C’est dans une salle Gaston d’Orléans totalement remplie que nous prenons place. La thématique, autour de la question de la construction du personnage historique, est prometteuse, et la table ronde réunie des historiens dont l’importance n’est plus à démontrer. 

Le modérateur, monsieur Emmanuel Dreyfus, prend la parole. La suite de ce texte, afin de rendre compte de l’ensemble des propos tenus, prendra la forme d’un verbatim. 

 

Comment nait un personnage historique ? Est-il le fils de l’histoire ou de l’historien ? 

 

Antonio Gonzales (AG) : Poser cette question à un antiquisant est toujours intéressant quand nous avons à faire à un concept moderne et contemporain, dans le sens où la notion de personnage historique renvoie à la fiction et à l’invention d’une figure partiellement historique ou totalement fictionnelle, voire même biographique quand nous cherchons coller à la vie. Les personnages historiques de l’Antiquité nous sont connus dans les mythes et les exploits contés dans les poèmes, notamment chez Homère. Ce sont des héros, c’est à dire dans un entre deux (ni humain ni dieu).

Pour autant cela ne posait pas de problème pour les Anciens : l’histor rapporte des données qui peuvent paraitre totalement mythiques pour les modernes, mais la distinction n’existe pas à l’époque. Ceux qui racontaient les histoires (les aèdes et rapsodes) les enjolivaient et les rallongeaient car payés à la longueur du récit ou de l’intérêt suscité. Les récits historiques des anciens sont à l’image de Janus : une part d’historique coulé dans des propos mythiques.

Le personnage historique va être inséré dans un récit, tenant compte de temporalités parfois étonnantes pour nous. Or le temps du mythe et de la légende explique en grande partie le présent des sociétés de l’Antiquité. Cela est si vrai que l’on consacrait à ceux-ci des hérôons, sanctuaires permettant d’assoir l’autorité d’une cité et de familles se rattachant à ses héros. Les personnages plus ou moins fictifs devenaient concrets et appuyaient des réalités de l’époque. La vénération les rendaient réels et tangibles, car ayant de la valeur.  

Cette forme de récit a marqué l’écriture même de l’histoire chez les Anciens : l’Enquête d’Hérodote, Les vies des douze Césars, La Guerre du Péloponnèse : à chaque fois des personnages ayant existé et agi dans la société et le monde gréco-romain deviennent historiques. Le personnage historique est bi-face : il est dans le même temps historique et légendaire. Il ne pèse qu’à travers sa face légendaire voire mythique.

Ils sont l’interface entre le monde réel et le monde mythologique. La biographie historique des Anciens fut décriée au XIXème siècle face aux données fantasques. Mais nous puisons énormément d’informations aujourd’hui permettant de comprendre les ressorts sociologiques de la conception de l’Histoire dans l’Antiquité. 

 

Claude Gauvard (CG): Cette question me m’est en porte à faux. Qu’est-ce qu’un personnage historique ? Est-ce celui qui, par son action, a contribué au changement du monde (Du Guesclin, Grégoire le Grand) ? Est-ce le récit qu’en font les contemporains, c’est à dire une frange aristocratique ou cléricale, oubliant du même coup les gens du peuple qui sont rabaissés (pensons à Jean Froissart et à son récit de la Jacquerie de 1358 qui occulte l’action et l’originalité de Guillaume Cale) ? J’aurais tendance à renverser les choses et à penser, qu’au sein de la communauté politique, il y a des gens ordinaires qui sont aussi des personnages historiques. 

Nous conservons une conception aristotélicienne de la société au Moyen-Age. La communauté politique est composée selon Aristote de l’homme, animal politique qui vit en société. Deux catégories d’individus échappent à cette communauté : le saint et la brute (le criminel). Or je me suis énormément intéressée à ces criminels dans mes travaux historiques.

