Après avoir présenté les différents intervenants ainsi que leur publications, Paul Didier les questionne sur leurs ouvrages pour mener une réflexion sur le pouvoir au travers de certaines figures historiques ou contemporaines.

Pierre Haski, journaliste, auteur de Décolonisations africaines (Stock)

Marc Joly, sociologue, La pensée perverse au pouvoir (Anamosa)

Eric Meyer, écrivain, Xi Jinping, l’Empereur du silence (Delcourt)

Paul Didier, modérateur, association Des Mots & Débats

PD :Trois terrains, trois époques, trois figures : que fait le pouvoir aux hommes et que font les hommes au pouvoir ? Qu’est-ce qui le transforme en domination ?

MJ : Paul-Claude Racamier invente la notion en 1986 de pervers narcissique1 . La psychopathologie définie la perversion narcissique comme le mécanisme par lequel une personne en utilise une autre pour y projeter et faire porter ses conflits internes. Il utilise l’autre comme un faire-valoir, un ustensile avec jouissance. Les études ont d’abord portées sur des jeunes psychotiques pathogènes et les tueurs en série puis à partir des années 2000 la notion a eu un succès social. Après le livre de Marie-France Hirigoyen2 publié en 2012-2013, la circulation de la notion explose.

Lors de la mobilisation contre les retraites, j’étais plongé dans la lecture de Racamier et dans une étude des discours des victimes de pervers dans la sphère du couple. J’ai remarqué que les opposants a la réforme avait le même champ sémantique et les mêmes réactions.

Le politologue et historien Patrick Veil, a essayé d’alerter en 2017 sur le « danger Macron » en faisant circuler le texte de Racamier sur les perversions narcissiques. Il tente d’utiliser la catégorie pour alerter mais cela ne marche pas.

Les mécanismes du management toxique, des violences conjugales, du gaslighting3 se retrouvent en politique.

Dans son ouvrage Psychologie des foules et analyse du moi (1921), Freud montre comment le chef absorbe la fureur du peuple et ses aspirations. Macron croit incarner une volonté souveraine inébranlable.

PD : Mais quelle est la nouveauté ?

MJ: Le pouvoir revêt un caractère illégitime car le pouvoir est en fait détenu par l’Union Européenne et soumis au marché. Le problème du pouvoir est que la communication sur la masse est comme rompue car il n’y a plus d’alternative possible. Macron est porté par une oligarchie, il est la dernière option d’une oligarchie qui a vu que l’alternance ne fonctionne plus. Il symbolise l’impossibilité d’une alternance car la gouvernance est économique et européenne depuis 1983.

PD : Pierre Haski, pourquoi réaliser des portraits pour expliquer le pouvoir ?

PH : Ce prisme de l’histoire longue permet de parler de la rupture de la décolonisation mais aussi de l’avant et de l’après. Par exemple Houphouet Boigny a une grande amplitude temporelle de par son parcours : député en 1945, membre du gouvernement français, président de l’Assemblée Nationale ivoirienne, maire d’Abidjan, et enfin premier président de la Côte d’Ivoire

Les trajectoires sont passionnantes : ces personnes incarnent l’émancipation et l’espoir d’un peuple puis deviennent des autocrates. Pap Ndiyae préface le livre autour de ce mystère et revient sur les raisons économiques, géopolitiques, les rivalités politiques, mais des mystères demeurent.

Mugabe est le cas le plus mystérieux. Il est a la tête du Zimbabwe pendant 40 ans. Leader de la plus radicale des armées de guérilla, il mène sa campagne électorale et gagne car il est le plus radical et a les guérilleros dans son camp. Le Commonweath compose car il fait des discours pragmatiques et les blancs de Rhodésie votent pour lui. Le 18 avril 1980 Bob Marley est dans le stade Rufaro pour célébrer la proclamation de l’indépendance du pays. Il nomme un ministre de l’agriculture blanc mais deux ans plus tard, il envoie des unités pour liquider les troupes de ses alliés et exproprie les fermiers blancs. Il a été éduqué par les jésuites, a fait 10 ans de prison, a connu l’exil, il a une réelle intelligence politique, il est le plus brillant et structuré des candidats mais il devient un abominable dictateur.

