La table ronde animée Catherine Biaggi et Laurent Carroué (inspecteurs généraux) réunit deux spécialistes de la géopolitique :
Amaël Cattaruzza, professeur d’université, directeur adjoint de l’Institut français de géopolitique (IFG), président du CNFG (comité national français de géographie).
Kévin Limonier, maître de conférences à l’IFG, directeur adjoint du Centre Géode et directeur scientifique de l’observatoire de l’infosphère russophone.

Intervention d’Amaël Cattaruzza :

La géopolitique, un outil pour interroger les discours, les concepts et les représentations

Avant d’être un outil qui permet de faire des cartes, la géopolitique reste un outil qui nous permet d’interroger les discours et les concepts, les représentations. Quand on dit l’urgence, c’est une façon de se représenter.
Le 24 février 2022, à la découverte de photos de chars rentrant en Ukraine, on ressent un sentiment d’écrasement d’une situation cataclysmique, qu’on semblait avoir oublié. Derrière cette notion d’urgence, il existe aussi des choix politiques, une façon d’écraser les temporalités des événements qui se sont produits. On écrase donc les grilles de lecture alternative qui nous permettraient de comprendre la situation, au profit d’une grille qui a été tout de suite lancée dans le débat public comme étant le retour de la guerre.
Les photos qu’on voyait, semblaient nous renvoyer à une « guerre de haute intensité », rappelant le contexte des guerres mondiales. Non, la guerre n’avait jamais disparu ces dernières décennies. On la trouve dans les Balkans, en Afghanistan, en Libye, en Syrie, en Irak, en Iran, au Sud-Soudan, en Centrafrique, au Mali…
Cet effet de surprise de la rentrée des chars en Ukraine met en lumière la gradation des tensions. On n’avait pas anticipé une gradation qui irait jusque là, mais la guerre existait avant. Finalement, est-ce que ce phénomène qu’on vient de voir en 2022, nous apprend quelque chose de la nature de la guerre aujourd’hui et de l’évolution de la conflictualité aujourd’hui. Il faut penser à une temporalité plus longue, au-delà de la question de l’urgence, en prenant un peu de recul pour savoir comment réagir.

Le paradigme de la guerre au sein des populations

Si on prend juste la grille de lecture autour de la guerre, cela crée des implications opérationnelles, qui signifient que le format des armées doit revenir à celui de la Seconde Guerre mondiale, en investissant sur des armements lourds (qui sont débattus aujourd’hui dans les états-majors).
Le paradigme, dans lequel on était plongé dans les guerres en Yougoslavie, puis au Rwanda, était celui de la guerre au sein des populations.
On pensait qu’après la chute du mur, le monde allait se pacifier, et puis finalement on a vu des conflits émergés, souvent intra-étatiques. La mission qu’on attribuait aux armées, était de rétablir la paix, au moins la stabilité. De nouvelles notions sont apparues, comme le peace building, construction de la paix, le state budding, construction de l’État.
Les armées, engagées sur des théâtres de guerre, multiplient les opérations de maintien de la paix (OMP).

A partir de l’Irak et de l’Afghanistan, un deuxième paradigme a émergé, faisant évoluer nos conceptions de la guerre, avec la guerre asymétrique, les acteurs non étatiques, la lutte contre le terrorisme

Avec ce nouveau paradigme, on pensait la guerre par ce prisme là. Des auteurs, comme Mary Kaldor, ont anticipé ce type de réflexion, en s’interrogeant sur « les nouvelles guerres ». Elle dit qu’on arrive dans un paradigme où les frontières entre la guerre et la paix s’atténuent. Qui est combattant ou non combattant ? Avec ou sans uniforme ? Avec des frontières floues : ce ne sont pas forcément des armées qui font la guerre. Ces éléments sont encore aujourd’hui à prendre en considération, car la guerre en Ukraine n’est pas une guerre classique. Ce n’est pas le retour de la guerre interétatique, de haute intensité, avec des chars qui arrivent.
La guerre dépend d’un contexte politique, technique.
Qu’est ce qui fait que ce n’est pas une guerre « classique » ?
Certes il existe de la haute intensité, car des armements lourds sont engagés, mais il y a aussi cette porosité entre le public et le privé (groupe Wagner). On distingue un conflit localisé mais avec des implications d’acteurs régionaux, l’Union européenne, l’OTAN. Le champ cyber est aussi nouveau, on assiste à la destruction face à des drones ou de l’armement léger.
La géopolitique nous permet d’interroger ces grilles de lecture. On voit finalement quelque chose qui est plus de l’ordre de la gradation, de l’évolution, avec des phénomènes nouveaux, mais aussi des éléments qui sont révélateurs de processus plus long.

La notion de guerre en elle même : quelle définition ?

Gaston Bouthoul, qui était l’inventeur dans les années 70 de la polémologie, a proposé une définition, relativement large. La guerre est un affrontement à grande échelle, organisé et sanglant de groupes politiques, pas simplement des États. Aujourd’hui, on parle de « haute intensité ».
Pour penser cette haute intensité, la géopolitique peut nous permettre d’interroger ces concepts.

