Les changements climatiques en cours en Arctique viennent bouleverser ce qui était encore perçu récemment comme un désert glacé froid et immuable, un pôle repoussoir, et font miroiter l’avènement de routes commerciales et la découverte de ressources abondantes. Les images et imaginaires communs, populaires ou médiatiques, ont fait de l’Arctique un eldorado ouvert aux convoitises…A moins qu’il ne s’agisse également de mythes courants loin de la réalité.

Table ronde avec Nicolas Escach, maître de conférences en Géographie, directeur du campus Nordique de Caen, Maryline Strouk, doctorante en Géographie, Gaëlle Sutton, cartographe indépendante, membre du pôle Nordique Arctique du Groupe d’Etudes Géopolitiques, modérée par Alexiane Lerouge, , journaliste indépendante spécialiste des pôles. 


Question d’introduction : Le pôle Nord est la toute dernière destination dont la réalité géographique a longtemps été méconnue. Quels imaginaires ont nourri votre attirance pour ces contrées ?


N. ESCACH : Evidemment cet imaginaire a été nourri par la lecture des livres de Jean Malaurie, l’attraction pour la nature, l’idée de transition rapide avec les glaciers qui disparaissent à vue d’œil, les statues d’Inuits de Copenhague, le plaisir cartographique avec le découpage des côtes et les très nombreuses îles, donc également l’attrait pour l’insularité.


M. STROUK : Ma famille est en Suède, mais  mon imaginaire s’est forgé aussi sur le désir d’ailleurs et de radicalité, sur le changement rapide et tout ce qui disparaît et qu’il faut protéger.


G. SUTTON : J’ai toujours été fascinée par les grandes étendues, attirée par la climatologie, la fonte des glaciers…j’ai une formation de géographie physique et comme cartographe tout ce qu’il y a au-delà de la glace, les roches me passionne.


Peut-on parler de désert en Arctique sur le plan géographique ?


G. SUTTON : Le désert, défini selon les critères de température et de précipitation, ne se rencontre qu’en 2 endroits en Arctique : au cœur du Groenland et dans l’archipel François Joseph à l’extrême Nord de la Russie à l’Est du Svalbard. Le reste n’est pas un désert arctique en tant que notion de géographie pure.


N. ESCACH : En effet le désert implique aussi une notion de « dénudé » et de marge mais l’Arctique est une réalité plurielle donc parlons plutôt des Arctiques dont on peut préciser quatre aspects:
. C’est d’abord un ensemble difficile à délimiter, je parle de « région gazeuse ».
Par exemple Reykjavik, est située dans cet espace, est loin d’être un désert ! Le fait urbain est important dans cet espace du cercle polaire.
. Puis le cœur de la mondialisation passe aussi en Arctique : on y trouve des métaux rares, base pour les transitions énergétiques, même si la question de leur exploitation est problématique. L’énergie venant de Russie vers l’Europe par gazoducs est extraite dans la région arctique russe, dans la péninsule de Yamal à l’est du golfe de l’Ob.
. Enfin les enjeux du changement climatique s’incarnent également dans les images prises en Arctique (voir l’image galvaudée de l’ours polaire sur un iceberg).
. Pour finir, ces espaces arctiques ne sont pas vides : ce sont des zones de pêche, de chasse, il y a des routes, des villes, on l’a dit. Ces territoires enfin se dérobent avec la fonte des glaces et les espaces vécus, très riches, changent.

En quoi le fait que la recherche s’intéresse à ces espaces est-il important ?


M.STROUK : Le Svalbard en Norvège est un véritable hub de recherche, aménagé très confortablement où se rencontrent de nombreux chercheurs. Dans ce fjord, le « surpâturage » de la recherche, ajouté à celui des touristes, transforme cet espace.


N. ESCACH : Les Arctiques sont difficiles à appréhender par la cartographie : le changement d’échelle est rare, les distances impressionnent, faire du terrain reste difficile car le prix du billet est élevé à cause des assurances qu’il faut contracter en raison de nombreux retards de vol, le territoire change tout le temps donc les cartes sont très vite dépassées et les représentations sont complexes. Il faut en effet parvenir à représenter sur une même carte l’immensité, l’occupation et les changements.

 

exemples de représentations cartographiques du nombre de jours de gel par an 


G. SUTTON : On doit en effet beaucoup travailler sur l’harmonisation des données, il est d’autre part plus facile de travailler à petite échelle, et peu de travaux ont encouragé les cartes mentales des espaces vécus par la population autochtone.


L’imaginaire médiatique véhicule des poncifs sur ces espaces qui seraient inviolés, vierges, comment en sortir ?


