Carte blanche aux éditions Droz, en partenariat avec les éditions Payot et la revue « Sciences Humaines » :

Relire le Devisement du monde de Marco Polo, autrement dit sa « description du monde », de Jérusalem à la Chine des Mongols, permet de saisir sur le vif la naissance au creuset italien d’un nouveau savoir géographique global, auquel nous devons tant.

MODÉRATION : Laurent TESTOT, Historien et journaliste.

INTERVENANTS : Joël BLANCHARD, Professeur émérite de l’Université du Mans, Marie FAVEREAU DOUMENJOU, Maître de conférences à l’Université Paris Nanterre-Paris 10, Thomas TANASE, Professeur agrégé et docteur, Timothy BROOK, Professeur à l’université de la Colombie-Britannique à Vancouver et à l’Université de Shanghaï.

Laurent Testot : Nous partons en voyage d’une heure pour comprendre dans quel univers Marco Polo a évolué, en partenariat avec une nouvelle traduction du « devisement du monde » aux éditions Droz de Joël Blanchard à laquelle ont collaboré  Thomas Tanase et Timothy Brook qui a publié « Le léopard de Koubilaï Khan, une histoire mondiale de la Chine » sur l’empire chinois. Marie Favereau Doumenjou est, elle, spécialiste de la Horde d’Or.

LT : Qui est Marco Polo ?

Thomas Tanase : Le XIIIe siècle, c’est l’essor des royaumes français et anglais et des cités italiennes et celui de la 4e croisade. C’est parallèlement la soumission des principautés russes à la Horde d’Or en 1240 et en 1258 la destruction de Bagdad par Hulagu Khan, petit-fils de Gengis Khan. 

Le père et l’oncle de Marco Polo, marchands vénitiens allés à  Constantinople, décident de faire des affaires sur la Volga tout en rencontrant des émissaires du Khan. Ils leur décrivent l’Occident. En 1269, ils arrivent à Acre puis rentrent à Venise où le père retrouve son fils orphelin de 15 ans.

En 1271, les deux frères et le jeune Marco sont porteurs d’une lettre du nouveau pape Grégoire X pour le Khan, et partent en Chine. Marco Polo y restera 17 ans puis rentré à Venise, pendant la guerre avec Gênes, il est emmené en captivité. La rédaction du « Devisement du monde » est le fait d’un écrivain professionnel, Rusticello de Gênes qui est son compagnon d’infortune. Le texte est écrit dans un français italianisé à l’honneur dans les milieux érudits, très proche du français actuel et agréable à lire.

Joel Blanchard : il s’agit bien d’une collaboration entre plausiblement des notes de Marco Polo structurées par cités décrites une par une. « Deviser » signifie raconter. Le terme de « Merveilles » est largement postérieur aux versions initiales. Marco Polo parlait vraisemblablement le latin, le vénitien et le français pratiqué par les élites italiennes. Rusticello est un écrivain de geste et un homme de culture. Cette nouvelle traduction aux éditions Droz se veut une version proche de l’original puis qu’elle adosse traduction et texte original dans une langue que l’on peut qualifier de « créole ».

LT : Que trouve-t-on dans le livre des merveilles ? 

Marie Favereau Doumenjou : du point de vue de la géopolitique, on a un tableau très intéressant de l’empire mongol – les sources du texte sont extrêmement variées permettant à la fois d’y voir sa singularité – la vision d’un Vénitien – mais en même temps des informations de l’intérieur de l’empire qui sont exceptionnelles. Marco Polo en tant qu’employé avec un rang important du Khan a dû disposer d’une grande liberté de voyager en ayant eu en mains ces « tablettes d’autorité » en vigueur dans l’empire. 

LT : Pourquoi des marchands italiens ont-ils eu la folle idée d’aller jusqu’en Chine ?

Timothy Brook : en tant qu’historien de la Chine, je découvre un homme qui ne s’intéresse pas à la Chine, détruite par les Mongols, mais à eux. Or un seul document en Chine parle du temps où Marco Polo y a séjourné et son nom n’apparait pas directement. Rien non plus chez les sources mongoles ; ce qui fait que Marco Polo est le seul à décrire la cour mongole de la 2e moitié du XIIIe siècle.

LT : Une fake news, ce voyage ?

TB : La seule source chinoise qui concorde avec le récit de Marco Polo est le voyage de la princesse mongole vers la Perse en vue d’une alliance et que Marco Polo raconte avoir accompagné. Même si le texte est manifestement « arrangé », il n’en est pas moins réel. On sait aussi qu’un chef chrétien du Yang-tsé l’atteste. Il ne faut pas oublier que Koubilaï Khan était le fils d’une de ces princesses chrétienne de l’Asie des Steppes. Enfin, alors que les nombreux récits de voyage du XIIIe siècle abondent d’éléments fantastiques (monstres) et font référence au mythique royaume du prêtre Jean, Marco Polo est lui très factuel dans ses descriptions.

MFD : les cartes de l’empire mongol sont parcellaires. Gengis Khan, c’est 3 générations avant : 1206 et sa mort en 1226. Ce sont ses enfants et petits-enfants qui agrandissent son empire vers la Syrie et vers la chine du Sud des Song (1260). C’est donc l’extension maximale que voit Marco Polo avec 4 grands lignages (voir carte du C Grataloup) parfois en conflit mais avec une unité culturelle, que l’on peut qualifier de monde mongol.

LT : A quoi ressemble cette Chine de Koubilaï Khan ?

TB : C’est une Chine mongole quasi pré-chinoise. A Cheng’ou, Koubilaï a son « jardin de chasse » et n’aime pas rester dans son palais, à l’instar d’un empereur chinois vivant dans « la cité interdite ». 