La réflexion de Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer, qui était à l’époque directeur de l’IRSEM (Institut de recherche stratégique de l’École militaire), s’est interrogé pour savoir si on avait vraiment affaire à un conflit de haute intensité, deux mois après l’éclatement du conflit en Ukraine. Il propose d’identifier cinq limites du concept de haute intensité.
1 – C’est un concept daté. Le concept a été créé dans les années 70, à l’époque du pacte de Varsovie. Correspond-il encore à la lecture qu’on se fait aujourd’hui du conflit ?
2 – C’est un concept rigide qui ne peut se limiter à une opposition entre un conflit de nature haute et de nature basse. En réalité, il y a toute une gradation. Les seuils sont donc interrogés.
3 – C’est un concept subjectif. La haute intensité dépend aussi de l’acteur qui l’évalue.
4 – C’est un concept discriminant. L’intensité serait plus grave que la basse intensité, ce qui est statistiquement faux. Les conflits aujourd’hui produisent plus de morts dans la basse intensité sur la durée.
5 – C’est un concept qui prête à confusion parce qu’on a l’impression que les guerres majeures sont des guerres de haute intensité, ce qui n’est pas toujours le cas en termes stratégiques.
Ces cadres là sont-ils encore pertinents pour analyser ce qui est en train de se passer ?
Le conflit russo-ukrainien fait émerger toutes nos interdépendances, en mettant l’accent sur les bases militaires, sur la question de la sécurité alimentaire (l’Ukraine faisait partie des premiers producteurs de blé au monde), sur la question de la sécurité énergétique (comment on va-t-on faire dans un monde où les hydrocarbures sont à l’Est), sur la question de la sécurité environnementale.
La géopolitique sert donc à interroger les urgences et toute ces interdépendances, pour échapper à un discours lisse sur la guerre.

 

Intervention de Kévin Limonier :

Comment la démarche géopolitique peut mieux aider à comprendre les conflits contemporains ?

Quand Yves Lacoste dit que la géographie sert à faire la guerre, il part du constat que la géographie est un savoir stratégique et qu’il peut aider à comprendre les crises, les « surprises stratégique » (coup d’état au Niger ?). Lacoste pense aussi interroger la territorialité, autrement dit le maillage de l’espace géographique par des structures de pouvoir, que Claude Raffestin résume à des flux d’énergie et d’information.
Lacoste a pu apporter la preuve empirique, en bâtissant une méthodologie, pour interroger la territorialité, et donc les structures matérielles ou immatérielles qui permettent l’appropriation de l’espace géographique.

Interroger la territorialité

1 – L’exemple de la péninsule de la Crimée : la production d’une représentation territoriale

Selon le président Zelenski, tout a commencé et finira en Crimée. Les Ukrainiens conditionnent la victoire au retour de la Crimée sous leur souveraineté. Pour les Russes, la Crimée est une part inaliénable du territoire. Mais personne n’est prêt à faire la moindre concession sur la Crimée. Elle constitue un territoire qui a une dimension mémorielle et symbolique extrêmement forte pour la Fédération de Russie.
En 2010, avant l’annexion de 2014 de la Crimée à la Fédération de Russie, le président russe Medvedev et le président ukrainien Viktor Ianoukovich signe un accord dans la ville de Kharkov, un accord stipulant le renouvellement du bail sur la base navale de Sébastopol. La base navale de Sébastopol était louée par la Marine russe, pour continuer à exercer les activités de la flotte de mer Noire. La Russie accepte alors de multiplier par 43 le montant du bail annuel pour continuer d’utiliser les infrastructures de Sébastopol.
Cette décision s’explique par le fait que la Crimée est un point central, un territoire qui fait l’objet d’une construction symbolique et mémorielle depuis plus de deux siècles, depuis son annexion par l’empire russe en 1783. Ce territoire a donc été colonisé par la Russie. Beaucoup de personnes en Ukraine parlent d’une guerre de décolonisation. La Crimée a été colonisée et a fait l’objet d’une mise en scène politico-idéologique au XIXe siècle, qui va se poursuivre avec le siège de Sébastopol pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce port représente l’une des trois villes héros de l’Union soviétique. Aujourd’hui, la Fédération de Russie est un État dont la cohésion interne est extrêmement fragile. Un récit mémoriel a été construit autour de la Seconde Guerre mondiale et autour du sacrifice commun contre le nazisme. On peut y voir un grand thème du poutinisme aujourd’hui. C’est d’ailleurs grâce à ce thème, que l’on comprend pourquoi les Russes, lancent en permanence cet anathème que les Ukrainiens sont des nazis. Si l’on ne fait pas partie du régime de vérité voulu par le Kremlin, alors forcément on est dans le camp d’en face.
Le cas de la Crimée montre bien la production d’une représentation territoriale, c’est à dire la légitimité ou non de la Russie à exercer une souveraineté sur ce territoire.

