Asma Mhalla est politologue et essayiste. Elle est l’autrice d’un premier livre remarqué, Technopolitique (Seuil, 2024). Son second livre, « Cyberpunk », a fait l’objet de critiques élogieuses par les médias. 

Paul Didier, de l’association « Des mots et débats », nous propose un dialogue avec l’autrice. La salle du cinéma Empire s’est remplie, preuve que la jeune et brillante politologue est déjà suivie avec intérêt par un large public ayant suivi ses podcasts sur Radio france et lu son premier livre. Un public de curieux, d’amateurs éclairés, venus à Saint-Dié pour comprendre ce qui se joue entre les territoires – qu’ils soient locaux ou du monde –  et les pouvoirs qui cherchent à les contrôler.

De la parole publique aux livres

Paul : un livre contre le bruit ? 

Asma : j’écris contre moi-même, contre ce auquel moi-même j’ai participé. Pas grand-chose à dire dans un système dans lequel vous devenez médiatiquement importante. J’ai donc écrit. J’ai enfin écrit contre nous. Car Donald Trump, miraculé de l’attentat du 13 juillet, nous entraine dans un phénomène religieux. Pourquoi contre nous ?

Le 13 juillet, Donald Trump a gagné. Et l’aveuglement collectif des médias qui racontent l’histoire que « ce n’est pas gagné, que Kamala peut encore le battre… », c’est justement notre aveuglement. 

Paul : le titre est génial. Pourquoi avoir donné ce nom ? 

Asma : après Technopolitik, les médias m’interrogeaient sur les perspectives à venir. Quand je parlais de Musk, de l’IA des RS, elles étaient, là, partout. Quelle dissonance ! Comment y mettre les mots ? 

Je lis de William Gibson « le Neuromancien », paru en 1984 et qui est à l’origine du mouvement cyberpunk. Or que nous dit-il ?  Que le futur est déjà là. Il suffit d’ouvrir les yeux, d’éteindre le bruit pour voir la dystopie. 

Littérature, cinéma, séries, jeux vidéo :

six œuvres pour comprendre ce qu’est le cyberpunk

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Le mouvement Cyberpunk se différencie de la SF dès les années 70 par la description d’un présent. Avec la dimension de noirceur, de No Future. Et en précurseur Philip K. Dick, et encore avant Orwell et Huxley. 

Vous êtes dedans : les méga corporations sont là ; la techno surveillance des états ; les individus atomisés incapables de faire commun et se sentant impuissants, c’est nous. 

Paul : un Léviathan bicéphale peut-il être monolithique ? 

Asma : nous sommes en train d’entrer dans un nouveau siècle politique (Alain Touraine). Pas la peine d’utiliser les mêmes outils ! 

C’est quoi le changement majeur entre nos 2 siècles ? la techno ? On l’a depuis toujours ; les Réseaux Sociaux ? Ce n’est plus si nouveau. C’est l’architecture politique qui change tout. 

On a une créature politique nouvelle : un Leviathan (on renonce à la  liberté maximale pour assurer la paix sociale) qui partage tout avec les Big tech. Mais double. Car même avec des intérêts divergents comme Trump / Musk et leur polémique – dit autrement, le bruit – ce qui se construit comme l’architecture du nouveau pouvoir (par exemple avec la NASA), c’est la triangulation que Trump à réussi à fédérer, soit l’alliance improbable entre 3 colères : 

  • les rednecks (blancs déclassés et suprémacistes, avec la hantise du déclassement que les démocrates n’ont jamais écouté et qui veulent faire payer ces élites.
  • Les gourous de la Big Tech, qui considèrent l’Etat démocratique comme un frein à leur génie.
  • Les néoréactionnaires, épidermiques aux droits toujours plus nombreux et vent debout contre tout ce qu’il nomme wokisme. 

Ces 3 groupes hétérogènes ont un ennemi commun : la démocratie, qui devient le mot-valise négatif, entraînant dans l’opprobre les Démocrates eux-mêmes. 

Paul : en 1835 Tocqueville à la fin de son livre se pose la question de ce que la démocratie pourrait préfigurer… 

Asma : Platon l’avait déjà dit et Tocqueville le dit. Foucault aussi dans la préface anglo-saxonne de l’Anti-oedipe de Deleuze et Guattari. Il y écrit que nous construisons la maladie du métacapitalisme. Tout est flux y compris les corps et les désirs dans ce livre. Les humains sont des « machines désirantes ». La modernité que nous construisons est fasciste par nature. A la moindre crise, le fascisme renaît. 