En levant le voile sur les éléments de la vie des individus en question (nom, lieu de vie, liens familiaux), l’archive anonyme permettant ici de leur donner corps, faisons-nous d’eux des personnages historiques ?  La nécessité du récit pour constituer le personnage historique nuit très nettement à notre approche car nous ferons alors attention à seulement quelques individus reconnus par les documents historiques et littéraires.

Donc qu’est-ce qui rend le récit si important dans la constitution du personnage historique ? Guillaume le Maréchal serait-il devenu si important sans les travaux de Georges Duby ? Est-il le seul chevalier qui court les tournois dans le nord du royaume de France à l’époque ? Bien évidemment non. La différence ici est la présence du récit dont l’historien a fait son beurre. A partir du personnage historique est reconstituée toute la société de l’époque. Comment comprendre Jeanne d’Arc sans vouloir comprendre la société contemporaine ? C’est impossible sans effectuer un va et vient entre l’homme et sa société. Ces questionnements nous amènent donc à une vigilance : prendre garde au personnage historique afin de ne pas être dominé et guidé par lui. 

 

Pascal Cauchy (PC) : Je partage tous les remarques précédentes mais je retiendrai quelques mots simples : récits et histoire sont intimement mêlés dans la constitution du personnage historique. On retrouve cela dans la période contemporaine, notamment avec le développement de la fiction romanesque à partir du XIXème siècle. 

La période contemporaine a une particularité : c’est une manufacture industrielle à personnages historiques. Des Guillaume le Maréchal nous en avons des milliers. Il y a un trop plein de personnages historiques. Mais la place du héros, acteur de faits ordinaires ou même extraordinaires, n’allait pas de soi. 

La confrontation entre Balzac et Vigny, se posant la question du personnage historique dans le roman, illustre cela. Balzac s’y oppose totalement, ayant un goût pour le vrai et ne souhaitant pas être pris au dépourvu par un historien qui pourra lui opposer la réalité des faits. Vigny considère que la véracité historique ne s’impose pas, retrouvant des préoccupations chères aux Anciens. L’histoire se posera la question de l’utilité du personnage historique, notamment via les Annales (critique de Lucien Febvre envers Milioukov, reprochant à ses travaux n’être qu’une succession de portraits des tsars). Le héros individuel fut gommé par le héros collectif que l’on appelle le peuple et qui apparait dans les travaux d’histoire économique.

Cette approche durera jusque dans les années 1970 et renverra les biographies au monde de l’érudition et de l’académie. Le retour du personnage historique se fera de l’extérieur, via des érudits et académiciens (citons ainsi la biographie de Pompidou par le journaliste Eric Roussel)

La mise en lumière des personnes délaissés dont parlait madame Gauvard est le fruit de cette histoire sociale. Aujourd’hui la biographie est revenue en grâce (Serge Berstein a énormément travaillé dans ce domaine). 

 

Comment meurt un personnage historique ? Faut-il une belle mort pour entrer dans l’Histoire ? Est-ce que le personnage historique s’estompe ? 

 

AG : Pour l’Antiquité la belle mort est celle d’Achille et de son dilemme : mourir jeune et demeurer dans l’histoire ou vieillir et disparaitre ? Pour notre culture la considération d’Achille a été le premier grand marqueur de l’individu et de l’éternité fantasmée. A partir de cette réflexion on peut s’interroger sur ce que voudrait dire « sortir de l’histoire » ou « devenir éternel » pour les Anciens ?

Je voudrais insister sur certains personnages historiques que les sources antiques ont valorisé. Et je voudrais citer un cas paradoxal : Spartacus. C’est par sa mort que Spartacus devient un personnage historique et qu’il obtient une destinée étonnante. C’est une mort instrumentalisée par Rome pour épouvanter les populations serviles. Mais en même temps Spartacus survit dans la mémoires des romains qui avaient pour objectif d’effacer cette révolte. 