2 – Les réseaux de pouvoir qui permettent de mailler l’espace et de produire de l’espace approprié, c’est-à-dire du territoire : le cas de Wagner

Wagner n’est pas une société militaire privée juridiquement. Il s’agit plutôt d’une franchise, un peu comme Al-Qaïda, avec pleins de sociétés écrans, qui incarnent Wagner. Il faut considérer la convergence de trois héritages post-soviétiques.
La nébuleuse Wagner provient de la criminalité organisée de Saint-Pétersbourg des années 90. Si vous voulez voir ce que c’est que la criminalité organisée de Saint-Pétersbourg dans les années 90 (voir le film russe intitulé BRAT).
La Galaxie Wagner a été largement alimentée par des gens provenant des services de renseignement russes, notamment du FSB, qui étaient eux-mêmes des gens qui avaient été formés à l’école du KGB.
Ce système se nourrit de la corruption systémique qui existe en Russie, c’est-à-dire que la corruption en Russie est structurante du régime de Poutine, qui ne pourrait pas exister si le régime n’était pas corrompu. Le gouvernement russe achète la fidélité auprès de tout un ensemble de gens, à tous les niveaux.
L’empire Wagner est né de la convergence de ces 3 dimensions.

3 – L’exploitation des OSINT (open source intelligence)

Pour procéder à son enquête sur Wagner, l’équipe de l’Institut Français de Géopolitique (IFG) de Kévin Limonier a recours à l’open source intelligence (OSINT), c’est-à-dire un renseignement en source ouverte, afin de collecter toutes les traces numériques que ces gens-là laissaient derrière eux (adresses mail, numéros de téléphone, adresses IP…).
On arrive donc à dessiner et à voir ce maillage des flux d’énergie et d’information, permettant de produire des cartographies montrant les liens entre les acteurs. C’est un mode de production de savoir stratégique, profondément géographique, qui a longtemps été l’apanage de 3 systèmes.
Le système des services de renseignement font de l’OSINT depuis les années 20, bien avant l’informatique.
Les journalistes commencent à s’en saisir énormément, à l’exemple du groupe Bellingcat qui a réussi à montrer (en remontant des traces numériques), que la tentative d’empoisonnement de Navalny, dans un avion au-dessus de la Sibérie, avait été menée par une équipe du FSB.
Le monde du hacking cherche à trouver des informations.

Catherine Biaggi interroge la question de l’urgence nucléaire par rapport à la guerre

Derrière l’urgence, il y a le mot peur, celle de la guerre nucléaire. Jean-Robert Pitte disait que « La géographie doit servir à désarmer les peurs ».

Amaël Cattaruzza

Avec l’invention de la dissuasion nucléaire, on constaté que cette arme était perdante pour les camps. C’est-à-dire qu’on pouvait, avec le nucléaire, imaginer une guerre dans laquelle les deux belligérants étaient éradiqués. Pour les militaires, la guerre nucléaire est le tabou qui va inventer la notion qu’on appelle la dissuasion nucléaire, et donc de peser sur la scène internationale.
L’arsenal nucléaire russe représente une menace d’éradication planétaire et donc crée la peur.
Ce paradigme est aussi l’une des nouveautés de ce contexte ukrainien avec ce chantage au nucléaire. Avec le souvenir de Tchernobyl, les centrales nucléaires en Ukraine représentent aussi un nouveau spectre de représentation de cataclysmique.
Cela peut faire peur car on est en train de casser une règle tacite qu’on avait instaurée depuis les années 70 : l’arme nucléaire existait pour ne pas être utilisée.
La géographie sert à prendre en compte la question des risques, en rationalisant les risques en les rendant visibles.

Laurent Carroué interroge sur l’articulation entre les notions d’urgence et de conflictualité

Kévin Limonier

Au Mali et au Burkina, on a pu assister quasiment en temps réel à des putschs militaires, qui ont livré énormément de contenus sur les réseaux sociaux (vidéos, photos…).
Le sentiment d’urgence, lors des crises géopolitiques et les conflits, se traduit par une surproduction de contenus numériques.
On peut avoir accès à des photos satellites (Géoimage du CNES) qui correspondent à une résolution militaire d’il y a encore une quinzaine d’années. Dans quelle mesure le cyberespace et la datasphère n’alimentent-ils pas aussi ce sentiment d’urgence de surprise permanente ?

Le numérique enrobe notre espace géographique. Les traces qui sont produites par l’activité humaine reflètent une partie de plus en plus précise des interactions humaines sur la planète.
Une petite partie de l’ensemble de ces interactions humaines finit sur les réseaux sociaux (photos, vidéos, mouvement de troupes…).
Il existe un sentiment d’urgence permanente parce qu’il y a un flot informationnel continu. Si on a pas les armes méthodologiques pour gérer ce flot, on est submergé. La géographie peut alors aider à gérer cette masse d’information. La géopolitique déploie des méthodologies qui permettent de comprendre les stratégies d’appropriation territoriale et de permettre de classer les différents types de sources, de procéder par échelle, de prendre de la distance.