Dans le cadre de la 4ème édition des Rencontres Stratégiques de la Méditerranée à Toulon, « L’espace : terrain d’affrontement, défi stratégique et innovation technologique » nous a offert une table ronde sur l’une des dimensions les plus spectaculaires de la transformation géopolitique contemporaine : la militarisation accélérée de l’espace extra-atmosphérique.
Animée avec passion et brio par Xavier Pasco, directeur de la Fondation pour la Recherche Stratégique, cette discussion réunissait des représentants du ministère des Armées, du Commandement de l’espace et de l’industrie spatiale française pour décrypter une réalité vertigineuse : l’espace est devenu en quelques années le nouveau champ de bataille du XXIème siècle.
Les chiffres énoncés dès l’introduction frappent par leur démesure. En 2023, plus de 2 800 satellites ont été lancés – davantage que sur l’ensemble de la décennie 2008-2018. L’année 2024 a battu ce record avec 2 854 satellites mis en orbite lors de 257 lancements, dépassant les pics de la guerre froide où les Soviétiques atteignaient 150 tirs annuels. Cette explosion quantitative s’accompagne d’une redistribution des puissances spatiales : les États-Unis assurent désormais 55% des lancements mondiaux, la Chine 25%, la Russie 6%, le reste du monde se partageant les 14% restants. Derrière ces statistiques se dessine une morphologie nouvelle du spatial, dominée par la constellation Starlink qui représente à elle seule 70 à 75% des satellites actifs en orbite – environ 8 000 satellites sur les 11 000 à 12 000 en fonctionnement.
Xavier Pasco identifie trois domaines où cette intensification spatiale se concentre. D’abord, l’orbite basse avec le déploiement massif de constellations de satellites, dont Starlink constitue l’exemple le plus spectaculaire. Ensuite, l’exploration humaine avec le retour des programmes lunaires – Artemis aux États-Unis, programmes chinois visant un alunissage dans les prochaines années. Enfin, et c’est l’objet central de cette table ronde, le domaine militaire qui connaît une croissance sans précédent. Comme le souligne le directeur de la FRS, « l’espace se banalise » au point qu’on a l’impression « de mettre de la fibre en orbite ». Cette banalisation cache pourtant des enjeux stratégiques majeurs : infrastructures spatiales, logistique orbitale, capacité de manœuvre dans l’espace cislunaire deviennent des impératifs tant pour l’exploration que pour les opérations militaires.
Pour explorer ces transformations, la table ronde réunissait quatre intervenants aux expertises complémentaires. Guillem Penent, chargé de mission espace à la Direction générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des Armées, a brossé le panorama stratégique vu depuis le Quai Balard, en s’appuyant sur la Stratégie spatiale de défense publiée en 2019. Le colonel Fabrice Castrigno, directeur du bureau stratégie du Commandement de l’espace, est entré dans le détail opérationnel en expliquant comment les forces armées françaises s’adaptent à ce nouveau milieu. Du côté industriel, Hugo Richard, directeur du cabinet du CEO d’Ariane Group et responsable des relations institutionnelles, a présenté les défis de la souveraineté européenne en matière d’accès à l’espace. Enfin, Christophe Debaert de Thales, responsable des activités de sécurité spatiale gouvernementale, a apporté le regard d’un groupe industriel confronté aux ruptures technologiques du NewSpace tout en devant garantir la souveraineté des systèmes.
Les échanges ont mis en lumière une réalité que Xavier Pasco résume d’une formule : en quatre ans, depuis la première table ronde RSMed consacrée à l’espace, « on prend la mesure des transformations qui ont eu lieu. Et en fait quatre ans, ça a l’air d’être une éternité pour l’espace. » Cette accélération vertigineuse n’est pas qu’une question de volumes : elle traduit une remise en cause profonde des équilibres stratégiques hérités de la guerre froide. La retenue normative qui caractérisait les utilisations militaires de l’espace a volé en éclats. Les comportements « irresponsables, inamicaux, dangereux, déstabilisateurs, hostiles » – pour reprendre la terminologie prudente du ministère des Armées – se multiplient. Le test antisatellite russe de novembre 2021, créant un nuage de débris sur une orbite très fréquentée, illustre cette nouvelle ère où les verrous de la guerre froide sautent les uns après les autres.
Face à ces défis, la France et l’Europe tentent de construire une réponse cohérente, articulant autonomie stratégique, innovation technologique et coopération entre acteurs publics et industriels. Cette synthèse des échanges s’organise autour de six grands axes : la révolution spatiale en chiffres, l’espace comme nouveau terrain d’affrontement géopolitique, la réponse stratégique française construite autour de la Stratégie spatiale de défense de 2019, les innovations technologiques de rupture nécessaires à la supériorité opérationnelle, les enjeux de souveraineté industrielle pour Ariane Group et Thales, et enfin les défis réglementaires que pose l’European Space Act en discussion à Bruxelles. Comme le formulera le colonel Castrigno en conclusion, « la guerre ne se gagnera pas dans l’espace, c’est certain, mais elle pourrait y être perdue. »
Une révolution spatiale qui change d’ordre de grandeur
Des chiffres qui défient l’entendement
« Il y a très peu de domaines qui soient dotés d’une telle dynamique », constate Xavier Pasco en ouverture de la table ronde. Les chiffres qu’il avance illustrent un bouleversement sans précédent dans l’histoire de l’astronautique. En 2023, plus de 2 800 satellites ont été lancés dans l’espace. Pour mesurer l’ampleur de cette accélération, il faut la replacer dans le temps long : ces 2 800 satellites lancés en une seule année représentent plus que l’ensemble des satellites mis en orbite durant toute la décennie 2008-2018. « On est dans des ordres de grandeur », insiste le directeur de la FRS, « des changements en terme d’ordre de grandeur. Là où on pensait 10, faut penser 100. Là où on pensait 100, faut penser 1000. »
L’année 2024 a confirmé et même amplifié cette tendance. Avec 2 854 satellites lancés dont 2 272 américains, lors de 257 lancements, cette année a battu tous les records – y compris ceux de la guerre froide. Au plus fort de la confrontation Est-Ouest, les Soviétiques atteignaient jusqu’à 150 lancements annuels de fusées Soyouz dans les années 1960. Les 257 tirs de 2024 pulvérisent ce chiffre historique. Plus frappant encore, l’accélération se poursuit : Xavier Pasco note une augmentation de 15% du nombre de tirs en 2024 par rapport à 2023, et anticipe que « bientôt » la barre des 300 lancements annuels sera franchie.
Cette explosion interroge la nature même de l’activité spatiale. « Nul n’aurait pu le prévoir en fait », reconnaît Xavier Pasco, car « l’espace c’est quelque chose qui historiquement a pris corps, a pris naissance dans la guerre froide, s’explique par la guerre froide, s’explique par l’affrontement bipolaire. L’espace est une expression chimiquement pure de cet affrontement bipolaire. » Pendant des décennies, l’activité spatiale s’était normalisée autour de 80 à 90 tirs annuels en moyenne mondiale. « Et puis là, tout d’un coup, paf, on change encore et on passe à 250. »
Une nouvelle hiérarchie des puissances spatiales
Cette révolution quantitative s’accompagne d’une redistribution spectaculaire du pouvoir spatial. Les États-Unis dominent massivement avec 55% des lancements mondiaux. La Chine occupe solidement la deuxième place avec 25% des tirs, un chiffre qui devrait encore progresser vers « 60, 70, 80 lancements par an » selon les projections de Xavier Pasco. La Russie, malgré son prestige historique et son héritage soviétique, ne représente plus que 6% de l’activité mondiale. Les 14% restants se répartissent entre les autres pays disposant d’un accès indépendant à l’espace – dont la France et l’Europe.
Cette morphologie du spatial contemporain révèle « une domination américaine extrêmement importante mais une activité soutenue de la part de la Chine », résume Xavier Pasco. Et cette hiérarchie porte une signification stratégique majeure : « qui dit lancement dit chose à lancer. » Derrière les statistiques de tirs se cache donc une capacité industrielle, technologique et financière qui structure les rapports de force du XXIème siècle.
Starlink ou l’hyper-concentration orbitale
Au cœur de cette révolution quantitative, un acteur domine de manière écrasante : la constellation Starlink de la société SpaceX, propriété d’Elon Musk. Les chiffres avancés par Xavier Pasco donnent le vertige : Starlink représente aujourd’hui « à peu près 70 à 75% des satellites actifs en orbite ». Sur environ 11 000 à 12 000 satellites actifs en fonctionnement – le chiffre exact fluctue constamment –, « à peu près 8 000, un peu plus de 8 000, sans doute aujourd’hui appartiennent à Starlink, donc à la société SpaceX. »
« Ça c’est vraiment une nouveauté, une grande grande nouveauté », insiste le directeur de la FRS. Cette concentration pose des questions stratégiques inédites : qu’advient-il lorsqu’un seul acteur privé contrôle les trois quarts de l’infrastructure orbitale mondiale ? Les implications pour la sécurité, la défense, mais aussi pour la dépendance technologique des États sont vertigineuses.
