Migrations, diasporas et créolisation dans la Caraïbe

Cédric Audebert CNRS, université des Antilles.

Cédric Audebert travaille depuis 20 ans sur la diaspora d’Haïti, mais aussi celle de Jamaïque, de Martinique, de Guadeloupe, et de Saint Martin. Il mène une nouvelle réflexion, en croisant toutes ses recherches, sur la notion de créolisation. C’est une notion de vocabulaire et une notion anthropologique et sociologique.

 

Pourquoi l’étude de la créolisation au prisme de la migration est-elle éclairante pour comprendre les sociétés caribéennes contemporaine ?

Quels sont les effets des dynamiques migratoires sur les mutations sociales et culturelles à l’œuvre dans nos sociétés caribéennes ?

Quelles formes prend cette « imprévisibilité » ?

 

Préambule

Cédric Audebert reprend la notion de créolisation d’Edouard Glissant : il s’agit de la « mise en contact de cultures distinctes, dans un endroit du monde, avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments ».

Cette imprévisibilité est portée par la création d’entités culturelles inédites, à partir d’apports divers.

Cela peut venir de loin. Sur plusieurs siècles. Et cela peut venir aussi de nouveaux contacts à l’intérieur de la Caraïbe, de sociétés déjà créolisées qui entrent en contact entre elles et créent de nouvelles formes de contact.

 

La notion de créolisation abordée au prisme de l’analyse migratoire : le fait migratoire est au cœur de la genèse historique des sociétés caribéennes et de leur dynamique sociétale présente.

Il y a un élément historique : le temps long ; et un élément géographique : dans l’espace.

Le peuplement caribéen est exogène, fondé essentiellement sur la traite transatlantique.

Ce fait migratoire est fondamental, dans la genèse des sociétés. Et pas seulement dans une perspective historique, mais aussi actuelle : il y a une diasporisation croissante des sociétés insulaires au XXème siècle. A la fois quantitatif et qualitatif. (15 % de la population de Cuba vit à l’étranger, 22 à 25 % pour la population d’Haïti, et un tiers de la population de Jamaïque réside à l’extérieur, en particulier aux Etats-Unis et à Porto Rico : 40 %)

Une dimension aussi qualitative : l’impact que ces populations de la diaspora résidantes à l’extérieur des îles d’origine ont sur les îles d’origine est important : politique, transferts de modes de vie, de modèle de consommation … il y a un lien, un fonctionnement, une action à distance de ces populations dans la Caraïbe.

 

Il y a des raisons historique, géographique et sociétale qui font que la migration est importante pour ces sociétés antillaises. Il est intéressant de croiser les notions de créolisation et de migration pour comprendre l’évolution de ces sociétés les dernières décennies.

 

Cadrage conceptuel :

Diaspora : dispersion géographique des populations (principalement en Amérique et en Europe) (multipolarité) et interpolarité (liens entre ces communautés), liens avec le pays d’origine et maintien d’une identité propre. Dans le cas de la diaspora haïtienne : il y a des liens diasporiques avec les Etats-Unis, l’Europe, … les liens entre les différents pôles permettent de montrer une identité diasporique.

Champ migratoire : espace pratiqué par les migrants et structuré par l’ensemble de leurs flux ; la migration produit et  structure un faisceau de dynamiques sociales inscrites dans un espace transnational qui intègre le pays d’origine, d’installation, voire de transit.

Système migratoire : articulation dynamique de ces champs à une vaste échelle (ici, le bassin caribéen)

 

Théorie : comment appréhender la créolisation et l’hybridation en contexte migratoire dans la Caraïbe.

Un apport nouveau : l’identité culturelle est toujours construite, il ne faut pas faire d’essentialisation.

A Miami, il y a un Little Haïti. Où coexistent des identités culturelles. Des croisements et transferts culturels se produisent, avec l’invention de nouvelles identités culturelles.

L’ensemble de ces processus n’agissent pas de manière cloisonnée, ils sont souvent en interaction.

L’exemple des transferts financiers : 2 milliards de dollar des populations jamaïquaines vont vers la Jamaïque. Cela a permis a la Jamaïque de s’affranchir du FMI.

Haïti : en 2017, 3,3 milliards de dollars ont été transférés : cela représente 40% de la production intérieur brute haïtienne ! Des centaines de milliers de familles en Haïti vivent grâce à ces transferts de capitaux.

Les lignes de force sont structurées par quelques grandes métropoles des pays du Nord. 2/3 des Antillais en France sont ainsi en Ile De France. 85% des Haïtiens de France sont en région parisienne.