Sekou Touré et Houphouet Boigny sont semblables : tous les deux sont membres du rassemblement démocratique africain, mais issus de milieux différents (Boigny planteur/Touré syndicaliste), tous les deux sont députés puis ministres dans la IVe République. Houphouet Boigny est autoritaire et Sékou Touré un abominable dictateur qui emprisonne et torture au camp Boiro à Conakry. Ils ont un parcours commun mais à un moment divergent. Aujourd’hui la Guinée est déstabilisée durablement, un chef militaire est au pouvoir, tandis que la Côte d’Ivoire a la croissance économique la plus forte mais la suite n’a pas été préparée car se Houphouet Boigny se pensait irremplaçable.

PD : Parlons des ressorts du pouvoir à la chinoise : XI Jinping applique la règle de ne pas se remettre en avant, de cacher son talent et de ne pas se faire d’ennemi. C’est un opportuniste qui sait jouer des règles non écrites du communisme. Ce comportement est-il issu de Confucius et de la tradition ou est-il spécifique à Xi Jinping ?

EM : Qu’est-ce qui en Chine est le plus important : le confucianisme ou le communisme ? Un dicton chinois dit que : « le cochon qui engraisse tremble en voyant se rapprocher le couteau du boucher ». Il exprime bien le dilemme qui existe en Chine : être au pouvoir et se mettre au service du peuple mais de manière humble J’ai reçu de nombreux trolls suite à la BD et l’accusation qui revenait le plus souvent, la pire pour un chinois, c’était l’individualisme.

Xi Jinping arrive dans un village du Shaanxi dans une région très pauvre à l’âge 13 ans. Il est envoyé avec treize autres jeunes instruits. Il fait partie des 14 millions de Chinois envoyés par Mao à la campagne lors de la Révolution culturelle. Il y reste pendant 7 ans et garde son secret : il est né au palais dans la cité interdite, dans une famille avec des hautes personnalités du communisme. Son père est un héros révolutionnaire : il se bat contre les Japonais puis contre les républicains, sauve les troupes de Mao lors de la longue marche où sur 100 000 hommes seuls 10 000 arrivent à bon port. Il tombe en disgrâce lors d’une purge en 1962. Des gens à Pékin regardent de très loin le jeune Xi Jinping et il est finalement autorisé à rentrer au parti communiste (PC) alors que son père est écarté pour déviationnisme. Six semaines plus tard, à 18 ans, il est secrétaire du PC du village.

PD : On appelle en Chine Xi Jinping « Oncle Xi », est-il comme Mao ou plus feutré ?

EM : En effet, il y a un culte de la personnalité en Chine d’où cette expression. Il arrive au pouvoir après les Trente glorieuses de la Chine et instaure un retour symbolique au communisme. Il veut faire la synthèse des différentes étapes qu’a connu le pays. La première est la mise en place du communisme, la seconde une période de consommation et enfin la troisième, un système matérialiste et spirituel. A son arrivée à la tête de la Chine, il « resserre tous les boulons » et devient dictateur. Il veut lutter contre « la pollution spirituelle » venue de l’Occident : la démocratie, l’empathie, le wokisme.

Hier il a proclamé une nouvelle campagne pour interdire toute nouvelle négative avec des punitions pour ceux qui diffuseraient toute nouvelle montrant le désespoir de la jeunesse, faisant un pas de plus dans la répression et la distillation de la peur. La population chinoise est maintenant éduquée et pense. Le gouvernement a peur d’une pression extrême de la population et des bouffées d’explosion comme il y a pu en avoir par exemple à Shanghai après le covid où les gens confinés ont arraché les palissades et sont sortis dans les rues manifester. Le confinement et la lutte contre le covid ont été arrêté. Il y a eu 2,4 millions de morts du Covid en Chine, notamment beaucoup de personnes âgées, ce qui n’a pas été apprécié dans un pays où les anciens sont très respectés dans la culture chinoise.

