Michel Pastoureau est un grand spécialiste de l’histoire symbolique du Moyen Age. Il a fait de nombreux ouvrages, dont une série sur les couleurs : du bleu au jaune.

Aujourd’hui, la conférence porte sur ses premières amoures chromatiques : le bleu d’Italie.

Le thème du festival est l’Italie, le sujet de la conférence joint la couleur et l’Italie : en effet, l’Italie entretient avec la couleur bleue des rapports ambivalents et ambiguës. L’histoire du bleu en Italie, c’est l’histoire d’une promotion : dans l’Antiquité les Romains détestent le bleu, aujourd’hui c’est la couleur préférée des Italiens dans les sondages. En fait, c’est une histoire compliquée.

Quelques dossiers et quelques problèmes

En Rome Antique

Personne ne s’habille en bleu, surtout sous la République, ce serait transgressif. En effet, c’est la couleur des barbares, des germains. Aussi, le rouge et le jaune sont des couleurs faciles à faire chez teinturiers Romain. Teindre en bleu ou vert est difficile pour Romains.

 Au IIIe siècle, des teinturiers germains s’installent dans l’empire : cela lance une mode de bleu et vert.

Avoir les yeux bleus dans l’Antiquité, c’est dévalorisant : c’est ridicule pour les hommes, et pour les femmes, cela est symbole d’une mauvaise vie. Le bleu est très négatif. D’après les témoignages, notamment au théâtre, le germain est obèse, il a les cheveux frisés et roux, il a les yeux bleus, il est rouge de teint … c’est la totale.

Il y a des changements sous l’Empire, sous l’influence des matrones romaines qui aimeraient plus de diversité dans les vêtements : des modes orientales et « barbares » apparaissent dans les vêtements des femmes : bleu, vert et violet, au scandale des moralistes. Pline l’Ancien (réactionnaire) est horrifié : « colores floridi » : des couleurs frivoles.

Au IIIe siècle après J.-C., les modes orientales et germaniques s’imposent dans le vêtement féminin, puis au IVe dans le vêtement masculin : la toge n’est plus seulement blanche, on trouve même des toges bleues.

La méfiance par rapport au bleu se voit dans le lexique. Dire bleu en latin est un exercice difficile : il y a beaucoup de mots, tous imprécis et instables. Ceruleus est le principal mot pour bleu : il évoque la couleur de la cire, l’idée de pâleur « ceruleus ». D’autres mots sont utilisés (tels que indigos …), mais il n’y a pas de terme de base. Quand les langues romanes créent leurs mots de couleurs, le latin ne fournit rien pour le bleu et le jaune. Les termes germanique et arabe s’imposent : blau ; azur.

Pour l’historien, c’est un très bon document sur le peu d’intérêt voire le caractère pédagogique de cette couleur.

Dire bleu en grec ancien est encore plus dur qu’en latin.

Dans la seconde moitié du XIXe, certains ophtalmologues se sont demandé si les Grecs et les Romains n’étaient pas aveugles en bleu. C’est un problème qui a été débattu jusqu’à la Première Guerre mondiale, avec des polémiques de 1850 1914. Les Germains seraient en avance sur les Romains pour la couleur bleue …

En fait, on confondait perception, vision et nomination : ce n’est pas parce qu’on ne nomme pas une couleur qu’on ne la voit pas. En fait, le bleu joue une place faible.

Une exception existe dans la Rome Antique, à l’hippodrome. Les courses de chars connaissent un grand succès. Les écuries sont symbolisées par une couleur. Progressivement, le rouge et le blanc disparaissent : sous l’Empire, il ne reste que les curies vertes et bleues. En général, le peuple supporte les curies bleus (venetus).

Au Moyen Age

Au Moyen Age en Italie, on est très discret sur la couleur bleue. Les Pères de l’Eglise sont peu bavards sur cette couleur. En effet, la Bible est un texte peu colorée (dans la version en araméen et en hébreux, il n’y a quasiment pas de couleur. La tradition latine apporte quelques couleurs : le texte biblique n’est pas du tout stable). La majorité des occurrences concerne le rouge, le blanc et noir. Il n’y a pas de bleu. C’est une couleur presque oubliée pendant 1 millénaire, entre l’Empire romain tardif et l’an Mil. Cela explique pourquoi le bleu est absent des couleurs liturgiques qui se mettent en place en Italie, dans les diocèses.