N. ESCACH : Il s’agit de varier les points de vue. En Arctique vivent des populations variées : Philippins, Thaïlandais au Groenland dans la restauration et les hôpitaux. La notion même de région « immaculée » est contre battue par la réalité de la Sibérie polluée par les hydrocarbures (les oléoducs et gazoducs fuient à hauteur de 10% !) Quant à la vie « traditionnelle » des Inuits ? A Nuuk, capitale du Groenland, les Inuits sont concentrés dans des barres d’immeubles par les Danois et la tradition du dépeçage des phoques a quasi disparu.
Par ailleurs Nuuk (commune de la superficie de l’Espagne) est peuplée de 19 000 habitants : cette ville envisage en 2030 d’atteindre 30 000 habitants. Pour rappel il y a eu 2 vagues d’autonomie du Groenland : la première en 1979 dote le Groenland d’une autonomie politique, laquelle est renforcée en 2009 et consacre Nuuk comme capitale. Se construisent depuis des quartiers nouveaux sous forme d’immeubles, avec shopping mall, théâtre, lignes de bus, hôpital avec des chantiers où il faut exploser la roche pour bâtir et importer tous les matériaux…on est donc loin du cliché habituel et plus près d’une ville champignon qui s’américanise.


Dans le contexte de mondialisation les ressources à capter font entrer cet espace dans la concurrence entre les Nations. Qu’en est -il ?


M.STROUK : la gouvernance arctique est à évoquer dans ce contexte d’enjeu. Depuis 1991 il y a une gouvernance stable : le conseil de l’Arctique est un forum intergouvernemental de discussions sur les problèmes rencontrés par les 8 Etats membres ayant une partie de leur territoire dans l’espace arctique, et par les populations autochtones. La présidence tourne tous les 2 ans : c’est la Russie est à la tête de cette présidence donc en raison de la guerre en Ukraine il y a boycott des autres pays…

Le changement climatique bouleverse-t-il les donnes ?


N. ESCACH : En fait il n’y aura pas d’exploitation off-shore ni d’autoroute maritime polaire car c’est une exploitation trop coûteuse en raison de la nécessité de brise-glaces, car le risque de pollution grave est trop grand et parce qu’il y a des champs de ressources ailleurs, beaucoup plus exploitables. Cependant les jeux d’influence sont plus sourds : le tourisme, l’installation de Data Centers génèrent des convoitises. Par exemple, si la construction d’un aéroport est envisagée, Chine et Danemark se précipitent en multipliant les jeux d’influence qui aboutissent à structurer l’espace.
C’est le même processus pour la question scientifique car prendre position en Arctique c’est accéder à des connaissances que d’autres n’ont pas, sur l’histoire de l’humanité, sur la compréhension du changement climatique. Le pergélisol est notre mémoire comme archives de notre planète, mais ce pergélisol fond. Donc le drame qui se joue en Arctique joue aussi sur la mémoire de notre passé.


Les stations de recherche en Arctique font ainsi partie du soft power des puissances ?


M. STROUK : les Etats qui veulent avoir un statut dans le conseil de l’Arctique en tant qu’observateurs doivent ouvrir des stations de recherche. Ainsi la Chine ouvre-t-elle ses stations en Arctique et en Islande, par exemple pour comprendre les phénomènes de moussons qui se forment sur l’Himalaya, lequel serait le « 3e pôle » de notre planète et un château d’eau essentiel.
De même les Chinois construisent des centres commerciaux sur toute la ligne Rail Baltica destiné à relier la Finlande, les pays baltes à l’Europe orientale et investissent dans l’immense tunnel Helsinki-Tallinn pour sécuriser ses routes commerciales de la route de la soie…L’Inde et l’Australie investissent aussi en Baltique…


Les espaces arctiques se fragilisent : comment faire de la recherche sans aller sur le terrain afin de limiter l’impact environnemental ?


M .STROUK : Le développement du tourisme est lié à l’attrait de la future disparition des glaciers. De même pour la recherche : la question est en effet de savoir comment mieux coordonner les recherches entre scientifiques pour limiter les présences. Pour le tourisme, comme pour la recherche, les Etats limitent de plus en plus les accès.


Questions du public :

Qu’en est-il de la pression touristique ?

Il y a eu la « mode » de l’Islande lié aux séries, actuellement la mode de croisières sur des navires monumentaux avec des imaginaires reconstruits sur la tonalité « parkas, ours, monde extrême», le tourisme de luxe « faire du ski au Groenland » grâce à une dépose-hélicoptère, l’aventure « voir les bœufs musqués »,ou « vivre dans un village typique  à NUUK » où les étudiants ne peuvent donc plus se loger. Sans oublier le greenwashing d’un paquebot de croisière connu qui embarque des chercheurs pour des conférences à bord avant de les déposer dans leur centre de recherche.
Le tourisme n’est pas du tout durable dans l’espace trop fragile qu’est l’Arctique…


Y a-t-il une limite géographique de l’Arctique ?

N. ESCACH : Le cercle polaire arctique n’est pas la limite de l’Arctique, c’est plutôt la treeline , c’est-à-dire la limite inférieure à 10 degrés en été. C’est donc une ligne qui ondule et qui évolue avec le changement climatique. La délimitation de l’Arctique est l’objet même de la recherche d’où ma qualification de « région gazeuse »
Le changement climatique bouleverse toutes les données et la question démographique reste posée.