PD : Marc Joly, Serge Hefez4 a averti qu’il fallait faire attention à ne pas psychologiser la politique. Les travers de Macron ne se trouvent-t-ils pas du coté du système institutionnel ou Macron est-il fou ?

MJ : Lors des entretiens que j’ai menés, certaines personnes ont dit qu’ils pensaient qu’il était fou, d’autres qu’ils ne le supportaient pas ou encore « il me rappelle mon ex ». Il produit des affects, suscite des réaction très fortes. La psychopathologie est une porte d’entrée pour expliquer les mécanismes du pouvoir. En Afrique il y a une cohérence entre discours et actes. En France le discours n’a plus aucun crédit car il apparaît comme inébranlable et indiscutable, d’où des mécanismes d’ordre pervers : les mots perdent leur sens, les discours sont contradictoires, plus rien n’a de sens. Le moment est donc angoissant ce qui produit un manque de repères.

PD : Pierre Haski, y a-t-il des points communs entre les leaders paternalistes où le lien entre dirigeant et son peuple est intime et l’héritage de la colonisation ? Y a-t-il la possibilité d’une gouvernance à l’africaine ou le pouvoir africain est destiné à rejouer l’affaire coloniale ?

PH : Il y a un ressort paternaliste dans l’exercice du pouvoir, dans la construction du mythe d’un homme un peu supérieur au peuple. On les appelle les « pères de la nation » : ils traversent l’histoire pour conduire le peuple vers la liberté et l’espoir.

Sauf Olympio5 qui vient du secteur privé, tous ont la même personnalité : ils sont des intellectuels ou des syndicalistes qui ont un objectif, l’indépendance et le pouvoir. Mais ils ne sont pas préparés à l’exercice du pouvoir dans un contexte de Guerre Froide. Lumumba est assassiné par la CIA et l’enjeu des puissances, toujours d’actualité, est l’accès aux minerais.

Ces personnalités choisissent dès le début un mode de gouvernance autoritaire : un seul parti, un syndicat unique. La bataille principale est celle du développement, de la construction de la Nation derrière le père fondateur, il n’y a pas de temps pour les divisions.

Le cas de Léopold Sédar Senghor est singulier. Compagnon de Pompidou à Louis le Grand, ils partent ensemble en vacances. Ils sont amis car comme lui Pompidou est étranger au sérail parisien. La présidence de Senghor connaît des moments autoritaires. Après une révolte étudiante, un des chef est condamné à mort. Senghor veut le gracier mais son entourage lui dit que s’il le fait il ne pourra plus gouverner. Il est le seul à quitter volontairement le pouvoir. Il entre ensuite à l’Académie française et rentre dans la meilleure période de sa vie. C’est sans doute ce qui l’a empêché d’être dictateur.

PD : Eric Meyer, Xi Jinpin a un complexe d’infériorité parce qu’il a fait peu d’études. Il a beaucoup lu, notamment Faust. Y a-t-il quelque chose du pacte faustien dans son exercice du pouvoir c’est à dire sacrifier sa vie au pouvoir ?

EM : Il est passionné par cette histoire d’un homme qui troque son âme contre le pouvoir absolu. Il a 2 axiomes :

– le parti communiste comme outil de gestion du pays qui détient le pouvoir absolu. Dans son idée, il faut « resserrer tous les boulons » et démonter l’opposition notamment de gauche.

– agir comme un despote éclairé et faire le bien de la Chine grâce au pouvoir absolu

Il est très complexé car il n’étudie pas de 3 à 20 ans. Il est ensuite autorisé à rentrer dans une université et étudie pendant 3 ans la chimie mais n’a pas de certificat d’étude. Le parti l’autorise à faire un doctorat de droit marxiste à distance alors qu’il est gouverneur d’une province côtière. Il lit Flaubert, Molière, les auteurs socialistes du XIXe siècle mais ne peut parler de ses gens là en Chine. Lors de ses voyages à l’étranger il évoque toujours la littérature locale mais on lui fournit des fiches de lecture. Il se veut aussi adepte des philosophies chinoises antiques.

