Quels sont les enjeux et impacts économiques, sociaux et politiques de la réforme des retraites ? Cette conférence rassemble différentes perspectives de sciences sociales pour croiser les regards macro et micro-économiques, démographiques, sociologiques et politiques sur le contenu, mais aussi les modalités d’adoption et de réception d’une réforme particulièrement débattue et contestée.

Intervenants

  • Carole Bonnet, démographe, Institut national d’études démographiques (INED),  spécialiste des retraites et des inégalités entre les femmes et les hommes.
  • Bruno Cautrès, politiste au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), spécialiste des comportements et attitudes politiques, opinion publique.
  • Christine Erhel, économiste, directrice du Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET), spécialiste de la qualité de l’emploi et du travail, auteure d’un rapport sur les travailleurs de deuxième ligne.
  • Bruno Palier, politiste au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po, spécialiste des réformes des retraites.
  • Xavier Ragot, économiste, Président de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), spécialiste de macroéconomie financière.
  • Michael Zemmour, économiste, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheur affilié au Laboratoire Interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP) de Sciences Po, spécialiste des politiques socio-fiscales, spécialiste des retraites.

Modération : Philippe Martin, économiste, doyen de l’École d’Affaires Publiques de Sciences Po.

Une réforme macroéconomique favorisant la croissance du produit intérieur brut

Xavier Ragot (OFCE) 

Depuis la réforme Balladur de 1994, la retraite s’aligne non pas sur le coût de la vie, mais sur la productivité du travail, qui est une variable très débattue. Les projections à l’horizon 2070 du rapport du Conseil d’Orientation des Retraites (COR) prévoient une stabilisation de la part des dépenses de retraites dans le produit intérieur brut (PIB) pour une hausse raisonnable de la productivité du travail de 1%. Certes, le problème démographique est réel, mais la part des dépenses dans le PIB reste constante en raison de la baisse de la pension moyenne au cours des prochaines années. 

A long terme, la réforme est censée avoir un effet positif sur le niveau d’activité globale et sur la croissance en raison de la hausse du nombre des actifs. Cet effet pourrait atteindre 1% à 1,4% en fonction du taux d’emploi des séniors. La réforme aura aussi des effets négatifs, comme la hausse du chômage qui pèsera sur l’activité économique. A 5 ans, l’OFCE prévoit un effet négatif alors que d’autres modèles aboutissent à un effet neutre. Les effets sur les autres comptes  de la sécurité sociale et de l’assurance chômage dépendent d’un ensemble de données déterminant l’équilibre à long terme, en fonction des autres politiques mises en place pour accompagner l’emploi des séniors notamment. 

Par ailleurs, aucun économiste sérieux ne pense que le but de l’économie est de maximiser l’emploi ou la croissance: il s’agit de favoriser le bien-être de la population. De ce point de vue, les Français sont confrontés à un choix sociétal entre le temps qu’ils consacrent aux loisirs et leur pouvoir d’achat. Or, les économistes considèrent d’un commun accord que le temps consacré aux loisirs présente un avantage comparatif pour l’économie française. Si l’on accepte de réduire le pouvoir d’achat des retraités ou des actifs, l’allongement de l’âge de l’ouverture des droits n’est pas nécessaire pour équilibrer le système économique, mais c’est une question d’arbitrage. 

Quoiqu’il en soit, la France doit résoudre le déséquilibre entre la consommation et la production, qui se manifeste en particulier dans une balance commerciale négative. L’équilibre des comptes peut résulter de la baisse des dépenses privées par la hausse des impôts, ou par la croissance du produit intérieur brut (PIB). La réforme des retraites a pour finalité d’augmenter le PIB sans mettre en place les conditions du débat démocratique qui devrait accompagner un tel choix.

Michaël Zemmour (LIEPP)

Cette réforme est un cauchemar pour les spécialistes de l’évaluation des politiques publiques. L’absence d’analyse du système des retraites s’explique par le fait que la réforme n’est pas motivée par le souhait de faire évoluer le système des retraites mais reflète une politique macroéconomique qui ne s’assume pas. 

