« Au XIIe siècle, le poète normand Wace décrit le premier marin qui construisit un bateau et se lança sur mer « cherchant terre qu’il ne voyait, et rivage qu’il ignorait ». Privés de points de repère terrestres, les navigateurs ont utilisé ceux qu’offrait le ciel, étoiles ou soleil en fonction de l’heure et du lieu où ils se trouvaient. La cartographie, apparue au XIIIe siècle en Occident, a permis de reconnaître progressivement les terres et les dangers. Les « portulans » ont présenté un monde ouvert, sans limites, dans lequel la boussole pouvait guider les navires. Aux navigations transatlantiques ont succédé les tours du monde et les périples se sont multipliés. Alors qu’augmentaient les besoins de marins aux navigations de plus en plus lointaines avec des bateaux au tonnage croissant, l’astronomie s’est développée et les instruments se sont perfectionnés. Latitude, longitude ont pu être mesurées en mer et ont trouvé place sur une cartographie de plus en plus élaborée. Pour multiplier les repères et augmenter la fiabilité de la localisation, savants et techniciens ont créé des étoiles artificielles avec les phares, puis les satellites qui ont permis une localisation facile et précise, tout en s’affranchissant des contraintes de la visibilité. Peut-on encore se perdre en mer ? »

Le Conseil Scientifique des RVH de Blois nous propose une alléchante table ronde sur « l’espace et la mer ». On voit de suite que le thème convoque à la fois l’espace géographique maritime et la façon dont historiquement les humains ont pu le maîtriser au cours des époques. Nos collègues enseignants pourront donc aisément tirer profit de cette conférence pour les différentes périodes de leur cours d’histoire, ainsi que pour les leçons sur les espaces maritimes en géographie. 

Intervenants

  • Christian Grataloup est «le plus historien des géographes». Agrégé et docteur en géographie, ancien professeur à l’université Paris Cité, il est spécialiste de géohistoire. Il a participé à de nombreuses publications : l’Atlas historique mondial (Les Arènes, 2019), L’Invention des continents et des océans (Larousse, 2020), l’Atlas historique de la France (Les Arènes, 2020).
  • Emmanuelle Vagnon, spécialiste de l’histoire de la cartographie occidentale du Moyen Âge et de l’époque moderne,
  • Hélène Richard, secrétaire perpétuelle adjointe de l’Académie de Marine et directrice du Département des cartes et plans de la BnF,
  • Vincent GuiguenoDirecteur adjoint du département Recherche et enseignement du Musée du quai Branly – Jacques Chirac et membre de la section Histoire, lettres et arts de l’Académie de marine.

La table ronde est modérée par Isabelle Heullant-Donat, professeur d’Histoire médiévale à l’Université de Reims-Champagne-Ardenne, et spécialiste d’histoire religieuse et culturelle du Moyen Âge. Elle a notamment dirigé, avec Julie Claustre et Elisabeth Lusset, Enfermements. Le cloître et la prison (VIe-XVIIIe siècle) ( Publications de la Sorbonne, 2011-2015-2017).

Un enregistrement sonore est également disponible. 

Au commencement, les Polynésiens

Vincent Guigueno propose une carte (?) tirée du musée du Quai Branly, dite « à bâtonnets », dont 4 sont arrivées dans les collections des musées français à la fin du XIXe siècle, venant pour la plupart des îles MarshallLes îles Marshall faisaient partie de l’empire colonial pacifique allemand jusqu’à leur saisie en 1917 par le Japon, allié du Royaume-Uni. 

Comment naviguaient-ils ? Les seuls objets que nous avons sont les pirogues et cette objet « carte ». Jusqu’aux années 70 on pensait que les Polynésiens avaient dû naviguer sur de longues distances au hasard. 

David Lewis est un marin australien expérimenté qui a montré qu’il n’en était rien, car les savoir-faire étaient chez les Polynésiens de l’ordre du politique et donc réservés à des initiés. En 1976, il fait la traversée Hawaï – Tahiti sans instruments et sans se perdreDavid Lewis avait publié en 1972 We, the Navigators,  dans lequel il décrivait les techniques ancestrales des peuples du Pacifique.. Un anthropologue hawaïen, Ben Finney a montré que ces objets-cartes, relativement fragiles, ont essentiellement un fonction pédagogique de mémorisation pour les apprenants, les coquillages représentant les îles et les bâtonnets les liaisons mais sans indication de distance. Car les navigateurs utilisaient les ondes des vagues et le régime des houles, ceux-ci changeant de fréquence à la rencontre des îles. 