Souvent il n’y a pas de mort dans la littérature mais des transformations. Il y a le passage de la réalité au monde fictionnel qui permet de raconter l’histoire et une histoire. Ainsi citons le cas de Lucius dans les Métamorphoses d’Apulée, devenu âne à la suite de pratiques magiques. Cela lui permet d’observer la société et de la décrire, notamment la servilité à la base de celle-ci. Il permet ainsi de décrire la société de l’époque et de manière paradoxale.

Ainsi cette approche permet de mettre en avant des personnages de l’aristocratie essentiellement, utilisant cette apothéose pour se mettre en valeur. Ces comportements seraient considérés comme archaïque aujourd’hui, avec un retour vers des personnages extraordinaires. La mort et la résurrection sont des phénomènes d’éternité qui joueront une place centrale dans le christianisme en constitution à l’époque. L’éternité s’acquiert par la mort et la résurrection. 

 

CG : Mourir au combat, ce qui a de plus héroïque à nos yeux, n’est pas forcément la meilleure mort au Moyen Age. Mourir au combat est la mort soudaine, c’est à dire une mort non préparée du point de vue chrétien et donc on ne peut pas être sûr de l’issue dans l’au delà. Plus on avance dans le Moyen Age et plus cette idée est ancrée dans les esprits. Par exemple, au XVème siècle, des manuels de préparation à la mort existent.

On distingue les morts extraordinaires, accroissant la sainteté (Jacques de Voragine et la légende dorée) des autres. L’atrocité ou l’injustice de la mort peut faire entrer le personnage dans l’histoire et la vénération. C’est le procès inique de Jeanne d’Arc et sa mort par le feu qui la fait entrer dans l’histoire. Dans cette même approche le suicide devient l’un des pires crimes car ceci vous prive de Salut. Donc la mort édifiante fait entrer dans l’histoire. 

Il existe aussi un amalgame entre le héros et son temps. Cet amalgame peut être né du vivant même du héros. L’exemple de Charles De Gaulle est édifiant sur ce point (sans empiété sur la contemporaine). Pour la période médiévale nous avons Louis IX. Dès sa canonisation on regrette déjà son règne. Encore aujourd’hui on parle du XIIIème siècle comme du siècle de Saint Louis, faussant la vision et amenant à des contradictions importantes. Mais ce n’est pas le siècle de l’expansion seulement, c’est aussi celui de l’échec des croisades, de la fin des défrichements et aussi celui d’une mort piteuse. Si nous devions déboulonner les statues, celles de Saint Louis sentiraient le souffre (rapport aux juifs). Il ne doit pas devenir l’arbre qui cache la forêt des failles de son époque. 

 

PC : Le personnage historique meurt beaucoup à l’époque contemporaine. La question de la mort volontaire n’est pas si répandue à cette période. Elle ne contribue pas à créer ou déterminer le personnage et sa postérité. On demeure dans le fait et le contexte. Je pense ici même à une mort mélodramatique qui discrédite encore un peu plus le personnage : le général Boulanger. 

Par contre, il est sûr que la morale juste et la mort par assassinat crée une postérité efficace  quelques soient les faits (Kennedy). Pour combien de temps ? On ne sait pas, c’est variable. La mort brutale ne participe pas toujours à la création d’une figure de postérité. La période contemporaine se base avant tout sur le moment, la période pour créer le personnage historique : ainsi Churchill c’est l’homme de 1940.

Dans ce trop plein de personnages le contexte et la période permet aussi d’élever ou au contraire de faire disparaître des individus. Citons Aristide Briand qui a disparu quasiment ou, a contrario, Rosa Park qui réapparait avec les événements contemporains. Nous sommes dans un carrousel de personnages historiques. 

Ainsi existe t-il des figures stables ? Claude Gauvard citait De Gaulle. Aujourd’hui cela est vrai mais est-ce que ce sera le cas dans 15 ans ? Je ne le sais pas. 

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