PH : Un des ressort de son pouvoir est sa deuxième femme qui est pendant longtemps plus connue que lui. Elle a été chanteuse des chœurs de l’armée populaire. C’était la chanteuse du programme TV du nouvel an chinois, la grande attraction de l’année. C’est une véritable star qui lui donne une aura. Elle est un atout de soft power. Elle a commis une bourde lors d’un voyage en prenant une photo avec un i-phone ce qui a provoqué un scandale sur le net. Depuis, elle utilise un Huawei. Ils sont séparés mais lors des grands voyages elle est avec lui avec de magnifiques tenues dessinées par un modiste chinois.

PD : Marc Joly, est-ce la fin des grandes autorités?

MJ : En Occident on passe à une nouvelle forme de domination : morale. Comme l’a montré Bourdieu, les groupes dominés ont intériorisé les principes au nom desquels ils sont dominés.  Aujourd’hui le phénomène est plus insidieux car il y a une violence morale et physique qui se voit dans l’évolution des doctrines du maintien de l’ordre. La violence morale passe par le retournement de la vérité et une forme de harcèlement via les médias. Il y a une logique d’imposer une seule orientation par la « caste médiatique » qui ne propose pas d’alternative.

PD : Eric Meyer, Concernant le crédit social à la chinoise, Xi Jinping le présente comme son principal leg à la Chine. S’agit-il de l’intériorisation ultime de la domination ?

EM : Tout ce qui concerne une personne sur internet est mis dans un dossier avec une grille d’évaluation. Les sanctions vont de l’interdiction de prendre les transports, d’obtenir un crédit jusqu’à la réclusion. Elles excluent la personne car les amis sont également touchés.  

Y a-t-il une acceptation du crédit social ? Certains sont contents car il permet d’identifier les « méchants », il a permis l’autodiscipline, le calme et la propreté. Une partie du crédit social est accessible en ligne, c’est utile avant un mariage ! D’autres sont mécontents. Le terme « oncle Xi » a disparu en Chine. Le crédit social va restreindre le capacité d’empathie dans un pays ou l’amour du prochain est une valeur forte.

PD : Pierre Haski, votre seule figure de pouvoir positive est Nelson Mandela qui utilise le pouvoir pour réunir et réconcilier. Pourquoi ?

PH : Mandela est une personnalité exceptionnelle. Il exerce un unique mandat : sa tache était la réconciliation. Il laisse l’économie à ses successeurs qui ne sont pas à la hauteur. Il est le chef d’un parti terroriste, Amnesty International ne le considère pas pendant longtemps comme prisonnier politique. Avocat de formation, c’est lui qui mène les plaidoiries lors de son procès et celui de ses camarades. Il passe 26 ans en prison. La presse ne peut pas publier sa photo. Dans les années 1970 personne n’imaginait qu’il serait un étendard. Il le devient et son mythe se construit en son absence. Quand il sort de prison il est à la hauteur de celui-ci.

Je l’ai rencontré deux fois, la première fois en prison. Je suis la seule personne d’Occident qui l’ai vu incarcéré. Je faisais partie du seul voyage de journalistes organisé par les autorités. Nous n’avions pas le droit de lui parler. Il jardinait. Plus tard je l’ai interviewé. Nous avons évoqué cette visite et il m’a dit qu’il était furieux : « on nous exhibait » et m’a enlacé.

1Paul Racamier, Les perversions narcissiques, Payot, 1986

2Marie-France HIRIGOYEN, Abus de faiblesse et autres manipulation, édition Jean-Claude Lattès, 2012

3 Forme d’abus mental où quelqu’un joue en permanence sur les perceptions et et les croyances de l’autre pour le déstabiliser)

4Psychiatre et psychanalyste

5Sylvanus Olympio, premier président de la République togolaise (1961-1963), assassiné lors d’un coup d’État