Au Moyen Âge, le portulan

Carte Pisane, v. 1300, Vélin, cou à l’est, 48×103 cm, BNF, Cartes et plans, GE B-1118 (RES)

Emmanuelle Vagnon  : La carte dite « portulan »la carte « portulan » montre les ports (d’où le mot) des rivages connus de la Méditerranée puis au fur et à mesure des découvertes des autres espaces maritimes (Mer Noire). est une carte marine médiévale. C’est un style de cartes aux conventions précises qui se développe à partir du XIIe et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. 

La carte Pisane est le plus ancien portulan conservé. Elle est  datée entre 1270 et 1290, mais des textes nous apprennent que des cartes de ce type étaient utilisées dès le XIIe siècle. C’est une carte régionale présentant des savoirs pratiques de navigation : cabotage, ports, donc la représentation du littoral. 

La peau de mouton (vélin) donne une illusion de réalisme car très approchante, parce que réalisé avec une échelle mathématique proportionnelle et la construction en angles (ligne de rhumb) qui permet de préciser les côtes. Pourtant, à la regarder, on ne voit rien ! C’est que la carte n’est pas orientée, on la mettait sur une table et on y tournait autour… 

Aux Temps Modernes, l’Atlantique

Carte nautique de l’océan Atlantique, Jorge Reinel (1518?- 1572), Bibliothèque nationale de France, département Cartes et plans, GE B-1148 (RES)

Hélène Richard : Cette carte de l’Atlantique (attribuée au cartographe portugais Reinel) est elle aussi dans les collections de la BnF. On reconnait le supportle parchemin, peau d’animal est utilisé au maximum de la surface tannée, d’où l’irrégularité des contours de la carte… par la découpe irrégulière.

Elle présente à la fois des permanences (nombreux écrits et décorations, lignes de rhub, roses des vents très décorées) et des éléments nouveaux liés aux découvertes récentes, comme une double échelle des latitudes. Puisque la déclinaison magnétique est plus importante dans les zones polaires, pour éviter que les navigateurs se déportent trop vers l’Ouest, on a une 2nde échelle de biais sur Terre Neuve. 

Postérieure à la séparation du monde entre Portugais et Espagnols, le Méridien de Tordesillas y figure donc.

Carte scolaire n°26. Carte générale des océans et des mers : Océan Pacifique (II) par Camille Vallaux (1870-1945), docteur ès Lettre et examinateur honoraire d’admission à l’école navale. Editeur Hatier.

Retour sur le passé contemporain

Christian Grataloup :

Le public est convié à retourner à l’école pour ce 4e choix, choix peu historien d’ailleurs, puisque il est difficile de dater les cartes murales, qui étaient reproduites sans copyright pendant 10 ou 20 ans. Celle-ci est de Camille Vallaux (mort en 1945), élève de Vidal et enseignant à l’Ecole navale de Brest.

Les trois océans, Pacifique, Indien et Atlantique sont ici représentés comme un seul océan mondial, dont les limites sont floues mais dont on se sert toujours abondamment. L’Océan Pacifique est donc une parfaite convention que l’école a académiquement fixée. 

Même chose pour les deux océans glacial arctique et antarctique…

Les instruments de navigation, de l’ignorance au savoir-faire

Isabelle Heullant-Donat : Les cartes que l’on vient de voir ne sont guère adaptées à la navigation. Quels sont les instruments qui ont été utilisés ?

Pilotes, estime et boussole au temps des portulans

Emmanuelle Vagnon : Les progrès de la cartographie sont étroitement liés aux instruments utilisés. Dès les portulans, on utilise le compas magnétique pour connaître le nord en cas de difficultés de navigation. Leur mention apparait d’abord dans des ouvrages savants. En Méditerranée, Ulysse se perd. Ce qui change au Moyen Age, c’est que les bateaux ont des pilotes qui connaissent parfaitement les itinéraires par expérience en se repérant à partir des côtesOn note alors des points naturels remarquables, appelés « amers », toujours utilisés aujourd’hui sur les cartes de navigation. : c’est la navigation « à l’estime ».

Les instruments viennent donc aider à la navigation qui s’améliore : galères vénitiennes, galions. La latitude est calculée depuis l’Antiquité en mesurant la hauteur des astres au-dessus du soleil. La navigation astronomique intervient finalement assez tard, fin XVe – début XVIe pour ce qui est de l’Occident.

Comme déjà dit, la carte n’est pas un instrument de navigation, mais de transmission du savoir. D’ailleurs les portulans sont aussi des textes précisant les conditions d’itinéraires et les repères donnés et qui étaient appris par les pilotes. On avait des cartes-croquis à bord mais qui ont disparu. Il faudra attendre le XVIIe siècle pour qu’une carte permette de tracer sa route.