Deux indicateurs permettraient d’analyser le système français des retraites: le niveau de vie des retraités et la durée de la retraite. Le niveau de vie des retraités a atteint un maximum dans les années 2000 et il est prévu qu’il revienne au niveau de vie des années 1980. La durée de la retraite n’a cessé de s’allonger mais se réduit depuis le début des années 2010. 

La réforme proposée est inédite dans la mesure où elle entend faire reculer ces indicateurs alors que toutes les réformes précédentes cherchaient à modérer leur progression. Elle comprend:

  • le passage de 62 ans à 64 ans de l’âge légal au rythme de 3 mois par an à partir du 1er septembre 2023 jusqu’en 2030
  • le passage de 42 ans de cotisation (168 trimestres) actuellement à 43 ans (172 trimestres) d’ici 2027, au rythme d’un trimestre par an.
  • une durée minimale de cotisations de 43 ans cotisés pour toutes les carrières longues.
  • la revalorisation de certaines petites pensions qui représentera de 0 à 100 euros pour les petites pensions

Pour la majorité de la population, le décalage de l’âge légal de la retraite se traduit par le fait de travailler plus longtemps. Pour un tiers à un quart de la population, il se traduit par des fins de carrière en invalidité (dispensées de la réforme), en chômage, en RSA ou sans revenu. L’emploi des séniors devrait croître de 300 000 et le nombre de personnes qui ne sont ni en emploi ni en retraite de 100 000 à 150 000. Certaines personnes – notamment des femmes – ont enfin des retraites tellement mauvaises qu’elles travaillent jusqu’à 67 ans.

La réforme demande un effort particulier à deux catégories : les femmes types dont l’âge de départ va passer de 62 à 64 ans, et les personnes touchées par des effets générationnels qui devront travailler quelques mois de plus que leurs aînés immédiats.

Une prise en compte insuffisante des écarts entre les hommes et les femmes

Carole Bonnet (INED)

La réforme a complété un article du code de la sécurité sociale en indiquant que “la Nation se fixe comme objectif à l’horizon 2050 la suppression de l’écart entre la pension moyenne perçue par les femmes et les hommes”. Cet objectif, présent dans la réforme précédente, n’avait jamais été chiffré. Les écarts de pension atteignent aujourd’hui 40%, et 25% en incluant les effets des pensions de réversion. Or, la loi ne précise pas lequel de ces deux écarts est concerné, ce qui pose problème car les femmes les plus jeunes ne bénéficieront plus autant des reversions. 

L’écart de pension entre les hommes et les femmes se réduit depuis plusieurs générations grâce à la montée en charge des droits familiaux, la plus grande participation des femmes au marché du travail, leur montée en compétences, mais aussi la baisse de la moyenne des pensions des hommes sur les dernières générations. Il devrait cependant rester élevé à 25% en 2037. La note d’impact prévoit une hausse de la pension des femmes de 1% pour les hommes et de 2% pour les femmes de la génération 1972, sur un écart de 20 points. Malgré un affichage politique très fort, la réforme n’a donc pas d’effet réel sur l’écart de pension moyen.  

Les femmes sont particulièrement désavantagées par la réforme en raison de l’accent mis sur l’âge de départ en retraite. Les femmes sont très touchées car elles arrivent à l’âge d’ouverture des droits grâce aux majorations de durées d’assurance. En 2010, l’effet était moindre en raison du décalage de l’âge d’annulation de la décote. 

Le dispositif de carrières longues bénéficie plutôt aux hommes car il vise une population qui a une durée cotisée longue, et non une durée validée longue. Les autres formes de validation, comme le congé maternité, ne sont donc pas prises en compte. Par ailleurs, la réforme n’est pas revenue sur la question des droits familiaux et conjugaux alors que le dossier de presse précédant la réforme le prévoyait. Ces droits contribuent de manière importante aux écarts de pension entre les hommes et les femmes en compensant les écarts de durée, mais pas les écarts de salaires. Le travail à temps partiel, par exemple, se répercute de manière très forte sur les écarts de pension. Ces écarts seront encore plus importants dans le futur en raison d’une moindre mutualisation des pensions au sein du couple marié. La question du niveau de pension des femmes se pose donc de manière accrue. 

