n’est plus un enfer vert mais un espace à protéger. La biodiversité devient l’argument pour lutter contre les migrations brésiliennes  à la recherche d’or. Les peuples autochtones sont aussi utilisés comme des garants de la protection de l’environnement. L’UE a donc pris la main sur cet espace par le financement de projets d’aide au développement dans un but géopolitique plus large.

La politique actuelle des États-Unis modifie-t-elle les flux migratoires ?

 

 

 

 

 

 

 

Selon la doctrine Monroe de 1823, l’espace caribéen est l’arrière-cour des Américains qui font et défont les gouvernements. Il s’agit de maintenir les intérêts américains dans la zone. La création de l’État du Panama a pour but d’évincer les Français du canal. Un certain nombre de flux sont conditionnés par l’accord de visas. Les populations salvadoriennes et guatémaltèques ont bénéficié de visas spéciaux ce qui a constitué des diasporas aux États-Unis. Des accords ont été signés également lors de catastrophes naturelles… L’enjeu géopolitique de cet espace réside aujourd’hui dans l’importance des hispaniques susceptibles de jouer sur la politique intérieure américaine.

Christine Valdois pour les Clion@utes