A la fin du XIIe siècle, le cardinal Lothaire (le Pape Innocent III, le plus grand pape de l’histoire de la papauté), avait, lorsqu’il était jeune, écrit un texte sur la messe. Il décrit le diocèse de Rome pour modèle. Le Concile de Trente l’entérine, ce qui vaut pour Rome vaut pour le reste. Il n’y a pas de pas de place pour le bleu, mais seulement pour le rouge, le blanc et le noir. Le vert pour les autres jours.

Selon les auteurs du Haut Moyen Age, il n’y a pas de bleu dans l’arc en ciel. Les sept couleurs sont mises en place à la fin du XVIIe siècle, lorsque Newton découvre le spectre. Avant, il y a eu des milliers de descriptions de l’arc en ciel. Dans les textes ou dans les images, il n’y a jamais de place pour le bleu, qui est une couleur trop faible pour trouver sa place dans cette merveilleuse arche d’alliance entre le ciel et la terre.

Aux XII-XIIIe siècles, on assiste à « la révolution bleue » : une promotion qualitative et quantitative de la couleur bleue. La Vierge devient bleue, s’habille en bleu ; le roi de France aussi : Philippe Auguste est le Premier à le faire, puis Saint Louis (par goût personnel). D’autres rois portent aussi le bleu (en Angleterre, dans la péninsule ibérique). Les  grands seigneurs font de même. Les teinturiers européens, en quelques générations, font des bleus magnifiques : les progrès sont accomplis par les teinturiers parce que la société leur demande de faire des progrès.

Le bleu est valorisé. On le voit dans la création artistique, sur les vitraux par exemple : les bleus de Chartres, l’émail, l’enluminure accordent au bleu une place plus grande. Mais l’Italie reste étrangère à cette promotion de la couleur bleue jusqu’à une date avancée. Cette révolution bleue a du mal à franchir les Alpes avant le XIVe siècle, par étapes successives.

Mi XIVe siècle, à Florence, la pragmatica de vestime est mise en place  juste avant la grande peste, ce texte oblige les femmes de la bonne société florentine à montrer sa garde robe à un notaire qui la détaille : formes, tissus, couleurs … on a conservé quasiment tout ce document exceptionnel (archives de l’Etat à Florence) : il décrit 6000 pièces de vêtements. C’est un document inouï. Les notaires notent la couleur et même les nuances de couleurs : on peut faire des statistiques en 1343 : les femmes portent majoritairement du rouge, mais aussi du jaune, du vert, du blanc, mais peu de noir et de bleu. La mode des étoffes bleues qui a envahie la France et Angleterre reste modeste à Florence.

La création artistique montre les efforts de quelques peintres avec des pigments pour mettre le bleu à l’honneur, mais cela ne fait pas école (par Giotto dans la chapelle Scrovegni à Padoue).

L’Italie semble donc rebelle à cette révolution bleue. Il faut attendre la fin du Moyen Age pour voir les beaux bleus cultivés en Italie.  On assiste à une organisation des métiers de la teinturerie, à Florence, à Lucques, … pendant la seconde moitié du XIVème siècle : le corps des teinturiers se divise en deux : ceux qui font le rouge avec une licence pour faire du jaune et du blanc, et ceux qui font du bleu, ainsi que du vert et du noir. Pour la première fois, le bleu a un statut emblématique dans teinture. Au XVe, on voit des princes et des princesses en bleu, avec des nuances subtiles.

On le voit aussi dans l’importation des matières colorantes d’Orient. Venise est capitale de la couleur en Europe. L’arrivée de l’indigo asiatique à Venise devient plus massive à fin XIVe siècle.

Le pigment de lapis lazuli (venu de mines d’Afghanistan) permet en peinture de faire de très beaux bleus. Son prix augmente au fil des siècles.

A l’époque moderne

La réforme protestante, favorable au bleu, pénètre très peu en Italie. Pour les réformateurs protestants, les couleurs honnêtes sont le noir, le blanc, le gris et le bleu. Les couleurs  « déshonnêtes » sont les couleurs trop vives, c’est-à-dire le rouge, le jaune et le vert.

En 1560-1580, on peut distinguer en peinture une palette protestante et une palette catholique.

