L’amour passe parfois pour être un sentiment né en Occident au XIIe siècle dans la société chevaleresque du Moyen Age. Mais la poésie arabe antéislamique amoureuse née dans le désert, nommée nasīb, prouve l’existence de la poésie amoureuse chez les bédouins du désert d’Arabie. La poésie arabe bédouine est d’ailleurs très probablement à l’origine du madrigal des troubadours d’Espagne, de France, de Sicile… Et du Portugal.

Corinne FORTIER est anthropologue spécialisée dans l’anthropologie comparée du genre dans les sociétés musulmanes en Mauritanie et en Égypte.

Elle a travaillé dans la société noire de Mauritanie et s’est imprégnée des sentiments et des mœurs de cette société musulmane pour déconstruire les préjugés.

Selon les travaux du philosophe Denis de Rougemont, la poésie amoureuse serait né en Occident au XIIème siècle. Mais au VIème siècle après JC, un siècle avant l’Islam, chez les bédouins d’Arabie, l’amour était déjà exprimé. La question du pouvoir des mots est importante dans l’Islam. L’amour s’exprime donc poétiquement. Il ne s’agit pas seulement d’une poésie amoureuse, elle peut porter aussi sur la guerre et sur des conflits entre tribus. On y retrouve un code amoureux et de chevalerie, sur le rapport homme/femme. La poésie arabe antémoureuse est née dans le désert. Chaque homme est un poète et compose des poèmes pour les femmes qu’il désire. Oum Kalthoum est une chanteuse arabe très célèbre qui a mis en musique ces poésies d’amour.

La poésie nasib prouve l’existence de la poésie amoureuse dans le désert d’Arabie, à l’origine du madrigal. Voir Georges Duby lorsqu’il parle de l’amour courtois qui ne serait pas qu’occidental mais aussi arabe. En effet les musulmans, juifs et chrétiens se sont croisés et G. Duby le décrit dans la vision des religions et dans l’amour courtois qui n’existent pas de que dans l’espace chrétien mais aussi musulman. Il y avait des trouvères en Espagne, en Sicile et au Portugal.

Dans le monde bédouin, les gens nomadisent avec des troupeaux de chameaux et cherchent des puits, leur habitat n’est pas fixe, c’est une tente. Dans leur société, les femmes ont un certain statut, et elles restent dans la tente pendant que les hommes nomadisent souvent. Elles ne sont pas enfermées dans une maison à double tour. C’est un code de chevalerie et de genre différent du genre citadin donc. L’homme qui est amoureux et devient poète décrit la femme et les vestige évocateur où il a rencontré cette femme. La poésie nasib est une périphrase, narrée sur les vestiges du passé et les pleurs. C’est une masculinité moins courante, moins virile, où lorsque l’homme est amoureux, il pleure.

Dans la société maure saharienne entre tente, campement, désert et tribu, la femme voilée est érotique. Elle porte des bracelets de cheville avec des tintements (ral-ral). Toute cette poésie antéislamique parle du sourire des femmes sous la lune, face au soleil qui attaque, de la rencontre entre homme et femme et du sentiment de nostalgie amoureuse. Des anciens esclaves, domestiques des plus nobles, en font aussi.

Les femmes ont un statut particulier. Le prophète a épousé une femme plus âgée que lui, c’est assez révolutionnaire. Il estimait que dans les rapports conjugaux, elle avait plus d’expérience

Il existe des bibliothèques dans les cités oasiennes, les aoita. Mais c’est surtout une société orale comme ce sont des nomades. Et leur mémoire orale est impressionnante. Ils retiennent des anthologies de poèmes entiers dans leur mémoire, ils connaissent souvent le Coran par cœur. Embedded : culture incorporée. Donc la question de l’oralité est importante et les bédouins n’ont pas le même rapport à la transmission et au savoir de ce fait. Les sociétés bédouines ont développé cette question de la poésie et de l’oralité poétique. C’est un apprentissage corporel du savoir, comme ils sont des encyclopédies orales, cela permet de créer plus. Alors que l’apport technologique dans l’Occident peut atrophier la création.