Trois domaines en pleine expansion
Xavier Pasco identifie trois secteurs qui « captent les budgets publics, captent les ressources des États, intéressent les acteurs privés » et se trouvent « à la croisée des différents intérêts. »
Le premier est l’orbite basse, avec le déploiement des constellations comme Starlink. Cette multiplication des satellites en orbite basse transforme l’espace en une infrastructure banalisée. « On met dans l’espace des infrastructures un peu », explique Xavier Pasco, au point qu’on a l’impression de « mettre de la fibre en orbite, pour caricaturer un peu les choses. »
Le deuxième domaine qui se réveille, « un peu contre toute attente », est l’exploration humaine de l’espace avec le retour des programmes lunaires. Les États-Unis ont lancé le programme Artemis, sorte de « nouveaux Apollos », tandis que la Chine manifeste « la volonté de retourner sur la Lune d’ici quelques années. C’est pas, on parle pas de plusieurs décennies. » Cette course à la Lune ne relève plus de la simple démonstration scientifique ou du prestige : « désormais on veut pas juste faire un stop and go sur la Lune, on veut s’y installer. » Ce qui implique de développer toute une logistique spatiale : « faut amener du matériel, faut du ravitaillement, faut faire de la manœuvre » dans l’espace cislunaire entre la Terre et la Lune.
Le troisième domaine, au cœur de cette table ronde, est le domaine militaire qui connaît une activité en croissance. Et c’est précisément ce domaine qui va structurer les échanges entre les intervenants, car il cristallise les enjeux de souveraineté, de sécurité et de dissuasion pour les États.
Ces trois domaines partagent un intérêt commun : l’infrastructure et la logistique spatiales. Les militaires sont intéressés par « la manœuvre, par la maîtrise du milieu où ils vont avoir mené des opérations désormais. » L’exploration lunaire nécessite des capacités de ravitaillement et de manœuvre. Les constellations en orbite basse exigent une gestion fine des trajectoires et des risques de collision. « Ça évidemment a des impacts, tout ce que je vous dis là, sur la défense et la sécurité lié au spatial », conclut Xavier Pasco, « et ça configure un petit peu la morphologie de l’espace contemporain. »
L’espace, miroir grossissant des tensions terrestres
Un espace géocentré qui prolonge et amplifie les conflits
Guillem Penent, chargé de mission espace au ministère des Armées, replace d’emblée la question spatiale dans le contexte géopolitique contemporain. Les deux journées de RSMed ont fait émerger « des thèmes communs aux différentes tables rondes », énumère-t-il : « permanence de la menace russe, désinhibition du recours à la force, brutalisation du monde, remise en question des solidarités, des cadres multilatéraux, défis technologiques et puis bien sûr l’extension des espaces et champs de conflictualité » dont l’espace extra-atmosphérique constitue désormais une dimension majeure.
Face au « constat d’une normalisation du monde pour certains, le retour de la compétition stratégique ou le retour de la guerre », Guillem Penent propose une clé de lecture essentielle : « l’espace est géocentré. » Cette formule signifie que « l’espace subit les évolutions stratégiques évidemment au sol », qu’il « les prolonge, les amplifie aussi parfois ». L’espace fonctionne donc comme « un jeu à la fois de miroirs grossissant, amplificateurs ou déformant suivant la manière dont on a d’analyser les différents enjeux. »
Cette perspective géocentrée explique pourquoi l’espace ne peut être compris indépendamment des grandes dynamiques terrestres. Comme le note le représentant du ministère des Armées, on assiste à « un retour de la compétition stratégique » où les acteurs étatiques « voient dans l’espace une source importante d’avantages militaires et donc cherchent à maximiser cet avantage, à le conserver pour ceux qui le détiennent et à le contester pour ceux qui voudraient le ravir. »
La fin de la retenue : quand les verrous de la guerre froide sautent
Guillem Penent identifie « une transformation majeure par rapport à la période fondatrice de la guerre froide » : la fin d’une « relative retenue par rapport aux utilisations militaires de l’espace. » Pendant des décennies, la guerre froide était « marquée par une série de normes tacites ou de pratiques de retenue où il s’agissait quand même de… il y avait des utilisations plus ou moins autorisées de l’espace ou en tout cas un accord moins acide sur celle-ci. »
Ces verrous normatifs « sont en train de sauter les uns après les autres. » La conséquence directe est visible : « ces dernières années, la multiplication de ce que faute de mieux ou faute d’un meilleur qualificatif, nous appelons des comportements irresponsables, inamicaux, dangereux, déstabilisateurs, hostiles. » L’accumulation de synonymes traduit une difficulté conceptuelle majeure que Guillem Penent explicite : cette « tentative de trouver des synonymes est liée à la difficulté de les caractériser et qualifier. »
Cette difficulté tient aux caractéristiques mêmes de l’environnement spatial : « immense, hostile aussi par nature où il est difficile de comprendre ce qui s’y passe. » Les acteurs confrontés à ces comportements hostiles font face à un double dilemme. Le premier est « celui de l’attribution » : quand un événement se produit dans l’espace, « encore faut-il distinguer ce qui relève de l’éventuel accident, de ce qui relèverait de l’intention et si d’aventure nous sommes à même de comprendre cette intention, encore la question se pose si nous sommes capables de remonter à l’origine et donc de l’associer à un acteur. »
Mais même en cas d’attribution réussie, surgit un second dilemme : « celui de la réponse. » La difficulté de « qualifier sur le plan juridique mais aussi politique ces différents événements » rend complexe le choix d’une réponse « qui serait à la fois crédible mais aussi adaptée et proportionnée quant à l’escalade qu’elle pourrait provoquer. » Le représentant du ministère constate : « on voit qu’on est dans un domaine difficile à appréhender et à manier. »
Le continuum contre-spatial : du réversible à l’irréversible
Cette ambiguïté juridique et stratégique ouvre la voie à « différentes stratégies d’intimidation, d’imposition de fait accompli, de déstabilisation, jouant justement sur ces ambiguïtés aussi et effets de seuil. » Guillem Penent dessine « toute une palette de modes d’action désormais accessibles et de fait développés par les acteurs Russie, Chine en particulier, organisés tout le long du continuum contre-spatial. »
Ce continuum s’étend sur un spectre allant des effets réversibles aux effets permanents. D’un côté, des actions comme « du brouillage, de l’éblouissement temporaire éventuellement discriminé » produisent des effets réversibles et ciblés. À l’autre extrémité du spectre, on trouve des actions aux « effets permanents, irréversibles, non discriminés. »
L’exemple paradigmatique de cette seconde catégorie est « le test antisatellite expérimenté par la Russie en novembre 2021 conduisant à la destruction d’un propre satellite de la Russie et à la création d’un nuage de débris sur une orbite extrêmement fréquentée en orbite basse. » Cet acte illustre parfaitement la fin de la retenue de la guerre froide : un État détruit délibérément un satellite sur une orbite très utilisée, créant un danger permanent pour tous les acteurs spatiaux, y compris lui-même.
La stratégie du contournement : déni d’accès et antisatellite
Face à la domination spatiale américaine, certains acteurs développent ce que Guillem Penent nomme « une stratégie de contournement dès lors qu’il y a une force écrasante en face. » Cette stratégie vise à contester la « maîtrise des espaces communs » que le politiste américain Barry Posen identifiait à la fin des années 1990 comme « un pilier de la puissance structurelle américaine. »
Posen notait déjà que cette puissance était « en butte à ce qu’il percevait déjà à l’époque comme un début de contestation », rappelle Guillem Penent. « Donc la stratégie du déni d’accès qui aujourd’hui est clairement confirmée. » Les capacités antisatellites, les systèmes de brouillage, les armes à énergie dirigée constituent autant d’outils visant à priver l’adversaire de son avantage spatial en cas de conflit.
La stratégie d’émulation : la montée en puissance chinoise
Mais la stratégie de contournement n’est pas la seule. Guillem Penent identifie une seconde approche : « la stratégie d’émulation. » L’espace « qui était longtemps le monopole, l’apanage des pays occidentaux en particulier et des États-Unis bien sûr, devient plus partagé. »
Ce que Posen « n’avait pas vu ou moins vu et moins développé à l’époque, c’est le fait que l’utilisation de l’espace à des fins militaires et notamment opérationnelles est de plus en plus partagée. » Xavier Pasco avait posé les bases en introduction avec les chiffres : « de plus en plus d’acteurs sont intéressés par la militarisation de l’espace et surtout essaient de renforcer cette intégration de l’espace à leurs opérations. »
La montée en puissance chinoise est « particulièrement spectaculaire », note Guillem Penent. « Sur certains segments, on peut estimer qu’elle joue à quasi-parité voire sur certains segments encore avec une légère supériorité par rapport aux États-Unis. » L’exemple de « l’observation de la terre et en particulier la surveillance maritime vis-à-vis de certaines approches » illustre cette parité atteinte dans des domaines stratégiquement cruciaux.