Les travailleurs de la seconde ligne, particulièrement touchés par la situation “ni en retraite, ni en emploi”

Christine Erhel (CEET)

Je ne suis pas spécialiste des retraites, mais des conditions de travail et d’emploi, que l’on évoque rarement en France. J’ai été chargée par Elisabeth Borne, alors ministre du travail, de préparer un rapport sur les travailleurs et travailleuses “de la seconde ligne” selon l’expression utilisée par le Président Macron pendant la pandémie. 

Les travailleurs de la seconde lignes sont ceux qui ont continué de travailler et ont pris des risques pendant la pandémie: ils appartiennent aux métiers de service, au secteur agricole, aux transports et sont fortement exposés à des contraintes physiques et des contraintes horaires (horaires atypiques, morcellement des journées) très mal prises en compte par la notion de pénibilité inspirée des secteurs industriels. Ils se caractérisent par un fort sentiment d’utilité sociale – perception qui s’est accrue pendant la crise sanitaire – un une forte insatisfaction salariale. 

En fin de carrière, ces personnes sont plus concernées que les autres par les situations ni en emploi ni en retraite (25% au-delà de 50 ans). Elles sont plus souvent au chômage, en inactivité et en invalidité. Cette situation est associée à un fort risque de pauvreté (DARES). En outre, leur niveau de salaires est particulièrement bas puisque leur salaire médian est de 1400 euros contre 2000 euros pour l’ensemble des salariés. Ils connaissent des carrières plates avec un écart qui tend à s’accroître au fil du temps, de la carrière et de l’âge.

L’index sénior ne suffira pas pour compenser leurs difficiles conditions de travail. Pour beaucoup, les contraintes physiques et psychologiques du travail en fin de carrière ne sont pas soutenables. La réforme ne s’est pas inscrite dans une discussion sur les conditions salariales et de travail qui aurait permis de l’aborder de manière positive. 

Enfin, la catégorie de “la seconde ligne” manifeste un rapport au travail qui concerne d’autres catégories d’emplois en France: une forte intensité du travail perçu liée notamment au mode de management, et une forte insatisfaction salariale.

Prendre en compte le rapport subjectif au travail dans la société française

Bruno Cautrès (CEVIPOF)

La réforme des retraites reflète la difficulté pour le politique de prendre en compte des situations sociales subjectivement vécues. Derrière les réalités économiques se trament des vies individuelles, que le politique saisit mal. Le CEVIPOF publie régulièrement une enquête sur la perception du travail en Allemagne, en France, en Italie et au Royaume-Uni. Derrière la question des retraites se trouve celle du travail. 

L’enquête effectuée il y a deux ans interrogeait les sondés sur la manière dont la société française les traitait et leur demandait de retenir 5 qualificatifs positifs et 5 qualificatifs négatifs. Le qualificatif qui revenait le plus souvent était le mépris. La perception est celle d’un pays injuste qui ne tient pas sa promesse de méritocratie. 

On ne peut sérieusement attribuer la crise de la réforme des retraites à une difficulté qu’auraient les Français à se ranger au réalisme économique. Il faut prendre en compte la place du travail, qui est très loin d’avoir disparu des mentalités au profit d’une vision hédoniste de la société. Ainsi, près de 75% des Français estiment que le travail occupe une place éminente dans leur vie, un chiffre comparable à celui des autres pays. Cependant, une minorité de Français considère que leur travail est dûment reconnu et récompensé. La réforme soulève donc la question du sens et de l’objectif ultime du travail et entraîne avec elle de nombreuses questions de société. Si elle est aujourd’hui si mal acceptée par deux tiers des Français et trois quarts des actifs, c’est parce que ces derniers ont une expérience négative du travail face à laquelle la retraite apparaît comme la seule récompense qu’ils reçoivent d’une société qui traite avec mépris. Les Françaises et les Français ont bien compris qu’il ne s’agit pas seulement de cotiser pour financer les retraites.

