Salle comble un dimanche matin, à 9H, fait remarquable et significatif, nous le reverrons.

Michel Lussault, médiateur, fait les présentations, contextualise, et fixe les enjeux de cette table-ronde. Tout d’abord, il fait remarquer que c’est dans le monde entier que naissent ou ont émergé ces nouveaux « lieux de la mobilisation sociale ». Des gens de différentes conditions se mobilisent, se soudent pour dire non à un projet imposé (et inutile) selon eux. Ils ne sont nullement cette bande de gauchistes brocardée, caricaturée par des chaînes d’information en continu, le plus souvent .
Il y a une actualité de ces engagements à agir : ce sont autant de terrains de recherche pour tout le monde.

 

Pourquoi cet intérêt pour ces sujets et pourquoi ces questionnements ?

Question de Michel Lussault à Philippe Descola. Michel Lussault fait allusion au film « Composer les mondes »  qui retrace la rencontre de P. Descola avec la ZAD de Notre-Dame-des-Landes.

Philippe Descola : ce sont les cosmopolitismes et les anthropocènes. Mon intérêt n’est pas celui de chercheur mais du citoyen.C’est une façon originale de faire se connecter ces mondes entre eux. Les luttes des populations autochtones d’Amérique Latine combinaient deux modes d’action, l’un classique, l’autre innovant !
Comment rendre cela intelligible, avec toutes les ONG qui affluent ? Comment produire un langage accessible à tous, le territoire n’étant pas délimité à l’état qui impose sa souveraineté et ledit projet contesté ?
«  La Terre n’appartient pas à l’homme, mais l’homme appartient à la Terre»… disait chef Seattle en 1854. Comme de nombreux peuples autochtones, de part le monde. Curieusement, un temps pour les promotions : les BD Amen de G.Bess, , « la recomposition des mondes » de A. Pignocchi, très bonne BD nous dit-on, une BD sur les compagnons de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, et l’ouvrage de Philippe Descola, les « Lances du Crépuscule » sont des moyens de comprendre ce que sont, quelque part, les nouvelles résistances des ZAD, ronds-points voire des méga-bassines.

L’ancien ethnologue Philippe Descola, marxiste léniniste mais qui en est revenu, est ravi de voir des gens qui refusent le consumérisme, la compétition, l’accumulation pour vivre ensemble le partage et des modes d’action et de vie communes. Souvent, au départ des ZAD, il y avait des paysans, comme à Notre-Dame-des-Landes (« La Vache rit »). Puis sont venus des urbains formés, cultivés ; il n’y avait pas d’autochtones au sens propre , mais ces habitants anciens et nouveaux sont devenus en quelque sorte « des élus de ce territoire ». C’est-à-dire « un lieu électif qui se construit avec des gens auxquels on doit le respect » et où l’on doit s’opposer pour imaginer et élaborer autre chose qu’un projet imposé. En l’occurrence, une autre façon de travailler le terre (exploitation biologique, maraîchage, artisanat) et de vivre ensemble.

Donc les zadistes ne sont pas des parasites, mais des éclaireurs… avec des solidarités renforcées. Ce fut le cas aussi des Gilets jaunes ; des liens furent créés ou maintenus avec d’autres mouvements de résistance dans le monde, comme le mouvement Zapatiste du Chiapas ou le Rojava syrien…

Ce sont des alternatives aux régimes libéraux autoritaires qui se multiplient ces derniers temps, pour qui l’inéluctabilité du marché n’est pas gravée dans le marbre. Cette volonté de s’opposer et de défier les projets imposés et inutiles est dangereuse et problématique du point-de-vue de la démocratie.

Michel Lussault : merci.

Le territoire est une notion clé en géographie. Cette convention européenne  n’est pas acceptée par tout le monde. Ainsi il faut légitimer, faire la place à tous les humains, trouver les voies pour formaliser les projets et les combats politiques.

Le Grand Paris

Question : Le Grand Paris , a été critiqué aux marges en géographie, du point-de-vue du droit. Quels types de mobilisation contre le projet du Grand Paris ?
La CPTG agrégeait autour d’elle beaucoup de collectifs engagés dans d’autres contestations. Mais la lutte contre le « projet d’Europa city »
fut exemplaire et aboutit à la fin du projet en 2021. Un projet d’aménagement dépassé, daté des années 1970/1980, avec 500 commerces, des milliers de chambre d’hotellerie,

« Daté et dépassé » : Emmanuel Macron a décidé ce jeudi d’enterrer « Europacity », le mégacomplexe de commerces et de loisirs qui devait être implanté d’ici à 2027 dans le Val-d’Oise, au nord de Paris, et qui hérissait les défenseurs de l’environnement comme les petits commerçants.