La Chine développe également « un effort sur la connectivité qui n’est pas encore tout à fait matérialisé mais se concrétisera très certainement à la fin de la décennie ou au milieu de la décennie suivante avec des équivalents chinois à Starlink ou aux constellations développées par le Pentagone. » Du côté russe, « c’est aussi évidemment un effort qui est mis en œuvre et qui se traduit sur fond de guerre en Ukraine. »
Nouvelles architectures spatiales : constellations et réactivité
Cette volonté « de mieux intégrer l’espace aux forces armées » passe par « de nouvelles architectures », notamment « le développement via les constellations. » Mais Guillem Penent mentionne aussi « un sujet un peu plus prospectif mais néanmoins très sérieux : celui du lancement réactif. » L’accent est mis « sur la résilience, comment mieux répondre à ces menaces, mais l’accent mis aussi sur le besoin de davantage de réactivité et le besoin de davantage d’efficacité. »
Ces efforts technologiques et capacitaires « permettront demain de différencier ou d’instaurer une nouvelle hiérarchie des puissances spatiales militaires. » Guillem Penent complète ainsi l’image d’un « espace à plusieurs vitesses » en ajoutant « un quatrième facteur » : la capacité à innover rapidement et à déployer des architectures résilientes.
La fragilisation du cadre juridique international
Le représentant du ministère des Armées aborde ensuite « la remise en cause des cadres multilatéraux ou leur fragilisation » qui « se traduit aussi sur notre sujet. » Le cadre juridique du spatial est « concentré en particulier autour du traité de l’espace de 1967. » Ce traité est « relativement haut niveau en ce qu’il vise avant tout à mettre en avant des principes de très haut niveau sur la liberté de visitation et d’exploration de l’espace, sur les utilisations pacifiques de l’espace, sur la non-appropriation. »
Ces « principes de haut niveau toujours valables donnent lieu à des interprétations variées et diverses sur leur opérationnalisation et mise en œuvre, voire à des tentatives aussi de contournement ou d’instrumentalisation. » L’exemple le plus frappant est celui dévoilé par les États-Unis en 2024 : un « renseignement sur une nucléarisation de l’espace par la Russie qui de fait aujourd’hui est interdite dans le cadre du traité de l’espace. »
« Là encore on voit un changement par rapport à cette période fondatrice de la guerre froide », constate Guillem Penent. Un « autre élément lié à celui-ci, c’est le déficit de confiance entre les acteurs » qui, « même dans certaines circonstances comprennent, perçoivent l’externalité négative qui sera associée à leur comportement notamment dès lors qu’il y a un impact sur l’environnement spatial » – comme la création de débris – « et qui donc dans certaines circonstances pourrait se laisser penser à la nécessité d’une forme de sécurité collective. »
Pourtant, « ces acteurs aussi de l’autre côté n’hésitent pas à instrumentaliser les cadres ou à désinformer, manipuler sur les différents éléments. » Cette instrumentalisation « se traduit très concrètement par des guerres de discours, des guerres de récits où l’on voit les acteurs se jeter des accusations mutuelles. » Face aux révélations américaines sur la nucléarisation russe de l’espace, « les Russes ne manquent pas de réagir. »
Cette guerre de l’information se double d’un « rapport de force clair sur les normes et sur les standards. Le but du jeu pour les plus grands acteurs étant d’être à la fois juge et partie et donc de définir les règles du jeu. » Dans cet environnement dégradé, les petites et moyennes puissances spatiales comme la France doivent construire une réponse cohérente et crédible.
La réponse stratégique française : autonomie, dissuasion et résilience
Ne pas renoncer à l’espace malgré la vulnérabilité
Face aux défis esquissés quelle réponse apporter ? C’est « un petit peu le travail que nous avons fait il y a six ans à travers la stratégie spatiale de défense du ministère des Armées, publié en 2019 », explique le représentant du Quai Balard. Cette stratégie repose sur un constat lucide : « en dépit de cette dépendance et vulnérabilité, l’objectif n’est pas de renoncer à l’espace. »
Renoncer « serait au contraire faire un cadeau à nos compétiteurs d’une certaine manière et jouer, faire précisément ce qu’ils voudraient que nous fassions. » La France continue donc « à investir évidemment l’espace à des fins pour renforcer notre autonomie d’appréciation, de décision, d’action. » Mais cet effort doit être « prolongé et maintenu et renforcé par un effort visant à définir ce que je qualifie de posture de découragement. »
Cette posture de découragement constitue le cœur de la réponse française. Comme « cette menace à laquelle nous faisons face était multidimensionnelle », la posture « ne peut se traduire aussi que par quelque chose qui soit global et multidimensionnel. » Guillem Penent rappelle que « dans différentes tables rondes, on a parlé du fait que nous avions différents leviers à disposition. C’est tout l’enjeu ici de synchroniser tous ces leviers et de les mettre en action. »
La défense active : voir, dénoncer, montrer sa détermination
Le premier pilier de cette posture est « la défense active », qui consiste à « s’assurer que nous montrons notre détermination, nous montrons que nous sommes capables de voir ce qui se passe là-haut et nous montrons notre détermination à agir de manière proportionnée et adaptée. »
L’exemple historique du « butinage » illustre cette approche. En 2018, « la ministre des armées de l’époque, madame Parly, avait dénoncé justement une action de butinage à proximité d’un satellite d’intérêt du ministère des Armées, précisément par un satellite russe. » Cette dénonciation publique « s’inscrivait évidemment dans cette crédibilisation de cette posture de découragement. » Le terme « butinage » désigne l’approche non autorisée d’un satellite étranger par un satellite concurrent, permettant potentiellement de l’espionner ou de préparer une action hostile.
Cependant, Guillem Penent reconnaît que « cet effort nécessaire n’est pas suffisant et doit être complété par d’autres lignes d’effort. »
La résilience par le nombre et la coopération
La deuxième ligne d’effort majeure est « la résilience », qui vise à « inhiber l’initiative de l’adversaire, de lui montrer que l’action, l’objectif qu’il cherche à mettre en œuvre à travers une action violente, déstabilisatrice n’aura pas, ne rencontrera pas le succès. »
Cette résilience s’organise autour de plusieurs leviers. D’abord, « la résilience par le nombre » avec le développement de constellations. Ensuite, « la résilience par la coopération où on joue à la fois sur les solidarités stratégiques. » L’OTAN constitue un pilier central de cette coopération : « notamment l’OTAN sur l’article 5 où on a eu un message assez fort sur son applicabilité à l’espace il y a quelques années. » Un effort « similaire » est mené « du côté de l’Union européenne. »
La résilience passe également par « les enjeux, les efforts mis sur l’interopérabilité avec les nations les plus avancées et via l’OTAN. » Guillem Penent profite du « format mêlé » de cette table ronde pour souligner que c’est « évidemment l’effort de renforcement de nos relations avec les acteurs de confiance et l’industrie en particulier. »
Transparence et légitimité : prendre l’ascendant moral
« Un autre effort qui est bien extrêmement bien traduit par la publication de notre stratégie spatiale de défense en 2019, c’est la transparence. » Cette démarche vise à « montrer que nous avons une posture prévisible, montrer que nous sommes clairs sur nos intentions. » L’objectif est double : « évidemment pour crédibiliser cette posture dont je vous parlais, mais aussi pour montrer que nous sommes légitimes quelque part et prendre l’ascendant moral. »
Cette transparence française contraste fortement avec les stratégies d’opacité, de désinformation et de manipulation déployées par certains compétiteurs. En publiant sa stratégie spatiale de défense, la France affirme sa volonté de contribuer à un espace régi par des normes claires et partagées.
Engagement multilatéral : ne pas déserter les enceintes internationales
« Cet effort est complété à son tour par non pas une désertion des enceintes multilatérales en dépit de ce que je vous disais sur les difficultés d’avoir des discussions de bonne foi dans ces enceintes », poursuit Guillem Penent. « Non, au contraire, il s’agit effectivement d’être proactif, force de proposition comme aiment à dire nos collègues diplomates où il s’agit là aussi d’essayer de penser quand même une certaine stabilisation de l’environnement spatial. »
Cette posture pragmatique reconnaît les limites du multilatéralisme tout en refusant de l’abandonner. La France continue à porter des propositions dans les enceintes onusiennes et européennes, même si elle ne se fait guère d’illusions sur la bonne foi de tous les acteurs présents à la table.
Six ans après : bilan de la Stratégie spatiale de défense
Le colonel Fabrice Castrigno, du Commandement de l’espace, dresse un premier bilan de la mise en œuvre de la stratégie de 2019. « La SSD nous impose aujourd’hui de pouvoir… elle fixe une feuille de route ambitieuse et claire qui vise en fait un double objectif : maintenir l’autonomie stratégique nationale, donc cette capacité d’appréciation autonome de la situation » – le renseignement –, « mais évidemment aussi la partie décision et conduite des opérations et puis bien sûr protéger et défendre nos intérêts dans ce milieu. »
L’enjeu pour le ministère des Armées est de « pouvoir bénéficier de capacités spatiales résilientes et réactives en mesure de contribuer à l’efficacité opérationnelle des armées, y compris dans un engagement de haute intensité. » Cette dernière précision est cruciale : il ne s’agit plus seulement de gérer des opérations extérieures de faible ou moyenne intensité, mais de se préparer à un conflit majeur où l’espace jouerait un rôle déterminant.