En France, la question du travail ne constitue pas seulement un échange économique, mais aussi une forme de reconnaissance et d’épanouissement. La qualité du travail accompli et le sens que l’on veut donner à sa vie par le travail va de pair avec une demande de proximité dans la relation de travail. Pour les Français, une société juste est une société qui réduit les écarts de rémunération, mais qui prend aussi en compte d’autres données, comme l’équité. Le récit d’une France parfaitement égalitaire et méritocratique est donc à revisiter. Les sondages réalisés après la pandémie expriment une forte demande de protection sociale, font apparaître une baisse de la demande de réduction du nombre de fonctionnaires mais aussi un besoin de protection par les frontières.

Dans ces conditions, la crise politique actuelle pourrait conduire à une fracture au sein de la majorité et à une crise très profonde au sein des Républicains. Le Rassemblement National sort en position de force alors qu’il ne parle pratiquement pas de la réforme. Il y aurait la place pour une gauche de gouvernement nouant des liens durables avec le monde du travail et abordant la question du travail. 

Comme le faisait remarquer Michael Zemmour, la réforme pose problème du point de vue de l’évaluation des politiques publiques. Les modélisations d’impact génèrent toujours des effets moyens. Le but d’un gouvernement n’est pas de répondre aux besoins individuels mais d’assurer le bien être collectif et moyen. Mesurer et prendre en compte l’impact des décisions politiques prises à l’échelle macroéconomique sur les destins individuels s’avère plus difficile. Que signifie concrètement travailler tard dans un pays opulent, où beaucoup de travailleurs sont épuisés? Est-ce une dernière opportunité de vivre une belle chose? Est-ce une chance d’accéder à de nouvelles responsabilités? Est-ce une occasion de se former ou d’avoir une hausse de rémunération? Personne n’a fondamentalement expliqué ce que la réforme pouvait signifier à l’échelle individuelle en dehors du fait de cotiser.

En Europe, un financement croissant des retraites par l’épargne privée

Bruno Palier (CEE)

Il est courant d’entendre à l’étranger qu’il est impossible de réformer les retraites en France alors que les retraites ont été nombreuses depuis 1993. Avant la réforme Balladur, les Français cotisaient 37,5 ans et l’âge légal de départ était fixé à 60 ans, mais nombreux étaient ceux qui partaient plus tôt. Les réformes et projets avortés ont eu recours à toutes les figures de style politique imaginables. 

Trois réformes ont fait l’objet de négociations avec les partenaires sociaux. La plus drastique, menée en 1993, ne connut aucune opposition car elle faisait suite à une négociation avec les partenaires sociaux qui déboucha sur la création de la CSG et ne fut mise en place que très progressivement, entre 1993 et 2005. La réforme de 2003, qui visait à allonger la durée de cotisation et à aligner les conditions du secteur public sur celles du privé, suscita d’importantes opposition mais fut mise en place grâce à la négociation avec les syndicats réformistes qui déboucha sur la notion de carrières longues et permis d’avancer l’âge moyen de départ à la retraite. Un équilibre fut trouvé pour la réforme de 2013-2014. 

A l’inverse, les deux réformes mises en œuvre sous l’égide de Nicolas Sarkozy en 2007 et 2010 furent imposées sans négociation initiale. Il s’agissait selon les termes du Président d’imposer aux corporatismes de s’aligner sur le secteur privé. La réforme de 2007 fut adoptée au prix d’importantes subventions. Celle de 2010 instaurant le passage de 60 à 62 ans et imposée par la Commission européenne fut acceptée par l’opinion publique dans le contexte de la crise financière. 