7 à 10 poèmes hassanides anciens font figure d’anthologie avant l’Islam au VIème siècle. Au VIème siècle, à la Mecque, Médine, autour de la Kabba, ils sont vus comme beaux, et ces poésies sont écrites et suspendues à la Kabba à la Mecque. C’est pour cela qu’on les appelle les suspendus (Mu’allaqāt) à la Mecque, écrites en lettre d’or. L’Islam n’a donc pas renié cette poésie amoureuse. Ces poèmes arabo musulmans n’ont pas été censuré.

Bagdad est la ville des lettrés et érudit musulmans, et y retrouve des poèmes même jusqu’en Perse avec Hafiz, y compris des poésies homosexuelles. Puis d’autres poèmes arabo-musulmans sont présents en Europe avec l’Al-Andalus du VIIIème au XVème siècle. Le mot « troubadour vient de « troubar » en occitan qui lui-même vient de « palab » en arabe qui signifie « l’extase mystique à l’écoute des poésies ».

Le poète chante l’absence de l’aimée associée à l’endroit où ils se sont rencontrés. Nasib => Nasaba => chanter la beauté d’une femme et le trouble qu’elle inspire. C’est une ode matricielle d’un passé heureux narré sur des vestiges et des pleurs.

On retrouve des poèmes comme « Le jeune et la mort » => un tatouage indélébile du paysage amoureux avec une histoire de campement où ils prennent le thé et viennent de partir.

Les toponymes y sont importants tout comme la citation de la femme aimée regrettée.

« Ires de Roula,

Des vestiges qui remonte comme des restes de tatouage

Qui remonteront sur les doigts de la main

Ma belle est partie,

Ne meurs pas de chagrin,

Endurcis toi, me disaient mes camarades »

 

Un autre poème : « le Plaidoyer du Lépreux »

« Je ne trouve pas de réponse en mes larmes.

La caravane s’ébranle mais toi ,l’homme, pourras tu supporter l’adieu ? »

 

On retrouve dans ces poèmes de la gratitude, de la joie, de l’amour. Si on reprend le philosophe Sponville, c’est « le souvenir joyeux de ce qui fut ». Adage d’Epicure :  » d’où est le souvenir de l’ami disparu ? »

C’est un subtile alliage entre la joie de la présence et la souffrance de l’absence, qu’on retrouve dans le fado ou dans le blues au Brésil et dans la Saudade portugaise, qui n’est pas s’en rappeler le spleen baudelairien également…

On retrouve souvent l’idée d’un lieu déserté par la femme :

« Voilà la dune du rendez-vous,

Et cette place était celle où elle s’asseyait,

Je pleurs

Il n’y a plus personne,

Mais la plaine et toujours là

Je ne dois pas pleurer,

Je sais retrouver la dune,

Mais je ne passerais pas la voir

Car j’ai peur que quelqu’un la découvre et la souille »

La Hamin => nostalgie en arabe, est très présente dans ces poèmes comme le montre un exemple de poème mauritanien :

« Les lancinantes nostalgies ont été réveillées par les traces d’un campement, restes de tatouages »

Les pâturages cités dans les poèmes sont des lieux de prédilection pour l’amour et les plaisirs, liés au jardin du paradis, vert, aux lieux où on va faire pâturer les chameaux ou les vaches, aux lieux de fécondité et on retrouve cela dans le Coran. La couleur de l’Islam est le vert, ce n’est pas pour rien et cela s’oppose à l’ocre du désert et à sa minéralité. Aussi la question de l’amour est liée à la floraison et à la renaissance des pâturages.

Quand qqn nous manque, on dit qu’on se languit de lui. On retrouve aussi cette nostalgie dans cette expression de la langueur, c’est le spleen baudelairien, le spleen en anglais est l’idéal courtois arabe c’est la sauda.

On peut aussi faire un lien dans ses poèmes avec les humeurs du corps vues par Aristote : le sang, le flegme, la bile et l’atrabile. La saudade est aussi tirée de cette cosmologie d’Avicenne, qui a traduit la médecine grecque pour l’Occident qui ne la connaissait pas encore. La Sauda c’est le noir/ l’atrabile et la mélancolie, on tourne en rond et on a des obsessions amoureuses…

Le 2ème genre poétique à part le nasib est le razel. Il décrit la beauté de l’aimée et les peines et les joies de l’aimer. On retrouve dans ce nom le fait de faire la cour; cela renvoie à « galer », faire la cour en français. Galant renvoie à Razel. On est dans une sorte de géographie du corps de la femme dans ces poèmes : ses habits, le henné, comment elle se déplace, le sentiment d’amour qu’elle inspire au poète.