Pour y parvenir, la stratégie « préconisait et on les a mis en œuvre » plusieurs axes : « revoir nos modèles industriels en accélérant, je dirais, en tout cas mettant plus d’agilité dans les processus de développement capacitaire, accélérer les acquisitions, ne plus hésiter à se tourner vers des solutions sur étagère directement utilisables et puis bien sûr tirer partie des ruptures et des innovations technologiques qui ont été offertes par le NewSpace. »
« Six ans après la SSD, le constat est plutôt bon », estime le colonel Castrigno. « Des choses ont été mises en œuvre notamment au niveau opérationnel, au niveau de la gouvernance bien sûr avec la création du Commandement de l’espace qui est devenu je dirais l’acteur central de la définition et de la mise en œuvre de la politique spatiale militaire. » Au niveau capacitaire également, « on a fait des progrès très importants avec le lancement de nombreux projets d’innovation avec l’agence innovation défense, avec la DGA, la prise en compte systématique des services commerciaux dans l’architecture des capacités spatiales. »
Accélérer face à l’accroissement de la menace
Cependant, « aujourd’hui face à l’accroissement de la menace, il nous faut aller plus vite et plus vite sur la mise en œuvre de la SSD dans son volet maîtrise de l’espace. » Le colonel Castrigno identifie trois domaines clés : « voir et comprendre sont les deux premiers et puis bien sûr agir qui est le dernier et évidemment tout aussi important. »
Voir : « la capacité évidemment à détecter les objets spatiaux qu’ils soient d’intérêt militaire en l’occurrence des satellites ou qu’ils soient facteur de risque en l’occurrence des débris, afin de maintenir une capacité ou une situation spatiale de référence la plus précise et la plus à jour possible. »
Comprendre : « c’est très bien de détecter mais il faut aussi pouvoir évaluer la situation spatiale, caractériser les objets, classifier les intentions. » C’est le travail du « Space Domain Awareness, donc la SDA qui rajoute à cette couche de détection une couche de renseignement et de connaissance de l’adversaire, en tout cas dans ses modes opératoires. » Pour ce faire, « le ministère des Armées poursuit la diversification des sources de données de situation spatiale en faisant feu de tout bois : des nouvelles capacités patrimoniales qu’elles soient radar, télescope, voire bientôt SSA spatialisé, donc des capacités de détection dans l’espace et puis bien sûr l’appel à des services commerciaux, à des partenaires étrangers qui nous permettent d’étoffer notre capacité. »
Agir : « cette action s’inscrit évidemment sur l’ensemble de l’échelle de valeur, c’est-à-dire vers, depuis et dans l’espace. » L’appui spatial aux opérations exige aujourd’hui « d’avoir des capacités spatiales qui soient résilientes et réactives. »
Repenser l’architecture de résilience
Le colonel Castrigno pose un constat crucial : « quand on a comme Starlink quasiment 6 000 satellites, quand on en perd 150, c’est pas très grave, on continue quand même à faire la guerre. Quand on a deux satellites aujourd’hui, c’est éminemment moins résilient. » Cette asymétrie impose « un changement de paradigme que le CDE avec notamment la DGA a entrepris depuis quelques années maintenant et qui vise à repenser les infrastructures et les architectures spatiales afin de miser sur la distributivité, sur la différenciation des capacités aux justes besoins technologiques. »
Il faut également « repenser le triptyque patrimonial, commercial et partenarial. » La Stratégie spatiale de défense de 2019 prévoyait « une résilience qui passait par trois cercles concentriques : un noyau dur patrimonial 100% qui était complété par des capacités partenariales notamment nos partenaires étrangers et qui elles-mêmes étaient complétées par des solutions sur étagère auprès de services commerciaux. »
Mais « aujourd’hui, avec la polarisation des relations internationales, le retournement potentiel des alliances historiques, notamment avec notre principal allié américain, cette déclinaison a peut-être fait long feu. » Il devient impératif de « faire en sorte que le cœur patrimonial soit plus résilient en tant que tel. » Cela « passe par de la masse, encore une fois, par une capacité d’acheter des choses directement utilisables et sur lesquelles les forces armées auront la main le jour de la guerre de haute intensité. »
L’action dans et vers l’espace
L’action ne se limite pas à l’appui depuis l’espace. La Revue nationale stratégique de 2025 « indique clairement » que « nous devons aujourd’hui mettre en œuvre des capacités pour interdire, dénier ou perturber les capacités spatiales adverses, que ce soit dans l’espace avec les programmes de patrouilleurs dont vous avez très certainement entendu parler, mais également avec la mise en œuvre de capacités d’action vers l’espace. »
Ces capacités contre-spatiales se développent « en faisant, en prenant toute technologie disponible mais bien entendu de manière graduée, diversifiée et conforme aux cadres internationaux qu’on respecte bien évidemment. » La France affirme ainsi sa capacité à agir sur l’ensemble du spectre spatial, de l’appui aux opérations terrestres jusqu’à la contestation des capacités adverses, tout en se réclamant du respect du droit international.
Le cercle de confiance espace : synergie public-privé
Le colonel Castrigno conclut en soulignant « la chance d’avoir une relation extrêmement fluide avec les partenaires industriels. » Il mentionne « le cercle de confiance espace auquel de nombreuses entreprises françaises se sont associées, créé en janvier 2025 sous la présidence du général commandant l’espace. »
Ce cercle de confiance constitue « un véritable cénacle qui permet une grande synergie entre les opérationnels et les acteurs du monde industriel, qui a pour but évident de pouvoir améliorer la compréhension mutuelle entre les besoins opérationnels et les capacités qui peuvent répondre à ces besoins. » Il cite également « le laboratoire d’innovation spatiale des armées, donc le LISA du CDE physiquement basé à Toulouse au sein de l’écosystème spatial et qui prend toute sa part dans cette relation étroite avec le monde industriel. »
« Aujourd’hui, on est vraiment dans une révolution des affaires capacitaires comme aimait à dire le général Burkhard. L’objectif c’est d’aller vite, d’être efficace et avec un seul objectif pour nous état-major des armées, c’est le succès des armées françaises. » Cette urgence se justifie par une formule devenue célèbre : « Aujourd’hui, je dirais plus qu’hier, il nous faut innover sans relâche parce que peut-être que la guerre ne se gagnera pas dans l’espace, c’est certain, mais elle pourrait y être perdue. »
Les technologies qui redéfinissent la supériorité opérationnelle spatiale
Le pivot vers les orbites basses : réactivité et revisite
« Très concrètement, quels sont les innovations de rupture pour le spatial militaire ? » interroge le colonel Castrigno. « Quand on parle de résilience, de réactivité, aujourd’hui l’idée c’est de pouvoir mettre en place une structure qui permet de réduire le delta t entre la collecte d’une information par un capteur spatial et son utilisation au niveau tactique. »
Cette capacité à « accélérer la boucle décisionnelle » passe par « le pivot vers les orbites basses, LEO voire très basse VLEO. » L’objectif est double : « apporter une revisite accrue dans les domaines de l’observation de la terre ou de l’écoute » et surtout « réduire la latence entre le segment bord et l’utilisateur au sol. »
Le passage des orbites géostationnaires traditionnelles (à 36 000 kilomètres d’altitude) vers les orbites basses (quelques centaines de kilomètres) transforme radicalement les performances opérationnelles. Les satellites en orbite basse survolent plus fréquemment une même zone, offrent une meilleure résolution d’image et réduisent considérablement le temps de transmission des données. Cette proximité avec la Terre permet de « transmettre les informations utiles » avec un délai minimal, élément crucial dans un contexte de haute intensité où chaque minute compte.
Pour exploiter pleinement ce potentiel, « on a besoin de transmission de données à haut débit pour pouvoir transmettre les informations utiles. » Les anciennes générations de satellites de reconnaissance photographique devaient attendre de survoler une station de réception pour décharger leurs images. Les constellations modernes en orbite basse, équipées de liaisons haut débit, permettent une transmission quasi-continue vers les forces au sol.
Le maillage spatial : liaisons intersatellites et architecture distribuée
La résilience et l’efficacité opérationnelle passent également par « un maillage accru entre les satellites et entre les différentes constellations, notamment grâce aux technologies de liaison intersatellite, qu’elles soient radiofréquence ou laser. »
Ces liaisons intersatellites transforment une collection de satellites isolés en un véritable réseau spatial. Un satellite d’observation survolant une zone d’intérêt peut transmettre ses données à un satellite de communication qui les relaie immédiatement vers les forces terrestres, sans attendre de survoler lui-même une station de réception. Cette capacité de routage dynamique de l’information dans l’espace constitue une rupture majeure.
Le colonel Castrigno insiste sur la « logique de distribution, gage d’efficacité et aussi de résilience. » Cette architecture distribuée contraste avec les systèmes spatiaux traditionnels reposant sur quelques satellites exquis, très performants mais très vulnérables. En répartissant les capacités sur de nombreux satellites interconnectés, on crée une redondance qui limite l’impact de la perte d’un ou plusieurs nœuds du réseau.
Les technologies de liaison laser, en particulier, offrent des débits très supérieurs aux liaisons radiofréquence tout en étant plus difficilement interceptables. Cette discrétion accrue constitue un avantage opérationnel majeur dans un environnement spatial de plus en plus contesté.
Intelligence artificielle embarquée : du traitement à bord
« Un recours à des briques d’intelligence artificielle également embarquée à bord des satellites » constitue une troisième innovation de rupture. « L’idée c’est de pouvoir permettre de réaliser du traitement à bord et notamment de l’image et ainsi accélérer la boucle en transmettant à l’utilisateur, au soldat sur le terrain, l’information qui lui est utile et rien que celle qui lui est utile à sa conduite de l’opération. »
Cette capacité de traitement embarqué transforme le satellite d’un simple capteur en un système intelligent capable d’analyser ce qu’il observe. Au lieu de transmettre des gigaoctets d’images brutes que des analystes devront examiner au sol, le satellite équipé d’IA peut identifier les éléments d’intérêt, les classifier, les prioriser et ne transmettre que l’information pertinente.