« Depuis l’été, nous avons senti que ce soutien a tiédi à mesure qu’est monté le débat sur l’artificialisation des terres  », s’inquiétait de son côté fin octobre dans Les Échos Vianney Mulliez, le président de la filiale immobilière d’Auchan Ceetrus, qui porte Europacity à parts égales avec le groupe chinois Wanda. »

Le  mégacomplexe pesant 3,1 milliards d’euros  devait s’établir sur les « terres les plus fertiles d’Ile-de-France  » d’après ses opposants, dans le triangle de Gonesse, coincé entre les aéroports de Paris-Charles-de-Gaulle et du Bourget. Fait rare, les syndicats agricoles s’étaient également unanimement déclarés opposés au projet. Mais reste le projet des bureaux et une gare en plein champs avant les JO de Paris 2024 sont toujours d’actualité ! Des renvois en Cours d’Appel ou Conseil d’État se poursuivent . Des territoires assez mal desservis, il est vrai, la gentrification et l’urbanisation y étant limitées pour l’instant.

Des lieux inattendus aussi pour la contestation sociale et territoriale. En effet, cet espace est situé entre un nœud autoroutier et deux aéroports !

Des lieux qui n’existent pas, quasiment, alors pourquoi des luttes, des contestations ici ? Ce sont des espaces où l’on entend le bruit d’un avion toutes les cinq minutes… En dehors de la nuit ! Des lieux, sur les plans géomorphologique et pédologiques qui sont les meilleures terres de France ! Il convient de resensorialiser, de valoriser ces lieux pour contrer les ilôts de chaleur, refroidir l’atmosphère , les espaces périurbains proches de Paris.

Les ronds-points

Michel Lussault, une autre question  pour E. Walker, cette fois, qui a travaillé sur les gilets jaunes, et les ronds-points. Ceux-ci sont considérés comme des non-lieux ? Ou montrer que ces lieux prennent tout-à-coup de la consistance, se révèlent à nous ?

Etienne Walker : deux postures sur ces questions. – d’abord, j’ai de l’intérêt pour la dimension spatiale de ces mouvements. Sur les réseaux sociaux, j’ai pu lire beaucoup d’intérêts scientifiques pour ces lieux inattendus de l’a-politique. Sans tomber dans le manichéïsme, j’ai vécu dans l’Orne, et ai pratiqué « l’auto-solisme » en prenant ma voiture entre Caen et Alençon pour aller travailler. Donc j’ai compris le ras-le-bol de ces gens modestes face à la hausse des prix du carburant.

– De l’intérêt pour aller au contact des gilets jaunes et combattre les « tours d’ivoire » qui caricaturaient ces mobilisations. Le mouvement a démarré par un appel sur les réseaux sociaux contre l’augmentation des taxes sur le gasoil, les hausses des coûts des contrôles techniques , leurs durcissements et contrôles plus fréquents. Un mouvement qui n’était pas anti-écologique, pourtant. En plus, 40 % de ces gilets jaunes n’avaient jamais manifesté, n’étaient pas syndiqués ou peu politisés.

Au total ce sont plus de 2000 points de rassemblement dans toute la France, qui avaient quelques affinités avec des mouvements précédents (Nuits debout ou le mouvement des places). Pour Télérama, c’est la « France moche ». Lieu des flux, des passages, ralentissements lieux bruyants et pollués ! Ce fut comme des conteneurs posés sur les Ronds-points…

La comparaison scalaire de ces ronds-points depuis celui de l’Arc de Triomphe ou des Champs-Elysée jusqu’à celui anonyme d’une banlieue périphérique fut édifiante et saisissante. Il fallut faire cesser les violences des gilets jaunes et policières pour ramener la paix civile.

Des non-lieux qui deviennent des espaces politiques ?

Michel Lussault : On est passé ensuite à une contestation plus locale avec la pandémie du Covid-19. Mais il faut noter que cette mobilisation était partie quasiment de nulle part (réseaux sociaux…). Cela s’inscrit aussi dans les révoltes ouvrières du XIXe , où ces ouvriers cassaient les machines avec leurs sabots. Car en définitive, comme dans le cas des « sabotages » dans les usines au XIXe, ils bloquèrent les lieux qui leur permettaient de vivre.

Philippe Descola : oui, des lieux qui ne se prêtaient pas à la contestation. Des lieux en marge aussi, donc on peut se permettre d’y tout faire ou presque.

Michel Lussault : le Triangle de Gonesse comme Notre-Dame-des-Landes illustrent cette idée.

Philippe Descola : Notre-Dame-des-Landes est située au carrefour de deux axes routiers importants,la quatre voies Nantes/Rennes et Nantes/Lorient. Il s’agit bien pour les zadistes, paysans, gilets jaunes d’une réappropriation des lieux et territoires sur lesquels ils vivaient. Philippe Descola fait un parallèle avec les contestations des peuples autochtones d’Amérique latine, qui s’opposérent à l’extension des mines géantes comme au Chili (Chucicamata)

Michel Lussault : autant de messages qui signifient aussi que d’autres mondes sont possibles.

Le Droit

Question à Louise Bollache : beaucoup de militants se forment, pratiquent des outils comme le droit contre l’état, les régions, villes ou de grands groupes industriels ?