En fait ces cartes ont des fonctions d’enseignement, notamment en direction des dirigeants politiques et économiques, mais aussi vers un public éclairé. D’où le succès de prestige des reproductions en Europe dès l’époque moderne. 

Isabelle Heullant-Donat : Il y a quand même ces lignes de rhumbEn navigation maritime, un rhumb (ou quart de vent, ou quart d’angle) est une unité d’angle égale à 11°15′ (soit un quart de 45°, un secteur angulaire d’un trente-deuxième de la rose des vents), employée pour exprimer la direction du vent., qui partent des roses des vents…

Hélène Richard : On est dans un système de repères. Les lignes de rhumb permettent au pilote de calculer sa route en coupant les méridiens à angle constant. Avec des mesures de longueur on arrive à calculer quelle distance on parcourt, à l’aide de « « « lochs »Le mot loch vient du néerlandais log (bûche, morceau de bois). Le morceau de bois était lancé à l’étrave à T=0, le temps mis pour passer par le travers de la poupe était mesuré, on en déduisait une vitesse que l’on peut qualifier d’approximative vu la taille des navires de l’époque (environ 35 m). Toutefois, quand cette opération est répétée le temps d’un sablier, elle donne une information suffisamment précise. Cette opération est illustrée dans le film 1492 : Christophe Colomb de Ridley Scott..

Hélène Richard : Dès le XIVe s on utilise la trigonométrie avec une table toute faite (« le martelloio ») qui permettait  par calcul de retrouver les routes probables pour compenser la dérive liée aux courants. Contrairement aux lignes de méridiens et de parallèles qui nous vient de Ptolémée, c’est un canevas mental de lignes de compensation pour éviter de dériver du cap initial. 

Christian Grataloup : Ce sont des cartes marines, implicitement des « mercator » avec des angles justes et des distances fausses. Notre image mentale est très largement fabriquée par cette contrainte de repérage de la carte marine. 

Vincent Guigueno : Les Polynésiens ne bougent pas en mer, c’est le monde qui bouge autour de soi. 

Phares, chronomètres et longitude

Vincent Guigueno : Le concours de 1759 organisé en Angleterre à la suite de la perte d’une escadre au large des îles Scilly aboutit à l’invention par un horloger génial, John Harrison, du chronomètre, qui va enfin résoudre la question récurrente du calcul de la longitude. 

Qui dit carte dit repères visuels, ou amers, dont le phare d’Alexandrie fut longtemps le symbole originel.

En fait les phares commencent en Occident au XVIe siècle et se développeront surtout au XIXe. En 1823, à Ouessant, Augustin Fresnel installe les premières lentilles de phare. On dénombre 150 phares occidentaux à l’époque (dont la moitié sont britanniques). Actuellement ce sont 20 000 phares actuels et 80 000 feux de nuit et d’amers jour. 

Tout le système des cartes et d’aide à navigation qu’est le phare est affaire de triangulation. Ne pas oublier que 80% des naufrages ont lieu à l’arrimage…

Christian Grataloup : Les limites comme on le sait sont floues. Les termes des océans sont apparus au XVIIIe siècle. L’Oceanus Indicus est le seul à être stable dans le temps. 

Après la guerre de 14-18, on crée le bureau hydrographique international à Monaco. Celui-ci précise ces limites par ex pour les assurances maritimes, ce qui n’est pas rien. Elles sont tributaires de la géopolitique. Ainsi le quai d’Orsay aimerait étendre la limite nord antarctique actuellement au 60e parallèle aux Kerguelen. 

 

En prévision d’évolutions géopolitiques futures, on a inventé le mot « méritoire » qui fait pendant sur mer au mot territoire… Nous avons ainsi montré dans l’Atlas mondial une carte qui présenterait l’Antarctique dans l’hypothèse où l’islandsis aurait fondu. On voit l’importance de l’océan antarctique par rapport au continent lui-même…

Jacques de Vaux, Premières Oeuvres, Le Havre, 1583, manuscrit sur vélin (145×32.5 cm), BNF, Manuscrits, FR150

 

Hélène Richard : Cette image représente des instruments de navigation. Elle extraite d’un manuscrit de la Bibliothèque Nationale intitulé « Les premières heures de Jacques de Vaux » écrit en 1583 et qui évoque l’usage de ses instruments : rose des vents, boussole, compas.