Les algorithmes d’intelligence artificielle embarqués peuvent ainsi détecter automatiquement des véhicules militaires, identifier leur type, suivre leurs mouvements, repérer des changements dans une infrastructure ou signaler des activités suspectes. Cette présélection automatique réduit drastiquement les volumes de données à transmettre, accélère le cycle de décision et soulage les analystes humains qui peuvent se concentrer sur les cas complexes nécessitant leur expertise.
L’IA embarquée permet également d’optimiser l’utilisation des ressources du satellite : orienter automatiquement les capteurs vers les zones d’intérêt, ajuster les paramètres de prise de vue en fonction des conditions météorologiques ou lumineuses, prioriser les transmissions en fonction de l’urgence opérationnelle.
Space Cloud : décentralisation du calcul et du stockage
La quatrième technologie de rupture concerne « comment faire pour décentraliser les capacités de calcul et de stockage en s’appuyant sur des Space Cloud qui puissent nous permettre de traiter en quasi temps réel les données qui sont collectées par les capteurs spatiaux. »
Le concept de Space Cloud transpose dans l’espace les architectures de cloud computing terrestres. Au lieu de rapatrier toutes les données vers des centres de calcul au sol, on distribue les capacités de traitement sur plusieurs satellites qui peuvent partager leurs ressources de calcul et de stockage. Un satellite générant un grand volume de données peut solliciter la puissance de calcul d’autres satellites du réseau pour traiter ces données directement en orbite.
Cette approche présente plusieurs avantages stratégiques. D’abord, elle réduit la dépendance aux infrastructures terrestres qui peuvent être ciblées par l’adversaire. Ensuite, elle permet de traiter les données au plus près de leur source, minimisant les délais et les volumes de transmission. Enfin, elle offre une flexibilité d’emploi accrue : les capacités de calcul peuvent être allouées dynamiquement aux satellites qui en ont le plus besoin à un instant donné.
La décentralisation du stockage présente également un intérêt pour la résilience : les données critiques peuvent être répliquées sur plusieurs satellites, garantissant leur disponibilité même en cas de destruction de certains nœuds du réseau spatial.
Technologies de rupture à long terme : quantique et nucléaire
Au-delà de ces innovations déjà en cours de déploiement, le colonel Castrigno identifie deux technologies de rupture pour le plus long terme.
Le quantique d’abord, « notamment pour la sécurité des transmissions. » Les communications quantiques offrent en théorie une sécurité absolue contre l’interception, propriété cruciale pour les communications militaires spatiales. Les lois de la physique quantique garantissent que toute tentative d’interception d’une communication quantique est automatiquement détectable, rendant impossible l’espionnage discret. Plusieurs puissances spatiales, dont la Chine, ont déjà démontré des capacités de communication quantique spatiale sur des distances de plusieurs milliers de kilomètres.
Le nucléaire spatialisé constitue la seconde technologie de rupture à long terme. Le colonel Castrigno précise bien : « pas à des fins comme l’imagine Moscou bien entendu » – référence aux projets russes de nucléarisation de l’espace interdits par le traité de 1967 –, « mais comme des sources d’énergie et notamment à des fins de propulsion. »
« Ça devient extrêmement intéressant pour nos futurs satellites patrouilleurs puisque grâce à cette capacité extrêmement importante d’énergie à des fins de propulsion, on peut espérer s’affranchir des lois de Kepler, de la mécanique spatiale et donc de devenir beaucoup moins prédictible en tout cas pour nos adversaires. »
Cette formule mérite explication. Les satellites actuels, propulsés par des ergols chimiques ou des moteurs électriques de faible poussée, suivent des trajectoires prévisibles déterminées par les lois de la mécanique céleste formulées par Kepler au XVIIème siècle. Un adversaire peut calculer précisément où se trouvera un satellite à tout instant futur. Un satellite équipé d’une propulsion nucléaire disposerait d’une réserve d’énergie quasi-illimitée lui permettant de manœuvrer fréquemment et de manière imprévisible, rendant sa trajectoire beaucoup plus difficile à anticiper et donc à cibler.
Pour les satellites patrouilleurs, dont la mission est précisément d’approcher, d’inspecter ou de neutraliser d’autres satellites, cette capacité de manœuvre étendue constitue un avantage décisif. Ils pourraient changer rapidement d’orbite, effectuer des approches complexes, se positionner sur des orbites inhabituelles, tout en conservant suffisamment de carburant pour des années d’opérations.
Supériorité opérationnelle et supériorité technologique
Le colonel Castrigno conclut ce panorama technologique par une formule simple : « la supériorité opérationnelle est évidemment indissociable de la supériorité technologique et bien sûr, le domaine spatial n’échappe pas à la règle. » Dans « un contexte d’intensification de la militarisation de l’espace, les armées s’appuient très concrètement et effectivement sur les évolutions technologiques pour développer, adapter leurs capacités spatiales essentielles à l’autonomie stratégique nationale. »
Cette course à l’innovation technologique ne se déroule pas en vase clos. Elle nécessite une « relation extrêmement fluide avec les partenaires industriels », thème que développeront les deux intervenants suivants représentant Ariane Group et Thales. Car si les besoins opérationnels définissent la direction, c’est bien l’industrie spatiale qui doit concrétiser ces ambitions technologiques dans des systèmes réels, déployables et soutenables.
Souveraineté industrielle : entre innovation et indépendance stratégique
L’accès à l’espace : condition première de la souveraineté
Xavier Pasco introduit l’intervention d’Hugo Richard en rappelant une évidence stratégique : « Ariane Group, on le sait, c’est l’indépendance nationale en matière non seulement évidemment de dissuasion, mais en matière d’accès à l’espace. Et c’est vrai qu’il faut se rappeler, ça va sans dire, mais il faut quand même le dire : si on n’accède pas à l’espace, ben on fait rien dans l’espace tout seul quoi. Et on le fait pas en indépendance. »
Hugo Richard, directeur du cabinet du CEO d’Ariane Group, reprend cette formule : « L’espace terrain d’affrontement, il faut pouvoir se hisser en fait déjà sur ce terrain d’affrontement. C’est tout l’enjeu de la liberté d’accès à l’espace et pour ça il faut un lanceur, si possible un lanceur lourd. » Or, reconnaît-il, « on le sait, c’est pas un sport de masse. » Les chiffres donnés par Xavier Pasco en introduction sur le positionnement des Européens « n’étaient pas forcément la fenêtre la plus favorable puisque c’était au moment aussi où on attendait le retour des Européens sur la scène spatiale et des lanceurs avec Ariane 6. »
Ariane 6 : un retour attendu et réussi
« On a attendu, on a patienté tous autour de la table », reconnaît Hugo Richard avec une pointe d’humour, avant d’ajouter : « et d’ailleurs j’en profite pour remercier aussi les armées. » Cette patience a été récompensée « de la meilleure des manières le 6 mars dernier avec le lancement de CSO à bord d’Ariane 6. »
Le représentant d’Ariane Group tient à souligner la symbolique de ce vol inaugural : « Ariane 6, c’est un développement qui a duré plus longtemps que prévu, une petite dizaine d’années. Et CSO c’était la première capacité, le premier, la première charge utile et c’était les armées françaises qui ont fait confiance à ce lanceur. Elles ont eu raison de le faire. »
Cette confiance des armées dans un lanceur non encore éprouvé illustre la solidité du lien entre le ministère et son industriel de souveraineté. Hugo Richard rappelle également que « la dernière charge utile qui avait été lancée par Ariane 5, c’était là aussi une charge militaire, un Syracuse, ce qui vous montre d’ailleurs déjà qu’il n’y a plus d’espace civil même du côté des lanceurs, l’espace est largement dual. »
Au-delà du lanceur : un écosystème complet
« Pour accéder à l’espace, il faut un lanceur, il faut une base et aujourd’hui il faut aussi un réseau de surveillance spatial », énumère Hugo Richard. Cette dernière dimension, souvent négligée, constitue pourtant un enjeu stratégique majeur. « Ce terrain d’affrontement, en fait, finalement, je me posais la question de savoir ce qu’il y avait de neuf sur ce terrain d’affrontement. »
La réponse du représentant d’Ariane Group tient en quelques mots : du côté des industriels, il s’agit de « sécuriser nos infrastructures spatiales ». Cette sécurisation passe par deux capacités majeures développées par le groupe : d’une part « une capacité de surveillance spatiale comme le socle des opérations, d’être en capacité de voir et de voir plus vite », d’autre part aider le commandement de l’espace « en capacité d’attribution de ce qui se fait. »
Des opérations orbitales de plus en plus audacieuses
Hugo Richard évoque des « choses en orbite qui sont quand même assez spectaculaires. » Il cite le cas d’un satellite russe : « On a des opérations co-orbitales où on voit un satellite accouché d’un autre satellite. Donc si vous n’êtes pas en capacité de voir parfois en plein jour, en plein soleil, cette opération où vous avez un Cosmos 2542 » – il précise la date : « c’était en 2020 » –, « le satellite russe qui a accouché d’un Cosmos 2543. »
Cette opération, où un satellite éjecte un satellite plus petit, illustre les capacités de manœuvre et potentiellement offensives développées par certaines puissances spatiales. « Et donc après, il va falloir être en capacité à l’instant T de les identifier et évidemment ensuite de les traquer en permanence quel que soit finalement les conditions d’observation. Et ça c’est un enjeu de tous les jours. »
Hugo Richard élargit ensuite le panorama : « De la même manière, on a le théâtre ukrainien et donc les opérations russes en orbite, mais on regarde aussi du côté des satellites chinois. » Il mentionne des satellites dont les désignations sont publiques : « Les SJ 21 et 25 font des opérations en orbite qui sont assez intéressantes puisqu’en gros, on a des bras robotiques et on s’entraîne par exemple à mettre un satellite en fin de vie sur une orbite cimetière. »
La menace implicite est claire : « Voilà, un bras robotique dans l’espace. Je vous laisse imaginer à quoi ça peut servir également. » Ce qui peut servir à désorbiter pacifiquement un satellite en fin de vie peut également servir à neutraliser un satellite adverse.