 

Les Haïtiens sont nombreux aux Etats-Unis (500 000 dans le Sud Floride, 500 000 à New York, ils sont beaucoup aussi à Boston et Atlanta …), au Canada dans la Caraïbe (à Cuba, il y a des descendants d’Haïtiens des années 1920, qui coupaient la canne à sucre. Beaucoup continue à pratiquer la langue créole alors qu’ils sont désormais cubains), dans toutes les petites Antilles et en Europe. Il y a des flux migratoires vers l’extérieur et dans le bassin caribéen.

 

Le Processus de créolisation est contextuel. Il dépend de l’espace et de la société dans lesquels il se développe.

Ce processus dépend  :

  • de l’histoire migratoire des groupes concernés
  • du contexte socio-politique d’installation
  • des rapports sociaux de pouvoir (entre les groupes altérisés)
  • de l’environnement culturel dans lequel sont en contact les groupes

 

L’exemple des Haïtiens à Miami :

  • Contexte multiculturel caribéen (Hispano-caribéens, Haïtiens, anglo-caribéens). On observe des rapports sociaux entre les différentes populations qui n’ont pas la même place dans la hiérarchie. Les Cubains sont plus structurés que les Haïtiens.
  • Contexte d’accueil marqué par l’hostilité, puis législation de la présence haïtienne qui permet son implantation durable : on compte 300 000 Haïtiens aujourd’hui, visibles économiquement et politiquement. Il faut bien comprendre que les « boat people » haïtiens, il y a 30 – 40 ans ont reçu un accueil négatif semblable à ce qui se passe en Méditerranée actuellement. Mais en 1986, la légalisation permet de se projeter sur le long terme. Ainsi, aujourd’hui à la mairie de Miami, il un député haïtien élu. Depuis 2000, un pouvoir politique haïtien se met en place.
  • Reconnaissance en tant que communauté ethnique par le système étatsunien : reconnaissance culturelle. un statut officiel de la langue créole depuis 2000 (3ème langue reconnue, avec l’Anglais et l’Espagnol). On assiste au développement d’un espace pour la créolophonie (il existe différents créoles parlés dans différentes iles), qui se déploie aussi à l’extérieur de la Caraïbe.

Le cas de Miami est édifiant.

Mais des éléments jouent contre cette créolisation : 

  • contexte socio-institutionnel marqué par l’ethnicisation des rapports sociaux (la diversité culturelle donne de la distanciation sociale, une compétition ethno-communautaire)
  • altérisation du groupe haïtien synonyme de triple minorisation : les Haïtiens son perçus comme une minorité (noire ; à l’intérieur même des populations noires : les afro-étatsuniens considèrent que c’est une minorité car c’est une population non anglophone ; population migrante qui arrive dans une ville majoritairement hispanophone (2/3 de la population de Miami). Triple minorité : ce sont des représentations sociales. Ce sont des conceptions largement dominantes, qui font que le processus de créolisations est perturbé. On constate des pressions de cette pop° haïtienne à l’assimilation à la culture états-unienne noire. (Populations noires natives) Construction d’une identité réactive.

Malgré l’existence d’histoires partagées et de cultures hybrides, le processus est perturbé ou inachevé.

 

Migrations intra-caribéennes et hybridité culturelle : une identité régionale en devenir ?

Une hybridité culturelle

Est-ce un espace plutôt fragmenté ou plutôt homogène ? Y a-t-il une identité caribéenne ?

Entre les différentes îles de la Caraïbe, il existe une identité, un contexte de substitution migratoire. Il y a un brassage permanent. Dans certaines îles, la part relative des immigrants et de leurs descendants tend à s’accroitre. Par exemple à Saint Martin, elle représente la majorité de la population de l’île.

Le sentiment d’appartenance à une grande Caraïbe prend des formes originales :  la néocréolisation

  • Pluriculturalité (résultat d’une cohabitation où les individus acquièrent des compétences culturelles permettant l’échange avec d’autres groupes)
  • Transculturalité (résultat d’une circulation transnationale, où les individus et familles intègrent les éléments culturels de plusieurs sociétés)
  • Interculturalité (résultat de transferts culturels entre groupes ethno-culturels et d’une génération l’autre).

Dans le cas de Saint Martin néerlandais : sur 30 000 habitants, 67 % parlent anglais, 13% espagnol comme 1ere langue et 88% créole haïtien. 20 % des personnes nées en Haïti et en République Dominicaine ont l’anglais comme première langue.

 

Questions du public :

  • Dans le cas de société avec puissance tutélaire ? Martinique, Guadeloupe, des formes de créolisation qui se développent dans un contexte ou d’autres références culturelles transforment le processus, s’y ajoutent.
  • Les nouvelles technologies de la communication et de l’information ? elles permettent aussi de rester en contact en distance, elles apportent une abolition de l’espace-temps. La créolisation travaille ces sociétés en direct.