Emmanuelle Vagnon : Dés la fin du XVe les blasons servent à s’approprier des terres mais aussi des mers et des routes maritimes. D’où le débat juridique au XVIIe siècle entre Grotius, le Hollandais qui parle de mare liberum – où l’on peut librement naviguer – et Seldon, le Britannique qui parle de mare clausum – que l’on peut s’approprier – en citant notamment l’exemple de Venise qui s’était approprié l’Adriatique. Cet enjeu de possession continue aujourd’hui. Les Romains disaient mare nostrum. 

Avant la création des phares, sur certains documents appelés « routiers », comme celui de Garcie Ferrande en 1520 qui décrit les côtes françaises de l’Atlantique, on décrit des repères / amers simplifiés pour les marins. 

Il s’agit de l’église de l’île d’Yeu avec son clocher et son coq. Ses repères sont textuels comme pour les portulans, en partie versifiés pour les mémoriser facilement.

Vincent Guigueno : Les Océaniens et les Médiévaux ont un point commun : ils ne savent pas lire. Le mot lire une carte n’est pas du tout anodin…

Peut-on encore se perdre en mer ?

Isabelle Heullant-Donat : Les GPS ?

Vincent Guigueno : Les phares étant rendus inefficaces par temps de brume, on s’intéresse aux ondes dès la 1ère guerre mondiale. Les phares de la côte normande étant éteints, les alliés devaient se guider autrement le 6 juin 44.

D’où la radio navigation qui a pris des formes multiples dont le téléphone-gps est le dernier avatar. D’ailleurs, ironiquement, il est parfois difficile de montrer du matériel satellitaire aujourd’hui au public tant les enjeux géopolitiques sont importants. En ce sens, ce n’est pas très différent de l’époque des portulans…

Christian Grataloup : Dans moins de 100 ans, nous aurons la possibilité d’avoir des hologrammes, qui nous donneront une vision tri-dimensionnelle de l’océan avec la profondeur mais aussi l’altitude du niveau marin dont on sait combien le « marégraphe » de Marseille est imprécis du fait par exemple de la température de l’eau. Voilà un avenir technique très intéressant pour la géographie. 

Question du public

Le rayonnement du soleil peut dérégler les appareils électroniques. Gardons les phares ! 

Vincent Guigueno : nos systèmes sont vulnérables techniquement mais aussi politiquement. 

Quelles représentations au Moyen-Âge côté Océan indien ?

Emmanuelle Vagnon très peu de documents, mais des mesures essentiellement astronomiques et des procédés techniques très simples comme la mesure avec les doigts.. On a l’impression de l’intuitif mais c’est le résultat long d’expérimentations qui sont très proches des résultats obtenus scientifiquement actuellement, comme pour les Océaniens. 

Des traités en arabe ont été également été redécouverts par les Portugais. Au XVe Zeng He montre une grande avance technologique qui n’a pas débouché sur une conquête maritime du monde, mais qui est rehabilitée politiquement (!) aujourd’hui en Chine. 

Qu’en est-il des cartes d’Al Idrissi ?

Christian Grataloup : On regroupe dans le monde occidental sous le vocable « carte » au moins 2 grandes catégories : les cartes pratiques avec les mesures de propriété et les cartes pouvant permettre de naviguer et d’autre part des cartes ayant des visions cosmogoniques. C’est le cas pour Al Idrissi. La transition entre Ptolémée et Al Indrissi c’est la recension du monde.

Emmanuelle Vagnon Al Idrissi remet également à jour des cartes de Ptolémée dans une optique pratique administrative en direction  des souverains abassides de Bagdad. Je n’opposerait pas les 2 modes cartographiques pour Al Idrissi.

Christian Grataloup : Waldseemüller est à l’origine du mot « America » et du festival de géographie de Saint-Dié des Vosges…

Que pensez vous des identifications AIS des navires avec des logiciels comme Marinetraffic ? Des navires peuvent-ils échapper à l’identification ?

Vincent Guigueno : Marinetraffic est passionnant et remplace la rubrique de Ouest-France « Où sont nos navires ? ». Il ne montre que ce que les marins veulent bien montrer. La marine de pêche chinoise par exemple…

Christian Grataloup : nous avons reconstitué l’océan autour de Noé dans l’Atlas mondial. Mais le bateau non, Noé n’avait pas de GPS…

 

Pour prolonger le sujet, les Clionautes, en la personne d’Antoine Baronnet, ont recensé l’ouvrage d’Emmanuelle Vagnon et d’Eric Vallet, La fabrique de l’océan Indien. Cartes d’Orient et d’Occident (Antiquité-XVIe siècle), en 2017