Louise Bollache : dans ces lieux périphériques, les règles de droit sont moins précises que dans des lieux, des sites,connus. Par exemple, dans les jardins du Luxembourg à Paris, si une modification ou un réaménagement est projeté, il n’y a pas de conflit. Mais le droit apparaît avec la diversité des modes d’action. C’est notamment le cas de la désobéissance civile. C’est un volet juridique indispensable, pour être au plus près du site, du lieu et du projet contesté. Mais certains se forment d’autres pas, car ils n’ont pas tous le même mode de penser, d’agir. Donc des parcours d’apprentissage , oui, mais pas tant que cela….

Michel Lussault : Léa Sébastien , maître de Conférence au département de géographie de l’Université Toulouse II, et chercheure au Laboratoire CNRS GEODE, est l’auteure de nombreuses publications scientifiques sur ces thèmes, et d’un article récent, « La force de l’attachement dans l’engagement : évolution et politisation des attachements aux lieux dans les conflits d’aménagement » publié dans Géographie, économie, société , 2022/1 (Vol. 24) s’est intéressée à ces sujets. D’autre part, un petit fascicule, publié pour le FIG 2023, « Les géographes s’engagent » est disponible au salon du livre et peut être dédicacé. Nouvelle promo lancée par M. Lussault… Le médiateur donne la parole à Etienne Walker.

Etienne Walker : oui mes centres d’intérêt et d’étude se sont focalisés sur les mobilisations contre les projets GPII (Grands Projets Imposés et Inutiles). Géographie orientée, engagée vers de nouveaux thèmes d’étude de la Géographie Sociale. Les ronds-points (« géographie a-mobile ») furent les théâtres d’impératifs de mobilisation pour les petits artisans, les ambulanciers, les « travailleurs du Care », les derniers de cordée en quelque sorte. Ces non-lieux ont connu, connaissent une désertification d’équipements, dans les petites communes riveraines et les mobilisations avaient comme but de remettre au devant de la scène médiatique les revendications des gilets jaunes. La majorité de ceux qui se sont mobilisés sur les ronds-points habitaient à moins de 20 km des lieux de mobilisation. Cela avait un côté pratique, pour la proximité de la mobilisation, retrouver celles et ceux qui s’y trouvaient précédemment, mais l’attachement à ces lieux de contestation allait bien au-delà des gens, professions et des modes de vie de chacun. Le message passé ici, c’est que ces périphéries ne le sont plus. Elles sont centrales aujourd’hui.

Michel Lussault : Ces non-lieux, le concept même de non-lieu, ne tiennent pas.

Question à Philippe Descola : droits au sujet des non-humains (une rivière, un fleuve, l’animal….) ? Quid des droits de la nature, des non-humains?

Philippe Descola : ils ne vont pas loin, ne sont pas nombreux. Par exemple, en Equateur, des pans entiers de la forêt amazonienne ont été donnés aux chinois. Cependant, il existe bel et bien aujourd’hui une révolution profonde des droits des non-humains qui rejoignent de plus en plus les droits humains. Les Maoris ont obtenu « la personnalité juridique de la rivière Whanganui », en tant qu’entité vivante ! Voici le lien : https://www.lemonde.fr/planete/article/2017/03/20/la-nouvelle-zelande-dote-un-fleuve-d-une-personnalite-juridique_5097268_3244.html

Même chose au Québec en ce qui concerne la rivière Magpie !

Enfin « le Parlement de la Loire » suscite beaucoup d’intérêt chez moi car Camille Toledo à Nantes et Tours mène une étude sur les droits de la Loire en tant que personnalité juridique !

Fin de cette Table-ronde.

Questions  de la salle :

– Vous n’avez pas parlé des Méga-bassines ? Louise Bollache répond qu’il est nécessaire d’attendre un peu car des études sont en cours… Philippe Descola ajoute que des requêtes devant le Conseil d’état et des tribunaux ont été faites, on attend les résultats. Il ajoute que ces méga-bassines sont des accaparements de terres et d’eau pour un usage exclusif de quelques-uns. Des méga-bassines illégales, donc… Enfin une pétition contre la dissolution du mouvement du soulèvement de la Terre a été déposée. Cette dissolution est aujourd’hui suspendue par le Conseil d’État.

– Question : et l’A69? L’opposition vient des géographes, des scientifiques, pas ou peu des politiques… Qui n’ont guère accès aux plateaux médiatiques, il faut bien le dire. On suit la réponse du Conseil d’État, des tribunaux de près. Ce lien: https://petitions.assemblee-nationale.fr/initiatives/i-1718?locale=fr

Louise Bollache termine en précisant que pour avoir des informations sur le futur de ces combats, « venez me voir, notamment pour les mégas-bassines »

Fin de cette Table ronde riche, instructive, parfois militante, mais menée de main de maître par Michel Lussault .

Pour les Clionautes, « l’envoyé en mission » de retour, Pierre JEGO.