HELIX : un réseau mondial de surveillance spatiale
Face à ces menaces, Ariane Group a développé HELIX, son réseau de surveillance spatiale et de Space Domain Awareness. « C’est en gros un réseau d’une cinquantaine de capteurs qui sont répartis à travers le monde. Nous, on est sur des technologies optiques et on s’arrange en fait pour avoir des champs larges, des capacités de tracking. »
L’ambition est de « rassembler l’ensemble de ces informations dans notre QG des Mureaux où là l’information va être traitée et interfacée avec nos clients et en priorité évidemment le Commandement de l’espace. » Pour développer ce système, « on prend des risques et on investit, on investit sur fonds propres. » Hugo Richard souligne l’importance de cette démarche : « C’est un sujet à mon avis pour la discussion, c’est l’idée de faire les bons choix, les bons choix technologiques. »
Les trois P de la performance : Permanence, Précision, Pilotage
Ariane Group a opté pour les « technologies optiques, mais il faut assurer une performance de l’ensemble du système dans la durée. » Hugo Richard résume cette exigence avec « un peu les trois P » : permanence, précision et pilotage.
La permanence : « être capable de viser avec des télescopes de jour comme de nuit H24. Donc ça c’est un vrai sujet. Donc il faut gagner et maîtriser les technologies notamment en matière d’infrarouge pour pouvoir le faire. »
La précision : « il faut gagner en précision et donc ça, on a des ingénieurs qui sont très spécialistes chez Ariane Group pour faire du tracking laser. » Cette capacité de suivi laser permet d’obtenir des mesures de position extrêmement précises, essentielles pour anticiper les trajectoires et détecter les manœuvres.
Le pilotage : « il faut être en capacité de piloter ce type de services et de données avec un passage de main et un rafraîchissement des données qui soient le plus opérant et le plus optimisé possible. » Il s’agit de fournir au Commandement de l’espace non pas des masses de données brutes, mais un service opérationnel directement exploitable.
Applications multiples : du civil au militaire
Avec un tel système, Ariane Group est « en capacité » de « répondre aux besoins des institutions, du CNES, de la Commission européenne au travers d’EUSST » – l’organisme européen qui gère les sujets d’anticollision et de gestion des débris. Hugo Richard note que cet organisme « est amené à se renforcer. En tout cas, ça fait partie des projets législatifs qui sont sur la table à Bruxelles. »
Le système permet également « de mieux sécuriser ou en tout cas de renforcer la sécurisation des lancements, les lancements d’Ariane. » Ces lancements « sont évidemment complètement encadrés par la loi des opérations spatiales qui est sous la direction du CNES. Mais avec des réseaux du type HELIX, on est en capacité aussi de voir précisément comment s’organise les opérations de lancement, les séparations d’étages et ça apporte aussi de la résilience en matière de sauvegarde et de sécurisation des lancements. »
Cette capacité vaut également pour observer les lancements des autres puissances : « si on est en capacité aussi de regarder les lancements des autres, ça permet de voir, de pouvoir attribuer aussi la nationalité, l’origine d’une plateforme qui n’est pas bien immatriculée au démarrage en identifiant son service de lancement primaire. » Une application de renseignement évidente dans un contexte où certains acteurs lancent des satellites sans les déclarer correctement.
La zone grise : continuum entre aérien et exoatmosphérique
Hugo Richard aborde ensuite un sujet stratégique majeur évoqué lors d’une table ronde précédente des RSMed : « la maîtrise du territoire spatial qui ne cesse de s’élargir par le haut. » Il mentionne « les orbites et l’exploration lointaine, pourquoi pas de l’espace et du nucléaire avec ces capacités qu’il faut aussi pouvoir intégrer sur toute la chaîne de lanceur. »
Mais il souhaite « juste se focaliser sur les orbites très basses et ce continuum dont on parle ici au RSMed entre la très haute altitude et les basses orbites. » La table ronde précédente avait traité de « l’avènement des nouvelles armes balistiques conventionnelles, des planeurs, de ces logiques de dronisation qui sont en fait dans cette espèce de couche épaisse et de zone grise difficile à défendre et difficile à observer entre les 30 et 100 kilomètres d’altitude. »
« Il y a un continuum stratégique qui doit être mieux surveillé, mieux sécurisé, mieux maîtrisé », affirme Hugo Richard. Mais « ça nécessite pas mal d’investissements. » Et surtout, « une fois qu’on a dit ça, on n’a pas dit grand-chose d’un point de vue technologique et industriel. C’est plus facile à dire qu’à faire parce qu’en fait il y a un continuum stratégique mais il n’y a pas de continuum physique. »
Chaque milieu « a ses spécificités propres » et « on revient vraiment au cœur du métier d’Ariane Group. Nous, notre job, c’est justement d’être en capacité de passer cette interface entre l’aérien et l’exoatmosphérique. » Cette expertise unique est le fruit de décennies d’expérience : « c’est vraiment notre domaine de faire voyager nos lanceurs civils et militaires, fusée Ariane et missile balistique M51. »
« On traverse du bas vers le haut notamment Ariane 6 mais » – et c’est crucial – « on rentre dans l’atmosphère avec les objets qui sont portés par les missiles balistiques. Ces compétences en matière de propulsion, de guidage, de rentrée pilotée, ça c’est des sujets qui doivent être au cœur de nos préoccupations aujourd’hui. »
Démonstrateurs et passage à l’échelle
Pour valider ces technologies, « il faut cibler les bons démonstrateurs pour valider les bons choix stratégiques. » Sur le champ du lanceur civil, « c’est la réutilisation. On parle beaucoup de réutilisation sur le champ commercial. » Ariane Group a « mis au point le moteur qui va propulser les futurs lanceurs réutilisables européens qui s’appelle Prometheus. Et derrière, il faut tester en vol l’ensemble de ces technologies et gagner en maturité. Et ça, on ne peut le faire qu’avec des essais en vol. »
Pour la rentrée atmosphérique, « on a testé aussi, c’était le démonstrateur VMAX. En juin 2023, on a testé les premiers gliders ou les démonstrateurs de glider européens et là aussi c’est comme ça qu’on apprend. »
Hugo Richard évoque également des expérimentations menées en coopération étroite avec les opérationnels : « La démonstration qu’on a déjà faite et qu’Alexis d’Aboville a évoqué ce matin en 2022 d’éblouissement spatial, on l’a faite en mode assez rapide. On a réussi à se servir en fait des satellites HELIOS qui étaient en phase de rentrée atmosphérique pour tester les effets d’un éblouissement spatial. »
« Ça fait partie des expérimentations qu’on souhaite pouvoir reproduire, main dans la main avec les opérateurs pour voir après comment est-ce que ça vient répondre aussi à leur préoccupation. » Cette proximité entre industriels et militaires, facilitée par le cercle de confiance espace, permet d’accélérer considérablement les cycles d’innovation.
En conclusion, Hugo Richard insiste sur « l’enjeu de rapidité pour mettre à disposition ces systèmes dans les années qui viennent au niveau des forces. » Le défi industriel est double : « nous donner la capacité finalement de nous transformer nous-mêmes, de pouvoir aller au bout de ces démonstrations » et surtout « passer à l’échelle. » « On a fait beaucoup d’efforts en matière d’innovation ouverte, on l’a vu avec les programmes notamment France 2030, comment est-ce qu’on industrialise certaines de ces capacités avec des grands, des moyens, des petits ? Ça va être ça l’enjeu. »
Thales : entre NewSpace et souveraineté technologique
Christophe Debaert, de Thales, apporte le regard complémentaire d’un industriel des systèmes spatiaux. Il commence par un souvenir personnel : quand Xavier Pasco mentionnait l’incident du satellite russe Luch-Olymp en 2018, « j’étais directeur de programme Syracuse. Donc je vous passerai l’histoire mais ça a été un début intéressant. »
Sur la question centrale de la table ronde, Christophe Debaert s’interroge : « pourquoi on n’avait pas mis milieu d’opération ? Parce qu’en 2019 avec la stratégie, avec la création du CDE, la question c’était l’espace milieu d’opération. » En réfléchissant, « c’est vrai qu’en fait l’espace est un milieu mais comme vous l’avez dit, ça diffuse partout et c’est géocentré. C’est-à-dire que derrière c’est depuis, vers et dans l’espace. »
« La logique d’affrontement, on est tous d’accord, on l’a à peu près tous dit, elle n’est pas nouvelle dans les faits. » Elle « a été un affrontement stratégique, économique, technologique depuis un certain temps. » À l’époque où Thales fabriquait « les Syracuse ou les SCRAL pour les États français et italiens », il y avait déjà « une logique d’affrontement des Russes » puisque « globalement on suit l’OTAN » et « les Russes n’ont pas perdu leur savoir-faire. Ils l’ont même démultiplié. »
Ce qui a changé depuis cette période, « c’est la transformation du secteur spatial avec le NewSpace et tout ce qui va avec. » Cette révolution technologique et économique oblige les acteurs historiques comme Thales à repenser leurs modèles tout en préservant les exigences de souveraineté et de sécurité qui caractérisent les systèmes gouvernementaux.
