Aujourd’hui les différentes interprétations de Mai 68 imprègnent les positionnements et les explications face au présent. Mai 68 a été « un temps d’extase de l’Histoire » (Edgar Morin). « En Mai on avait pris la parole comme on avait pris la Bastille en 1789 » (Michel de Certeau). Pierre Rosanvallon estime que sa génération, et lui-même, doivent se sentir responsables de l’inaccomplissement de Mai 68, c’est-à-dire, pour lui, de la victoire de la Deuxième Gauche, et même de son échec historique. En 1976 Pierre Rosanvallon publie « L’Âge de l’autogestion » et « Pour une nouvelle culture politique » en 1977. Or, aujourd’hui il consent à un aveu terrible : avoir publié ses ouvrages les plus récents sur la démocratie avec… quarante ans de retard. Hélas, « chaque homme est divisé entre les hommes qu’il peut être. La question est alors de savoir celui que l’on ferait triompher en soi pour résister au sommeil et à la résignation » (Paul Nizan).

Mai 68 élargit les perspectives et multiplie les champs du possible en reformulant l’imaginaire progressiste. Celui-ci avait fait cause commune avec la Résistance et avec le désir de renouvellement à la Libération où tout est alors pensé en termes d’intérêt général (dans sa version gaullo-républicaine ou communiste) et d’émancipation. La génération qui suit (1955-1965) se heurte en quelque sorte à la trahison de cet idéal : trahison communiste (Budapest, 1956, pour ne prendre qu’un exemple) ; trahison socialiste (Guy Mollet, chef des manœuvres parlementaires et acteur décidé de l’intensification de la guerre en Algérie). C’est alors qu’émerge une nouvelle identité progressiste qui se structure autour de l’impératif de décolonisation. Les ruptures essentielles s’articulent autour de cette question, l’Algérie en étant bien sûr l’épicentre, et l’on voit naître le PSA (Parti Socialiste Autonome, 1958), rejoint par Pierre-Mendès France, puis le PSU (Parti Socialiste Unifié, 1960), tous deux issus d’une scission au sein de la SFIO. L’impératif décolonisateur donne des éléments de langage essentiels aux progressistes d’alors (par exemple le Rapport « Décoloniser la province » d’un certain Michel Rocard, manifeste pour la décentralisation). De fait l’anti-colonialisme peut s’adosser à un crédo humaniste-chrétien, à une vision gaullienne ou au crédo marxiste de la lutte des classes mais, en réalité, ces distinctions sont subalternes. Héritant de ces questions fondamentales, Mai 68 apparaît comme la généralisation du principe d’émancipation. Jusqu’en 1966-1967 le progressisme s’exprime encore avec des armes intellectuelles décalquées sur celles du passé. Toutefois, sous la pression des évènements, l’angle de vue devient différent et, avec la guerre du Vietnam, l’anti-impérialisme prend une place primordiale. Depuis la Bolivie, Che Guevara lance pour mot d’ordre de multiplier les « foyers vietnamiens » tandis que Régis Debray, estimant que c’est en Amérique latine, où fleurit la guérilla, que se joue la partie décisive rejoint la lutte armée car « le dernier empire du monde a commencé son agonie ». Les « guérilléros » sont les héros de l’heure et se perçoivent comme héritiers de la Résistance. Par ailleurs l’anti-impérialisme se conjugue avec l’émergence d’une pensée tiers-mondiste qui dénonce l’exploitation des pays sous-développés par le capitalisme moderne.