JB : « Le devisement du monde » n’est pas un traité de commerce mais un vrai ouvrage de littérature qui crée le genre du roman géographique : Marco Polo part de son expérience personnelle pour retransmettre une vision globale de son voyage : l’empereur a le souci du bien-être des habitants, avec des relais de poste perfectionnés et la plantation systématique d’arbres le long des voies afin que le voyageur ne se perde pas y compris dans le désert. La fabrication de la monnaie de papier est décrite avec grande précision à partir de l’écorce de l’arbre. Renseignements très factuels : ainsi le cours de la monnaie est précisé. Il s’agit aussi de frapper l’esprit des lecteurs avec un usage manifeste de l’hyperbole.

LT : Qui est Koubilaï Khan ?

TB : C’est le petit-fils de Gengis Khan qui a dû adapter son gouvernement non seulement aux Mongols mais aux autres peuples avec des techniques de gouvernement à la fois pragmatiques et devant s’adapter à des tailles d’empire inconnues jusqu’alors.

MFD : le papier-monnaie est utilisé aussi mais pas partout notamment  dans la Perse où les gens ne toléraient que la monnaie métallique. L’administration s’est adaptée. 

LT : Pouvait-on faire le tour de l’Asie à l’époque ?

MFD : Les routes prises par Marco Polo permettent d’avoir une idée des itinéraires de commerce de l’époque avec une compétition entre la route du Nord, celle de la Horde d’Or et la route du Sud, en grande partie maritime. 

LT : Mais d’autres voyageurs ont fait des récits !

TB : En quantité ! Dès 1204, les papes envoient des émissaires vers les Mongols. Saint-Louis envoie un françiscain qui fait un grand récit de voyage avec de vrais précisions. Les Mongols attestent de la circulation de « Francs blonds » (des Russes, vraisemblablement). Une communauté latine avec un évéché latin existe dans la 1ère moitié du XIIIe à Pékin qui disparaissent avec l’invasion mongole. 

LT : La Chine est-elle déjà au centre du monde ?

TB : Marco Polo a joué un rôle essentiel pour placer la Chine au centre des réalités gépolitiques européennes. Christophe Colomb avait un exemplaire du Livre des Merveilles.

LT : Il y a cette fascination de l’Europe pour l’Asie et la Chine,  considérées comme en avance technologiquement.

LT : Quelle postérité pour Marco Polo ?

TB : il a été beaucoup lu. Il en est fait mention dans un ouvrage à l’intention de Charles VII au milieu du XVe siècle. 

TT : il a été traduit par les dominicains, il est connu des cours françaises, anglaises. La grande chronique de Guinée portugaise en parle ; Christophe Colomb cherche à vendre son récit aux souverains espagnols en invoquant son expédition. Or il en a seulement entendu parler via un explorateur au service du Portugal, Toscanelli. Il se le procure en fait en 1497. Les Jésuites se servent de son voyage quand ils sont en Chine, à Macao au XVIe siècle. Sa postérité continue d’ailleurs avec la mondialisation actuelle ; son succès dépasse les époques.

Questions du public : 

Q1 : Ya-t-il eu beaucoup de versions illustrées du voyage ?

TT : Peu de versions enluminées à part celle montrée à l’écran (cf. supra), qui circule à la cour de Bourgogne et de France. 

Q2 : Le commerce italien s’est-il développé jusqu’en Chine ?

TT : les cités italiennes commerçaient surtout avec les espaces proches, les produits exotiques avaient plus une fonction imaginaire de rêves accessibles.

Q3 : Quelle relation entre OBOR (« One Belt, One Road ») et les routes du XIIIe siècle ?

MB : les Mongoles ont été très attentifs aux commerces du nord avec les fourrures. La route du Nord, « La route de la soie » n’est pas attestée en tant que telle à l’époque. L’expression est d’ailleurs inventée par un géographe allemand du XIXe siècle. 

TB : il ne s’agit pas de routes entre l’Europe et la Chine mais de réseaux locaux régionaux. A la cour du grand Khan il n’est pas marchand mais diplomate envoyé par le pape. Koubilaï a besoin d’assoir son pouvoir en particulier sur la route du sud moins contrôlée, d’où ce voyage de la princesse via le sud. Il n’y a pas de route de la soie maritime actuelle, mais l’expression des intérêts géopolitiques du gouvernement chinois actuel.

Q4 : Quand y a-t-il eu de la soie en Europe ?

TB : La soie voyageait mal. C’est un tissu très fragile qui supporte mal les conditions maritimes. 

Q5 : Des contacts avec les Romains ? Quelle influence sur les frères Polo ?

TT : pleins de récits circulaient, souvent fantastiques. Dans la basilique St Marc, à Venise, il y a une sculpture célèbre sur les routes de conquête d’Alexandre…

Q6 : Marco Polo, qu’a-t-il été pour la Chine ?

TB : Marco Polo est important pour les Mongols, moins pour les Chinois. En fait les Mongols avaient plus confiance en les étrangers dont ils pouvaient s’attacher la loyauté, et se méfiaient des Chinois.

JB : Il a passé 15 ans à la cour du Khan même s’il n’a pas occupé de fonctions premières. Ce récit géographique s’appuie sur une expérience personnelle riche.

Q7 : Que penser de la présence actuelle kitsch à TianJin où a été baptisée une place « Marco Polo » et un quartier italien renaissance construit ? 

TB : Vraisemblablement un effet de l’amitié sino-italienne…

Q8 ; Comment Marco Polo a pu communiquer ? 

TT : on peut supposer que sachant déjà plusieurs langues, il a pu apprendre et communiquer sans difficultés en persan ou en mongol…