Que s’est-il donc passé pour que la réforme de 2023 suscite de telles oppositions? Comme l’on fait remarquer les intervenants précédents, cette réforme n’a pas été véritablement pensée comme une réforme des retraites. Il s’agissait de réaliser des économies budgétaires le plus rapidement possible, à la demande de la direction du Trésor. Mettre l’accent sur l’âge de départ permet des effets budgétaires immédiats. La réforme s’inscrivait en outre dans une ruse politique consistant à voler aux Républicains une mesure phare qu’ils défendaient au Sénat depuis longtemps pour siphonner des voix pendant la présidentielle. Cette ruse est lisible dans la loi telle qu’elle a été pensée. Ce faisant, la majorité a confondu un positionnement principalement symbolique avec une réforme s’appuyant sur une réelle analyse d’impact. La réforme de 2023 s’appuie sur une analyse d’impact de 120 pages contre plus de 1000 pages en 2019-2020. Dans les pays nordiques, quand on réforme les retraites, on met ensemble tous les partis politiques et on attend que tout le monde soit d’accord. En Allemagne, en Autriche et aux Pays-Bas, on négocie avec les partenaires sociaux.

Contrairement à ce que peuvent laisser penser certaines cartes d’Europe présentant les âges de départ à la retraite, les systèmes français et allemand sont similaires. L’âge légal est ainsi de 62 ans en France et de 63 ans en Allemagne tandis que l’âge sans décote est 67 ans en France et 66,5 ans en Allemagne. Pourtant, l’âge moyen de départ en retraite est de 65 ans en Allemagne contre 62 ans en France. Cette différence peut s’expliquer par le comportement des entreprises vis-à-vis des séniors. En Allemagne et au Pays-Bas, la structure démographique de la société se traduit par l’obsession des entreprises de garder en emploi les séniors et d’améliorer leurs conditions de travail. En France, les entreprises cherchent à encourager le départ le plus tôt possible par des plans sociaux et des ruptures conventionnelles. 

L’ensemble des pays européens transforment aujourd’hui leur système de retraite afin de garantir à chacun un niveau de vie minimum par la mise en place de minima sociaux, tout en encourageant les individus à maintenir leur niveau de vie par l’épargne privée qui bénéficie d’exonérations fiscales. La France suit cette tendance avec du retard. 

Pour conclure, cette réforme doit être envisagée pour ses conséquences politiques, car elle a tout ce qu’il faut pour alimenter les dynamiques à l’œuvre dans la montée de l’extrême-droite.

Échange avec les étudiants

1) L’absence de réforme conduit-elle à une injustice intergénérationnelle?

Le système actuel est très favorable aux anciennes générations. En l’absence de réforme, les jeunes seront les plus pénalisés par une hausse des cotisations sociales et l’absence d’investissement dans la transition énergétique.

Xavier Ragot (OFCE)

Dans les années à venir, la réforme Balladur de 1993 continuera à se traduire par le recul du niveau de vie moyen des retraités. Faut-il accélérer cette dégradation par une hausse de la CSG? C’est un débat sur la manière de penser l’équité intergénérationnelle. Les besoins de la jeunesse sont certes cruciaux, mais il existe d’autres assiettes fiscales que les caisses de retraite. La réforme des retraites est très paramétrique et ne touche pas à d’autres variables, comme la hausse du taux de pression fiscale, qui semble taboue. 

Michaël Zemmour (LIEPP)

L’effet intergénérationnel lié à la réforme Balladur saute aux yeux. Il est plus difficile à évaluer pour les jeunes, le rendement des cotisations dépend de la croissance. Il y a donc peu à en attendre quand vous naissez dans un monde sans croissance. L’effort pourrait cependant être mieux réparti entre trois leviers: les retraités, ceux qui sont aux portes de la retraite, et les jeunes.

Carole Bonnet (INED)

Le COR s’est intéressé à l’équité intergénérationnelle en s’appuyant sur plusieurs indicateurs. 