Enjeux réglementaires : l’European Space Act entre opportunité et menace
L’European Space Act : une ambition de cadre commun
En conclusion de la table ronde, Xavier Pasco interroge les intervenants sur un sujet brûlant : « Dans un espace où le cadre n’est plus respecté, la loi spatiale européenne n’est-elle pas une entrave au développement du spatial européen ? » Cette question fait référence à l’European Space Act, « un projet de règlement qui est sur la table du législateur à Bruxelles », précise Hugo Richard.
Le représentant d’Ariane Group reconnaît d’emblée l’intérêt de principe de cette initiative. « Sur le papier et si on fait l’analogie avec le digital, c’est plutôt pas mal d’essayer de se doter d’un cadre commun. » L’objectif est triple : « mettre à niveau par exemple la loi sur les opérations spatiales qu’on connaît en France avec l’ensemble des États-membres qui ne sont pas forcément dotés », « faire en sorte que les opérateurs spatiaux qui veulent accéder au marché européen soient soumis aux mêmes règles », et exercer « un vrai pouvoir régulatoire de l’Union qui peut être mis en œuvre. »
Hugo Richard établit un parallèle avec le secteur numérique : « exactement comme dans le digital. » L’Union européenne s’est dotée de réglementations comme le RGPD qui s’imposent à tous les acteurs souhaitant opérer sur le marché européen, créant de facto un standard mondial. Une logique similaire pourrait s’appliquer au spatial.
Des exemptions problématiques et une surréglementation redoutée
Cependant, « ce qu’on observe dans le texte aujourd’hui est un peu plus préoccupant », nuance le représentant d’Ariane Group. « Il y a pas mal d’exemptions, de back doors qui sont dans le texte et qu’il va falloir traiter pour justement faire en sorte que les opérateurs européens ne se lient pas les mains. »
Hugo Richard cite l’amiral Vandier, récemment évoqué lors des RSMed : il ne faut pas « surréglementer trop au démarrage parce que sinon en fait ça va être plutôt un anti-European Act où en fait on va perdre en compétitivité nous opérateurs européens par rapport à nos compétiteurs à l’international et surtout au niveau US. »
Le risque est réel : alors que les acteurs américains évoluent dans un cadre réglementaire relativement souple favorisant l’innovation et la réactivité, une réglementation européenne trop contraignante pourrait handicaper structurellement les opérateurs du Vieux Continent. Dans une industrie où la rapidité de déploiement et l’agilité sont devenues des facteurs de compétitivité majeurs, « ça c’est un vrai enjeu pour les semaines et les mois qui viennent », conclut Hugo Richard. « C’est quelque chose en débat auquel vous êtes… exactement, ça démarre. Donc voilà un point de vigilance et un point de suivi. »
La position du ministère des Armées : pragmatisme et vigilance
Guillem Penent complète cette analyse en élargissant la perspective aux enjeux de régulation internationale. « Tout d’abord pour vous rassurer, la régulation, nous n’y allons pas de manière naïve. Ça fait partie aussi des discussions que nous avons avec notamment le Quai d’Orsay et nos collègues diplomates. »
Le représentant du ministère des Armées insiste sur un point crucial : « On est très attentif notamment à tout ce qui est désarmement par le droit. On imagine bien que nos compétiteurs veulent aussi nous forcer la main sur certaines choses que nous ne souhaitons pas et qui contribueraient tout simplement à remettre en cause la feuille de route que Fabrice a présenté tout à l’heure et notamment l’action dans l’espace et vers l’espace. »
Néanmoins, « on ne peut que faire le constat que nous sommes dépendants de l’espace et qu’on a tout intérêt à ce qu’il demeure viable compte tenu aussi des avantages qu’il nous donne d’un point de vue militaire. » Cette dépendance impose une approche pragmatique : « il faut y aller de manière pragmatique dans le contexte qui a été décrit maintes fois ces deux derniers jours en identifiant les petites briques, les petits pas, les quick wins sur lesquels on peut essayer de construire quelque chose. »
« C’est très compliqué », reconnaît Guillem Penent, « mais on essaie de les identifier et ça commence en réalité tout d’abord par être capable d’instaurer un dialogue de confiance et de transparence avec les autres États-membres. »
L’European Space Act : entre logique de bloc et risques pratiques
Sur le Space Act européen spécifiquement, Guillem Penent invite à « le recontextualiser. » « L’idée c’est : on est dans une logique de bloc. Il s’agit, nous Européens, d’être une force qui soit respectée à l’international et qui nous permette aussi de peser justement sur les discussions internationales, sur les règles, les standards et cetera. Et on sera d’autant plus forts qu’on y va tous ensemble. »
Cette logique d’unité européenne est essentielle face aux grandes puissances spatiales. Cependant, « il faut aussi tenir compte du fait que nous avons une loi sur les opérations spatiales. » Du point de vue français et du ministère des Armées, « il va de soi que ce Space Act n’a pas vocation à être plus contraignant que la LOS », la loi française sur les opérations spatiales qui a déjà fait ses preuves.
Un point est absolument non négociable : « l’exemption sur les activités militaires. » Hugo Richard avait mentionné les exemptions problématiques dans le texte ; celle-ci est au contraire indispensable pour la France. « Mais évidemment l’enjeu dans ce contexte, c’est de s’assurer que le périmètre soit le plus étroit et rigoureux possible et notamment vis-à-vis de la dualité. »
Guillem Penent identifie ici le risque majeur : « c’est là où ça peut être effectivement la boîte de Pandore que certains recherchent et où l’objectif qui était recherché pourrait être à la fin contre-productif. » Si la notion d’activité militaire est interprétée restrictivement, de nombreuses activités duales pourraient se retrouver soumises à des contraintes réglementaires handicapantes.
Néanmoins, « on est bien dans une logique de marché commun », rappelle le représentant du ministère. « Ce sont des enjeux d’extraterritorialité, ce sont des enjeux de peser et de sauvegarder notre compétitivité. » L’équilibre à trouver est délicat : construire un cadre européen unifié sans entraver l’innovation ni handicaper les opérateurs européens face à la concurrence américaine ou chinoise.
Conclusion : « La guerre ne se gagnera pas dans l’espace, mais elle pourrait y être perdue »
Au terme de cette table ronde, une certitude s’impose : l’espace extra-atmosphérique est devenu en quelques années un champ de bataille à part entière, où se jouent désormais des enjeux de souveraineté, de dissuasion et de supériorité opérationnelle. Les chiffres vertigineux énoncés par Xavier Pasco – plus de 2 800 satellites lancés en 2023, 257 tirs en 2024, une constellation Starlink qui contrôle à elle seule 70 à 75% des satellites actifs – traduisent une accélération sans précédent qui change l’échelle même de l’activité spatiale.
Cette révolution quantitative s’accompagne d’une transformation géopolitique majeure. Les verrous normatifs de la guerre froide, qui maintenaient une certaine retenue dans les usages militaires de l’espace, ont sauté les uns après les autres. Les comportements « irresponsables, inamicaux, dangereux, déstabilisateurs, hostiles » se multiplient, du test antisatellite russe de novembre 2021 créant des milliers de débris aux opérations co-orbitales chinoises avec bras robotiques. Le double dilemme de l’attribution et de la réponse face à ces actions hostiles place les États dans une zone grise stratégique où les règles traditionnelles du droit international peinent à s’appliquer.
Face à ces défis, la France a construit une réponse cohérente articulée autour de la Stratégie spatiale de défense de 2019. Cette stratégie repose sur une « posture de découragement » multidimensionnelle combinant défense active, résilience par le nombre et la coopération, transparence et engagement multilatéral pragmatique. Six ans après sa publication, les premiers résultats sont tangibles : création du Commandement de l’espace, lancement de programmes d’innovation avec l’Agence innovation défense, prise en compte systématique des services commerciaux, établissement du cercle de confiance espace en janvier 2025.
Les innovations technologiques nécessaires à cette ambition sont identifiées : pivot vers les orbites basses pour réduire la latence, liaisons intersatellites laser pour créer un véritable réseau spatial distribué, intelligence artificielle embarquée pour traiter les données à bord, Space Cloud pour décentraliser le calcul. À plus long terme, le quantique pour sécuriser les communications et le nucléaire spatialisé pour les satellites patrouilleurs promettent des ruptures capacitaires majeures.