La phrase de L’Internationale, « Debout les damnés de la Terre », résumait la vision révolutionnaire et Mai 68 a, en partie, réactivé cette conception articulée sur la théorie léniniste des avant-gardes mais a surtout contribué, et de façon beaucoup plus durable, à une redéfinition des perspectives révolutionnaires. La contestation en 68 ne surgit pas de la misère, comme c’était autrefois le cas, mais au contraire de l’abondance. Son but n’est plus simplement de libérer le travail, d’émanciper le travailleur mais de subvertir la vie quotidienne, de rendre l’individu autonome. Dès lors, la théorie de l’exploitation, jugée insuffisante, est englobée dans une définition plus large de l’aliénation. Toutefois la figure tutélaire de Marx est encore nécessaire et c’est de l’intérieur du marxisme que part cette évolution. En effet, dans les années 60 sont publiés pour la première fois des textes importants mais méconnus de Marx (« Critique de l’économie politique » par exemple). Ces textes révèlent un Marx philosophe de l’aliénation et de l’émancipation individuelle comme objectif réel du communisme. Il va sans dire que cela résonne avec les attentes du temps et dépasse les analyses communes sur le matérialisme historique, la lutte des classes ou encore la Dictature du Prolétariat. Parallèlement, en 1967, est publié « L’Homme unidimensionnel » de Marcuse qui développe une critique de la société répressive. Cette démarche est bien loin de celle d’un Althusser qui souhaite faire du marxisme une science objective.
Au sein de cette effervescence intellectuelle, Henri Lefebvre, sociologue et philosophe, joue un rôle central dans la formulation du renouvellement de l’émancipation qui caractérise l’esprit de Mai. Lefebvre a épousé les dissidences intellectuelles de son époque : il s’éloigne du PCF après 1956, signe le Manifeste des 121 qui justifie l’insoumission durant la guerre d’Algérie et participe à la création de l’Université de Nanterre. Il se fait le champion d’un marxisme « ouvert », réhabilite Fourier et publie « Le Marxisme » (« Que Sais-Je ? » qui a un grand retentissement). Lefebvre contribue à l’élargissement de la compréhension du monde social et attache une grande attention à la dimension urbaine de ce monde : en quoi l’espace urbain devient une variable importante de la gestion de la forme sociale (« Le Droit à la ville », 1968). Par ailleurs, son apport le plus considérable concerne la vie quotidienne qu’il estime être empreinte de soumission à la marchandisation (déjà…), à la dépersonnalisation des individus et au poids des conformismes. Ainsi il veut développer une « Critique de la vie quotidienne » (3 volumes, 1947-1981) et, en quelque sorte, réinventer l’idée de révolution afin d’instaurer un nouvel art de vivre : « une grandeur qui ne soit pas inhumaine et une forme de bonheur qui ne soit pas teintée de médiocrité ».
L’influence de cette pensée est considérable si l’on prend en compte l’esprit de Mai, sachant que Lefebvre va exercer un « magistère » sur les conceptions « situationnistes ». En effet, au début des années 60, Guy Debord se rapproche de lui et les situationnistes se nourrissent d’ Hegel, ou de Walter Benjamin en souhaitant renverser le fétichisme mercantile, les mécanismes de l’asservissement par la consommation et générer une véritable révolution culturelle. Les concepts des « Situs » ne sont guères originaux mais savent se parer d’aphorismes percutants et d’une esthétique (peintures, publicités détournées, revues…). Leur marginalité est mise en scène, nous dirions aujourd’hui qu’il s’agit d’un véritable « coup de Com »’, sachant que leur « Internationale » se résume environ à 40 membres ! Or, ils ont su jouer un rôle majeur dans l’avant-68 avec trois textes qui ont profondément marqué les esprits : « De la misère en milieu étudiant » (publié en 1966 par l’UNEF) où ils appellent à un changement radical des mœurs en soulignant que la révolte des jeunes n’est en rien étonnante mais que c’est la résignation des adultes qui est stupéfiante ; « La Société du spectacle » (Guy Debord, 1967), véritable révolution et le « Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations » (Raoul Vanegeim) qui connaît un immense succès et constitue l’un des livres de chevet de cette génération. Afin de mieux comprendre quelques citations s’imposent :

  • – « Nous ne voulons pas d’un monde où la garantie de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de mourir d’ennui »
  • – « Être riche aujourd’hui se réduit à posséder un grand nombre d’objets pauvres »
  • – « L’œuvre d’art à venir c’est la construction d’une vie passionnante »

Pourquoi mettre en exergue ces citations ? Tout simplement parce qu’elles sont le substrat philosophique de Mai. Cela permet de mieux comprendre l’essence de Mai 68. Il ne s’agit pas d’une « Révolution » mais de « révolutions » : la révolution-évènement (traditionnelle), la révolution comme prise de pouvoir (utopique), la révolution-émancipation (idéaliste). Mai superpose ces trois dimensions et si la première apparaît dès le début et constitue un « évènement sphinx » ou une « extase de l’Histoire » (Edgard Morin), l’évènement demeure mystérieux, inattendu et irréductible aux séries causales, apparaissant comme « une sorte de 1789 juvénile » (Edgar Morin). C’est un fait : Mai consacre l’irruption de la jeunesse en tant que force politique et sociale. Or, si en 68 on a pris la parole comme la Bastille en 89 (Michel de Certeau), force est de constater que la révolution-évènement se fracasse sur les élections de juin qui, de fait, confortent un pouvoir vacillant. Ici quelques précisions sont utiles. Si la révolution-stratégie (prise du pouvoir) existe au sein de certains groupuscules, c’est en réalité après Mai qu’elle revêt sa forme accomplie (dérive terroriste par exemple). La révolution-processus, la seule véritable, a introduit dans la société des thèmes et des questionnements issus du mouvement étudiant et l’on ne peut que constater la profondeur des sillons creusés.