Bruno Palier (CEE)

La question de l’équité intergénérationnelle soulève un paradoxe. Alors que le gouvernement n’a cessé de répéter que le système des retraites était particulièrement généreux, il a choisi de ne demander aucun effort à ceux qui en bénéficient. Ce paradoxe est d’autant plus étonnant qu’il existe trois niveaux de CSG chez les retraités, et que le niveau le plus élevé est soumis à un taux moins élevé que les actifs. Le gouvernement disposait là d’une marge de manœuvre beaucoup plus juste que le gel de la revalorisation des retraites qui est indifférenciée. Un certain nombre d’autres réformes ont essayé de connecter le destin des retraités avec le reste de la société. Ce fut le cas en Allemagne où les retraites s’alignent sur la démographie, et en Suède où elles dépendent de la vitalité de l’économie. Les retraités Suédois acceptent volontiers l’idée que leur sort est lié à celui des autres générations. La façon dont on construit les droits sociaux en France s’appuie sur le passé sans les connecter au présent, comme y invitent les propositions d’André Masson dans Nos Sociétés du vieillissement entre guerre et paix. Plaidoyer pour une solidarité de combat (2020). 

Bruno Cautrès (CEVIPOF)

La réforme n’a pas su lier le destin des générations car elle manquait de sens en dehors des cotisations. Elle débouche sur une impasse opposant les séniors et les juniors, deux catégories qu’il faut pourtant déconstruire.

2) Faut-il conserver un système bismarckien de séparation des dépenses publiques?

Les débats se concentrent sur l’équilibre des caisses retraites alors que la réforme soulève plus largement la question des prélèvements obligatoires, qu’il s’agisse de cotisations sociales ou d’impôt. Devrait-on agréger les dépenses publiques dans les comptes de l’Etat?

Michaël Zemmour (LIEPP)

Le système français s’est éloigné d’un système purement bismarckien en raison d’un effet de vases communicants très important depuis 20 ans. Je suis convaincu de l’intérêt de séparer les comptes et d’affecter les recettes, ne serait-ce que pour pérenniser les dispositifs de protection sociale. Cependant, les échanges entre l’Etat et la sécurité sociale sont source de flou. L’Etat donne l’impression de se désengager et cherche à engranger une grande partie des économies réalisées par la sécurité sociale.

Bruno Palier (CEE)

La comparaison des dépenses de santé dans les pays où le système de financement est privé et les pays où il est public montre qu’elles sont identiques. Le même type de comparaison pourrait être mené pour les retraites. Dans de nombreux pays européens, les travailleurs ont compensé la baisse des retraites financées par les caisses socialisées par de l’argent privé mis en épargne. La socialisation des retraite présente l’avantage de réduire les inégalités, ce qui se traduit en France par un taux de pauvreté des retraités exceptionnellement bas, et des inégalités moindres que dans d’autres pays. Dans les pays qui préfèrent les retraites par capitalisation, seuls 20% à 30% des salaires les plus élevés peuvent en bénéficier. La distinction entre cotisations et impôts n’est plus aussi pertinente que par le passé, dans la mesure où les critères de Maastricht les considèrent comme des dépenses publiques. En outre, la réforme de Balladur a promis en 1994 de compenser les baisses de cotisations par de l’argent public.

Xavier Ragot (OFCE)

Pour créer un consentement à la contribution, le respect des corps intermédiaires et notamment du syndicalisme est une voie. C’est pourquoi l’agrégation des comptes des caisses et des comptes de l’Etat n’est pas une bonne solution. En revanche, la gestion des caisses sociales par les syndicats pourrait être une piste.

3) Est-il possible d’estimer le bénéfice global de la réforme pour les comptes de l’Etat ?

Le débat actuel soulève régulièrement la question du déficit. Le déficit prévisionnel du système de retraite est ainsi de 13,5 milliards en 2030. Qu’en est-il de l’ensemble des recettes au global à l’horizon 2030 avec ces deux années de cotisation supplémentaires?