Umberto Eco l’a pensé : le fascisme n’est pas un moment de l’histoire, comme le dit l’école restrictive. L’école générique celle de R. Paxton fait son histoire point par point. Eco parle lui d’essence du fascisme, qui resurgit tel une plaie mal soignée : résurgence du discours nationaliste, du bouc émissaire, de l’ennemi intérieur, du virilisme. 

Paul : quelle différence avec Trump ? 

On a deux marqueurs spécifiques : on peut parler, manifester et on n’est pas raflé comme opposant. Mais depuis 2008 et la crise des subprimes, le Covid puis la guerre en Ukraine, on comprend que le processus est à l’oeuvre, avec une succession de chocs. 

Paul : en clair, du rétro-futurisme ? 

Asma : Trump, le 13 juillet, est tout de suite soutenu par Elon Musk. L’Amérique est bousculée par la Chine et le Sud Global. L’empire est en délicatesse et challengé. Le récit de la restauration va mettre les citoyens en colère en marche avec le soutien technologique via le slogan « nous allons sur Mars ». Un discours de retour en arrière (MAGA) et de projection vers une nouvelle frontier avec Musk. 

Paul : on ne peut s’empêcher de penser à George Orwell et la novlangue de « 1984 » ! 

Asma : Donald Trump a une personnalité narcissique. En l’observant à son retour au pouvoir, il applique les relations toxiques à tout le monde, telle la pratique du gaslightning, technique des pervers narcissiques pour faire douter l’autre dans un couple pour des petits détails, c’est ce que fait systématiquement Trump, telle sa vidéo délirante sur Gaza-Riviera, analysée ici

Quand Orwell fait dire à Big Brother « la guerre c’est la paix » Trump dit : « la paix c’est la force ». Le piège pour l’Europe ou les médias : si vous l’acceptez ou si vous l’ignorez, vous êtes hors-jeu.  

Paul : qu’ont fait les Démocrates ? 

Asma : Donald Trump, c’est du récit. Je cherche à le déconstruire. Mais où est le contre-récit ? Les Démocrates ont mené une politique à la papa avec l’obsession de la Chine et du pivot indo-pacifique et en minimisant les colères intérieures. 

Prenons la France : Bayrou saute, je vote qui ? Les technologues travaillent le vingt-deuxième siècle. L’échiquier mondial en construction, ce sont les nouveaux empires qui préparent le futur. Nous on se demande si Lecornu… pendant que les autres préparent le futur avec une vision. 

Paul : Chine / États-Unis : 2 ennemis ou 2 visions ?

Asma : les États-Unis, c’était la liberté, le monde libre. L’histoire a évolué : celle de l’Europe reste celle de la vassalisation. Mais ce qui était présenté globalement comme celle d’un protecteur bienveillant est devenue brutale. Nous signons les accords commerciaux imposés. Nos dirigeants n’ont manifestement pas compris les rapports de force et croient encore au compromis. 

Or les empires en déclin sont très antinomiques avec la démocratie. Pour Trump et ses équipes, il faut y aller à fond, être homogènes et donc combattre l’ennemi intérieur.  Mon obsession, c’est la liberté politique qui se réduit à peau de chagrin aux États-Unis. 

 Doge Department Of G ressemble au crédit social chinois. Obtenir une note pour demander un crédit, un poste, etc. Avec des outils tellement invasifs. 

Les États-Unis convergent vers la Chine plutôt qu’ils s’en distinguent. 

Paul : la fin du livre est plus optimiste : comment résister ?

Asma : je n’avais pas de réponses ; j’ai donc écrit ces 2 livres. Décrire ce monde qui vient. Le déconstruire. Ils sont forts et puissants parce que nous consentons à ça et que nous sommes faibles. Nous sommes leur richesse.

Les solutions systémiques c’est dans Technopolitik. À la fin de Cyberpunk, je réponds au public des conférences qui me demande : « Mais moi, je fais quoi ?« 

J’utilise les Réseaux Sociaux comme des infrastructures organisationnelles. Ça, je le conscientise. Car la question de l’existence est double. Et la virtuelle vous demande plus d’attention que votre vie réelle. Elle est scrutée, elle est dans le Panoptique.

Sortir, se rencontrer, lire, s’ouvrir à l’altérité, faire l’amour. La Boétie finit par la fraternité ; il ne vous enferme pas dans votre esclavage.

Embrasser le réel comme poche de résistance. Se tenir debout intérieurement. Avoir le droit de dire non (Camus).