Gille Deleuze disait « je ne désire pas une femme, mais aussi un paysage autour, c’est à dire que mon désir restera insatisfait. » Aussi ces poèmes insistent sur les circonstances de la rencontre, à l’heure la plus chaude du jour sous un figuier, « maudit figuier, d’enfer, qu’il redoute et espère » lorsqu’il y rencontre la femme.

« Hier au moment de la sieste j’ai vu celle dont je rêvais sous un arbuste, un figuier d’enfer »

Cela rappelle Le Ravissement de Margueritte Duras où l’homme devient fou de la femme. La ravissante a pris qqch de moi, l’amoureux est victime de la femme, fou, traumatique. Elle lui a pris la vie, il se meurt, « je me consume pour toi ». L’âme ressent la brulure du désir. C’est un brasier incandescent laissé par cette femme fragile très mince, qui contraste dans cette fureur de la passion amoureuse. C’est une disproportion entre la fragilité de l’aimée et ce qu’elle suscite, elle a tué ainsi sans se préoccuper de la perte.

Les Mu’allaqât ont été traduites par Jacques Berte qui a traduit ces odes et le Coran.

« J’aime malade des yeux ruinés par le ravage de la mort.

Celle qui lance les flèches de la mort »

-> on dirait du Corneille ou du Racine.

La femme ne peut pas exprimer ses sentiments amoureux.

Mejoun Leila : le fou de Leila est un poète de l’amour dans le monde arabe. On appelle le poète du nom de la femme qu’il aime, comme le fou d’Elsa pour Aragon.

Jemin Ibn Ramnar, Bouzena, connu pour la femme qu’il aime. L’homme est dépossédé par la femme =>

« Je me suis éloigné de Salma pour alléger mon tourment, elle habite tout prêt de l’eau et c’est la source du tourment »

On retrouve la place de l’eau dans le désert. La femme se donne de manière parcimonieuse, inaccessible et est valorisée. On retrouve l’idée de frustration, de la femme qui ne se donne pas tout de suite, l’homme doit montrer des preuves d’amour. Roland Barthes parle de dépense amoureuse pour la femme. On retrouve dans ces poèmes un éloge de la beauté, de la féminité qu’on désire. La métaphore de l’eau n’est pas anodine. Le sourire de la femme est comparé à une floraison.

« O ruche sourire, telle une floraison ».

Ces poètes sont des chevaliers servants face à des femmes maîtresses courtisées. La « Cortesia » des chevaliers arabes est reprise par l’Islam. Les femmes mettent l’amant à l’épreuve et il y a un rapport entre les hommes pour faire leur éducation. Un travail sur la virilité qui doit contrôler ses pulsions pour arriver au rapport sexuel. L’homme violent est mal vu.

Le corps est érotisé comme dans les blasons du Moyen Age. Les femmes sont voilées, et leurs yeux comparés souvent à ceux d’un gazelle, avec de l’antimoine noire et le tintement des chevilles dans leur manière de se balancer. La chevelure noire est importante. Une anatomie fine est décrite dans les poèmes et le henné est important. Les hommes font des poèmes sur les femmes sous l’éclat de la lune, qui montrent leurs dents. Rappelons que le calendrier lunaire est arabe. Et que cette lumière blanche, pas jaune de la lune, donne une esthétique pure au poème.

Il existe enfin un autre type de poème : la Tabla : petit poème haiku dans la poésie hassanide et pas que islamique. Avec 2 hémistiches. En Afghanistan aussi.

Les femmes écrivent peu dans l’amour courtois mauritanien du Moyen Age. Elles font surtout des poèmes sur leurs frères partis à la guerre. Elles font moins de rimes et elles restent entre elles. La Shebebat est le nom de la joute poétique pour conquérir femme.