Xavier Ragot (OFCE)

On considère généralement que la moitié de la hausse du PIB alimente les caisses publiques. Les évaluations les plus hautes prévoient une hausse de 0,7% du PIB en 2030, ce qui représenterait aujourd’hui 14 milliards d’euros. C’est la pensée économioque qui n’a pas été assumée par le gouvernement.

Christine Erhel (CEET)

Il est important de prendre en compte les coûts cachés de la réforme des retraites. La réforme de 2010 s’est traduite par une hausse de l’invalidité, des arrêts maladie et des dépenses de maladie. Ces coûts n’atteignent pas le niveau des recettes attendues.

4) Quel est le degré de tolérance de la population à la hausse des prélèvements ?

Bruno Cautrès (CEVIPOF)

Les résultats des sondages sur les prélèvement obligatoires dépendent fortement des questions posées. Cependant, la population est davantage prête à payer des cotisations que des impôts (DARES).

Mickaël Zemmour (LIEPP)

Les prélèvements sociaux destinés à financer les retraites et la santé se caractérisent par une forte soutenabilité politique. Ainsi, 75% de Français sont opposés à une baisse des cotisations qui se traduirait par une baisse de la protection sociale. L’opposition à la hausse des cotisations est moindre. 

5) Comment se fait-il que le Rassemblement national soit le principal bénéficiaire de cette crise ?

Bruno Cautrès (CEVIPOF)

Perceptions subjectives:  la mauvaise prise en compte des dimensions subjectives fait que nous en sommes à deux crises sociales majeures en 5 ans. Manière dont les individus perçoivent les situations est plus important que les réalités objectives. 

Bruno Palier (CEE)

Plusieurs élément peuvent expliquer que cette réforme agisse comme un carburant pour le Rassemblement National:

  • La réforme des retraites a des conséquences politiques très saillantes et très rapides 
  • Les plus impactés sans filtre sont les ouvriers, les employés et les classes moyennes menacées dont les revenus se situent entre 1400 euros et 2000 euros. Ce sont des électeurs qui ont le plus tendance à voter pour le RN (67% des ouvriers et 57% des employés en 2022).
  • Le ressentiment social naît au travail comme le montre Paulus Wagner. Ce sont les partis populistes de droite radicale. Le Rassemblement national s’exprime peut mais lorsqu’il le fait, c’est pour répéter qu’il défend “les gens qui travaillent dur”. 
  • Face au Rassemblement National, la gauche semble désunie et n’a pas de discours sur les conditions de travail. 

Bruno Cautrès (CEVIPOF)

Au cours de la présidentielle de 2022, Marine Le Pen est parvenue à s’approprier le thème du pouvoir d’achat. Les dimensions d’image montrent qu’elle a capté depuis longtemps la dimension de proximité, à laquelle s’ajoute la combinaison avec la question culturelle de l’immigration. Son bastion sociologique regroupe les travailleurs précaires, les précaires, les personnes qui ont des contrats lourds et qui peuvent se sentir menacés par une réforme

Michaël Zemmour (LIEPP)

Les économistes s’intéressent aux conflits sociaux qui laissent leur marque sur les systèmes sociaux. Les conflits sociaux qui ont marqué le XXe siècle témoignaient d’un échange politique. L’absence d’échange politique aujourd’hui est frappante. 

Bruno Palier (CEE)

L’écart entre Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen était de 20 millions d’écart de voix en 2002, l’écart entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen de 10 millions en 2017 et de 5 millions en 2022. Dans les sondages actuels, l’écart est négatif. La méthode retenue alimente la rhétorique populiste. Celle-ci s’appuie sur une opposition entre le “eux” et le “nous”. Dans cette rhétorique, les élites se reconnaissent parce qu’elles nous mentent et ne tiennent pas compte de nos problèmes. 

Christine Erhel (CEET) 

Concernant les salariés de la seconde ligne, la promesse du Président de la République n’a pas été tenue.