Mais ces ambitions opérationnelles ne peuvent se concrétiser sans une base industrielle souveraine. Ariane Group garantit l’accès indépendant à l’espace avec Ariane 6, dont le premier vol a mis en orbite le satellite militaire CSO le 6 mars 2025, et développe avec HELIX un réseau mondial de surveillance spatiale. Thales apporte son expertise des systèmes spatiaux gouvernementaux tout en s’adaptant aux ruptures du NewSpace. Cette synergie public-privé, facilitée par le cercle de confiance espace et le laboratoire d’innovation spatiale des armées basé à Toulouse, constitue un atout stratégique précieux.
Les défis réglementaires demeurent néanmoins : l’European Space Act en discussion à Bruxelles doit trouver un équilibre délicat entre harmonisation du marché européen et préservation de la compétitivité face aux géants américains et chinois. L’exemption militaire et la limitation des contraintes sur les activités duales sont des enjeux cruciaux pour ne pas « se lier les mains » dans un environnement spatial de plus en plus contesté.
La formule du colonel Castrigno, répétée comme un avertissement, résume l’enjeu : « Aujourd’hui, plus qu’hier, il nous faut innover sans relâche parce que peut-être que la guerre ne se gagnera pas dans l’espace, c’est certain, mais elle pourrait y être perdue. » Dans cette course à l’innovation et à la résilience, la France et l’Europe doivent maintenir leur rang sous peine de voir leur autonomie stratégique s’éroder irrémédiablement. L’espace n’est plus une dimension périphérique des conflits futurs : il en est devenu le centre de gravité technologique et opérationnel.
Ainsi s’achevait une table-ronde très stimulante. Les intervenants ont sû avec brio rester accessibles sans jamais renier la profondeur d’analyse et de mise en perspective.
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ACTIVITÉ PÉDAGOGIQUE TERMINALE HGGSP
« L’espace extra-atmosphérique : un nouveau terrain d’affrontement stratégique »
Programme : HGGSP Terminale
Thème 1 : Mers et océans : au cœur de la mondialisation
Objet conclusif : Enjeux géopolitiques dans les espaces de conquête : océans et espace
Compétences mobilisées :
- Analyser, interroger, adopter une démarche réflexive
- Se documenter
- Travailler de manière autonome
- S’exprimer à l’oral
Durée : 2 heures (ou 2 x 1h)
Modalités : travail en groupes de 3-4 élèves puis restitution collectivePROBLÉMATIQUE GÉNÉRALE
En quoi l’espace extra-atmosphérique est-il devenu un espace de conquête stratégique révélateur des nouvelles rivalités du XXIème siècle ?
DOCUMENT SUPPORT PRINCIPAL
L’article complet des RSMed 2025 : « L’espace : terrain d’affrontement, défi stratégique et innovation technologique »
Pourquoi cet article ?
- Source institutionnelle de haute qualité (FRS, Ministère des Armées, CDE)
- Actualité immédiate (octobre 2025)
- Croise dimensions géopolitiques, technologiques, économiques et juridiques
- Permet une étude de cas approfondie
PHASE 1 : ANALYSE GUIDÉE PAR GROUPES (45 min)
Chaque groupe se voit attribuer UN angle d’analyse spécifique de l’article :
Groupe 1 : L’espace, reflet des rivalités géopolitiques
Consignes :
- Identifiez les principales puissances spatiales évoquées et leur niveau d’activité (chiffres de lancements, satellites)
- Analysez les stratégies développées par les compétiteurs (contournement, émulation, déni d’accès)
- Relevez les exemples d’actions hostiles mentionnées (test ASAT russe 2021, opérations co-orbitales chinoises…)
Question de synthèse : En quoi l’espace est-il « géocentré » selon Guillem Penent ? Que signifie cette formule ?
Groupe 2 : La course technologique et ses ruptures
Consignes :
- Listez les innovations technologiques de rupture identifiées par le colonel Castrigno (orbites basses, IA embarquée, liaisons laser, Space Cloud, quantique, nucléaire)
- Expliquez le concept de « résilience par le nombre » vs satellites exquis traditionnels
- Identifiez les avantages opérationnels de chaque technologie
Question de synthèse : Pourquoi le colonel affirme-t-il que « la guerre ne se gagnera pas dans l’espace, mais elle pourrait y être perdue » ?
Groupe 3 : Souveraineté et enjeux industriels
Consignes :
- Expliquez pourquoi l’accès indépendant à l’espace est une condition de souveraineté
- Analysez le rôle d’Ariane Group (lanceur Ariane 6, réseau HELIX) et de Thales
- Identifiez les défis industriels face au NewSpace américain (SpaceX/Starlink)
Question de synthèse : Que révèle la domination de Starlink (70-75% des satellites actifs) sur les rapports de force spatiaux ?
Groupe 4 : Droit international et régulation
Consignes :
- Identifiez les principes du Traité de l’espace de 1967 évoqués
- Relevez les exemples de fragilisation du cadre juridique (nucléarisation russe, comportements hostiles, double dilemme attribution/réponse)
- Analysez les enjeux de l’European Space Act en discussion
Question de synthèse : Comment concilier coopération internationale nécessaire (gestion des débris, sécurité collective) et compétition stratégique ?
PHASE 2 : MISE EN COMMUN ET DÉBAT (45 min)
Restitutions croisées (20 min)
Chaque groupe présente ses conclusions (5 min/groupe)
Consigne à tous : pendant les présentations, notez une question ou une objection à poser au groupe
Construction collective d’une typologie (15 min)
Activité guidée par l’enseignant : à partir des 4 présentations, construire au tableau une typologie des enjeux géopolitiques de l’espace :
TYPOLOGIE DES ENJEUX GÉOPOLITIQUES DE L’ESPACE (2025)
- ENJEUX STRATÉGIQUES
- Supériorité opérationnelle sur les théâtres d’opérations
- Renseignement et surveillance (Space Domain Awareness)
- Capacités de dissuasion et de défense active
- ENJEUX TECHNOLOGIQUES
- Course à l’innovation (IA embarquée, liaisons laser, quantique, nucléaire)
- Dualité civil/militaire des systèmes spatiaux
- Ruptures capacitaires (constellations vs satellites exquis)
- ENJEUX ÉCONOMIQUES
- Souveraineté industrielle et accès indépendant à l’espace
- Dépendance croissante aux infrastructures spatiales
- Compétition NewSpace (SpaceX) vs acteurs publics européens
- ENJEUX JURIDIQUES
- Fragilisation du cadre international (Traité de l’espace 1967)
- Vide normatif et dilemme attribution/réponse
- Tentatives de régulation européenne (European Space Act)
Mini-débat conclusif (10 min)
Proposition de résolution : « L’espace extra-atmosphérique doit faire l’objet d’une régulation internationale contraignante, même si cela limite les capacités militaires nationales. »
Consigne : Chaque élève se positionne (POUR / CONTRE / NUANCÉ) et argumente en 1 minute maximum
PHASE 3 : PRODUCTION FINALE (à la maison ou séance suivante)
Travail individuel : Composition ou croquis au choix
OPTION A : Composition (2-3 pages)
Sujet : « L’espace extra-atmosphérique : un espace de conquête révélateur des rapports de force du XXIème siècle »
Plan suggéré (mais les élèves peuvent proposer le leur) :
- I – L’espace, nouveau terrain des rivalités géopolitiques
- II – La course technologique et industrielle pour la maîtrise de l’espace
- III – Entre coopération nécessaire et compétition assumée
Critères d’évaluation :
- Mobilisation de l’article RSMed + connaissances cours
- Problématisation et argumentation
- Exemples précis et datés
- Ouverture critique
OPTION B : Croquis de synthèse
Titre : « Les enjeux géopolitiques de l’espace extra-atmosphérique »
Éléments cartographiques à représenter :
- Figurés de surface : Zones de lancement (Kourou, Cap Canaveral, Baïkonour, Jiuquan…)
- Figurés linéaires : Orbites (LEO, géostationnaire), trajectoires lunaires
- Figurés ponctuels : Principaux acteurs (taille proportionnelle au nb de lancements)
- Flèches : Stratégies (émulation, contournement, coopération)
Légende organisée :
- Les acteurs de la conquête spatiale
- Les espaces de déploiement et d’exploitation
- Les rivalités et coopérations
PROLONGEMENTS POSSIBLES
Ouverture comparative
Comparer avec les océans (autre « espace de conquête » du programme) :
| Critère | Océans | Espace |
| Cadre juridique | Convention Montego Bay 1982 | Traité 1967 |
| Ressources | Pêche, hydrocarbures, nodules | Données, positions orbitales |
| Acteurs dominants | USA, Chine, UE | USA, Chine, Russie |
| Enjeux stratégiques | Routes maritimes, ZEE | Surveillance, communication |
| Niveau de militarisation | Élevé (flottes) | Croissant (satellites) |
Question : Quelles similitudes et différences dans les logiques de conquête ?
Lien avec l’actualité
Faire une veille sur :
- Programme Artemis (retour lunaire USA)
- Programmes chinois (station Tiangong, missions lunaires)
- Incidents spatiaux (débris, approches satellites)
- European Space Act (adoption/rejet)
Consigne : tenir un « journal de veille spatiale » (5 min/semaine) avec 1 article commenté
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Pour aller plus loin explorer d’autres chemins sur ces sujets, ne pas oublier Cliociné avec deux articles
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