Ailleurs en Europe, C’est la deuxième grande promotion du bleu. L’Italie reste à l’écart. Quand Italie lance le baroque, le bleu est discret par rapport au rouge, au jaune, au blanc et au vert. Même le premier romantisme, très favorable au bleu (fleur bleu, habit bleu), cela ne marche pas en Italie.

Des pistes pour s’interroger : pourquoi cette résistance, dans un pays ou le ciel et la mer sont devenus bleus, dans la réalité et les représentations ?

Dans les manuels et les traités pour les peintres, avec recettes pour fabriquer des couleurs, on peut s’intéresser au nombre de pages réservés à chaque couleur, ainsi qu’à l’ordre des pages : on commence toujours par le rouge au Moyen Age. A la fin du XVIe siècle, ils commencent par le bleu. Au XVIIe, il y a plus de pages pour le bleu. Mais pas en Italie ! Jusqu’au XVIIe siècle, le rouge reste en premier et a le plus de pages. On observe de la méfiance, une l’hésitation de l’Italie devant la couleur bleue.

De nos jours

Aux époques plus récentes, les enquêtes d’opinion concernant les couleurs préférées depuis les années 1880. Sont très nombreuses. Cela part d’Allemagne. Les résultats sont toujours les mêmes depuis 1880 jusqu’à aujourd’hui. Malgré les changements de sociétés, l’arrivée de nouvelles matières, les bouleversements. Ce sont les mêmes couleurs préférées dans les différents pays d’Europe occidentale : le bleu écrase tout. Une personne sur deux. Le bleu est loin devant le vert, puis c’est le rouge, puis le noir, le blanc et enfin le jaune.

Si on affine, le pays où le bleu est le plus en premier aujourd’hui, c’est l’Italie. En France, environ 45 % ; en Allemagne, 42 % ; en Espagne, 40 % et en Italie, 55% !

C’est un choc pour l’historien. Que s’est-il passé ?

Dire bleu en italien moderne a un lexique très abondant, avec parfois des traductions difficiles. Il existe deux mots de bases : blue et azuro. Quel est le terme de base entre ces deux mots ? Les réponses sont partagées.

Ce qui est frappant, c’est le monde du sport. En effet, depuis la fin du XIXe siècle, toutes les équipes italiennes jouent en bleu, peu importe le sport concerné. Pourquoi, alors qu’il n’y a pas de bleu dans le drapeau italien vert-blanc-rouge ?

Quand l’Italie doit abandonner le bleu contre une équipe qui l’utilise (par tirage au sort, ou lorsque l’équipe visiteuse le conserve), les Italiens pensent que cela va leur porter malheur, et c’est d’ailleurs le cas …

D’où vient ce bleu ? D’où vient le vert du drapeau italien ?

Après la Révolution  Française, des républiques sont créées dans le Nord de l’Italie. Le rôle de Bonaparte a été important, il avait un amour pour l’Italie et pour la couleur verte (Il est probablement mort à cause du vert … Ainsi, à Sainte Hélène, il a fait peindre les murs en vert … le problème est que la peinture comportait de l’arsenic !)

Est-ce la couleur verte de Savoie ? Ou les 3 couleurs théologales : le vert de l’espérance, le blanc de la foi et le rouge de la charité.

Ces théories ne résistent pas à l’analyse. Souvent, on ne sait pas pourquoi un drapeau est comme ca. Tant mieux, pour être symboliquement fort, il doit être entouré d’un certain mystère. Même notre drapeau est entouré de mystère …

(Par exemple, le drapeau de la Grèce porte les couleurs de la Bavière, le bleu et le blanc !)

En ce qui concerne l’Italie, l’hypothèse est que sur les drapeaux, de l’époque monarchique jusqu’à la chute de Victor Emmanuel III, on inscrit l’écusson de la maison de Savoie rouge et la croix blanche, et pour que les blancs ne se touchent pas, on a inséré une petite bordure bleue.

Sinon, vert, blanc et rouge sont les couleurs de la maison de Savoie, qui avait à coté une couleur domestique, celle de la livrée de Savoie : le bleu. Depuis la fin du XIXe siècle, les équipes jouent en maillot bleu.

Pour un familier de la Rome Antique et du discrédit de la couleur bleu, c’est un renversement de valeur intéressant !