Le Mai « libertaire », le plus caractéristique, a voisiné avec un Mai « léniniste » et un Mai « maoïste ». « Maos » et trotskistes s’étaient déjà implantés dans la jeunesse quelques années auparavant sur fond de crise de l’Union des Etudiants Communistes, cette dernière ayant de plus en plus de mal à se plier à l’orthodoxie du PCF. Mai a mis à révélé ces ruptures mais, paradoxalement, à réactivé une vieille culture « bolchevique ». Il convient à ce point de replacer les « évènements » dans un contexte plus large : le monde post-colonial semble vivre dans une effervescence révolutionnaire (l’Amérique latine en premier chef) ; aux Etats-Unis et en Europe les régimes installés invalident la prophétie de Marx selon laquelle le capitalisme s’effondrera de lui-même, quant à l’URSS, elle est tout à fait hostile à des mouvements sociaux qui pourraient être incontrôlables, voire défavorables. Ainsi, le PCF préfère, à tout prendre, le statu quo, tandis que trotskistes et maoïstes se méfient d’un mouvement étudiant jugé « petit-bourgeois ». Or le lien étudiants-ouvriers va lever certaines de ces résistances premières en faisant percevoir un nouveau cours de l’Histoire. Si Juin marque un arrêt brutal du mouvement, certains gardent l’espoir et la certitude d’un nouvel âge insurrectionnel victorieux. Alain Krivine et Henri Weber écrivent : « Mai 68, une répétition générale » (Maspero, 1968). Tout est dit… mais pas pour tout le monde. En fin connaisseurs des révolutions russes (1905,1917) les trotskistes ont voulu voir dans Mai l’équivalent du soviétisme originel. Du côté des « Maos » le ton semble encore plus radical, Serge July, Alain Geismar et Erlyne Morane publient « Vers la guerre civile » en 1969 en prédisant un horizon révolutionnaire en France pour 1970-1972… L’analyse est simple : Mai 68 s’est prolétarisé et a pris une réelle dimension révolutionnaire qui va contraindre la bourgeoisie à l’épreuve de force inéluctable. Cette conception mène, intrinsèquement, à un désaccord avec le mouvement originel, celui du 22 mars, plus libertaire (Daniel Cohn-Bendit) qui est heurté par la vision traditionnelle marxiste (lutte des classes et matérialisme historique).
La situation n’est plus celle de la fin du XIXe siècle et l’effondrement du capitalisme ne semble plus être une évidence en soi tant il a fait ses preuves quant à ses capacités à surmonter les crises. Et certains, déjà, de parler de néo-capitalisme (André Gorz, 1964). La version marxiste originelle supposant une paupérisation absolue semble invalidée et l’horizon collectiviste ne semble plus guère être opérant. Déjà en Hongrie apparaît la formule de « socialisme de marché »… Le terme de « révolution » ne peut plus avoir le même sens. Le volontarisme léniniste n’est plus suffisant. Aussi, même les « maoïstes » vont basculer vers une interprétation soulignant un renouveau du fascisme, c’est-à-dire le concept plus large d’aliénation que d’exploitation. En Mai 1972, dans un numéro spécial des « Temps Modernes », André Glucksmann interpelle la « fascisation » de la société bourgeoise. Pour sa part, « La Cause du Peuple », qui a succédé en 1970 à « La Gauche prolétarienne », inscrit son action dans l’anti-fascisme en préemptant l’héritage de la Résistance. De là, et surtout hors de France où cette tendance reste limitée, paradoxalement, naîtront les Brigades Rouges italiennes ou la Fraction armée Rouge allemande…
En conclusion, comprendre Mai suppose d’en appréhender toutes les composantes.

Jorris Alric