Décembre 2025 : pendant que les chancelleries européennes débattent de « garanties de sécurité » et de « zones démilitarisées » sous les coups de boutoir d’un Donald Trump semblant prendre conseil à Moscou, la Russie continue d’appliquer une stratégie vieille de 2200 ans. Et ça fonctionne. L’attrition comme stratégie militaire, ou l’art délicat de prendre son temps.
COMPRENDRE LA GUERRE D’USURE EN UKRAINE (2023-2025)
À l’automne 2025, la guerre en Ukraine entre dans sa quatrième année sans qu’aucun camp n’ait obtenu de victoire décisive. Cette apparente stagnation masque pourtant une réalité stratégique profonde : la Russie mène depuis 2023 une guerre d’usure méthodique, caractérisée par l’accumulation de petits gains territoriaux, le harcèlement constant sur de multiples axes, et le pari délibéré sur l’épuisement progressif des capacités ukrainiennes. Cette approche, que l’on peut qualifier de « stratégie des 1000 entailles », se manifeste par le grignotage méthodique dans le Donbass (Bakhmut, Avdiivka, Vuhledar, Pokrovsk), les frappes systématiques d’infrastructure, et la pression simultanée sur l’ensemble du front de 1200 kilomètres.
Les effets cumulatifs deviennent tangibles. Le président Zelensky reconnaît une infériorité numérique de huit contre un sur le front de Pokrovsk, tandis que les procureurs ukrainiens ont initié près de 90 000 procédures pour désertion en 2024 — signaux convergents d’une armée sous pression d’attrition systématique. Plus structurellement encore, malgré une expansion continue de mobilisation, l’effectif des forces armées ukrainiennes stagne autour de 1 050 000 hommes (niveau atteint en 2023), avec moins de 300 000 combattants directement engagés sur le front.
Cette stratégie d’usure souffre pourtant d’une incompréhension persistante dans les analyses occidentales. Entre 2023 et début 2025, les gains russes « de quelques kilomètres en six mois » ont été largement moqués dans les médias, perçus comme la preuve d’une incapacité russe plutôt que comme l’expression d’une logique stratégique cohérente. Cette incompréhension n’est pas nouvelle : elle constitue une caractéristique récurrente des stratégies d’attrition à travers l’histoire. Le général romain Fabius Maximus, qui développa au IIIe siècle avant notre ère la première stratégie d’attrition documentée face à Hannibal, fut « méprisé de tout le monde » et accusé de lâcheté par ses contemporains, alors même que sa méthode finissait par épuiser les Carthaginois.
L’objectif de cette étude comparative est d’éclairer la conduite russe actuelle de la guerre en Ukraine par l’analyse de précédents historiques de stratégies d’attrition. En examinant quatre sources primaires majeures — Tite-Live et Plutarque sur Fabius Maximus face à Hannibal (217-216 av. J.-C.), Mao Zedong sur la guerre d’attrition et d’anéantissement dans le conflit sino-japonais, et Alexandre Svietchine sur la théorisation soviétique de l’attrition — je vous propose d’identifier les invariants structurels de cette approche stratégique, ses mécanismes opérationnels, et les conditions de son efficacité. Cette analyse n’a pas pour objet de justifier ou de condamner la stratégie russe, mais de la rendre intelligible comme rationalité stratégique plutôt que comme simple incapacité offensive.
Outre les sources exploitées disponibles en lien, je proposerai en fin d’article une traduction du texte de Svietchine m’ayant servi ici.
I – CADRE THÉORIQUE : DESTRUCTION VS ATTRITION
A – La distinction fondamentale selon Svietchine
Alexandre Svietchine, théoricien militaire soviétique, offre dans son analyse de la Première Guerre mondiale le cadre conceptuel le plus abouti pour comprendre l’attrition. Sa distinction entre stratégie de destruction et stratégie d’attrition structure toute son approche.
La stratégie de destruction se caractérise par :
- Un objectif ultime unique et décisif
- La concentration maximale des forces sur un « point décisif »
- La recherche d’un knockout rapide
- Une logique unificatrice qui « lie les actions de l’ennemi et l’oblige à orienter ses actions en fonction des nôtres »
- Une coordination opérationnelle absolue
Svietchine donne l’exemple napoléonien :
« La ligne opérationnelle de Napoléon était le seul axe selon lequel les événements de la guerre se développaient, et les désirs opérationnels de ses ennemis devaient se conformer complètement à la volonté du grand artiste de la destruction.«
La stratégie d’attrition procède différemment :
- « Elle n’y voit qu’une partie de la mission du front armé, et non la mission tout entière »
- « Les objectifs géographiques et les opérations secondaires deviennent beaucoup plus importants »
- « Il faut réfléchir non seulement à l’orientation des efforts, mais aussi à leur proportion »
- Le « point décisif » fait défaut, remplacé par une multitude d’objectifs limités
- « Le désaccord est tout à fait possible » : chaque adversaire peut poursuivre ses propres objectifs sans que l’un n’impose absolument sa logique à l’autre
Cette distinction n’est pas une opposition binaire absolue. Svietchine reconnaît lui-même en note de bas de page : « Nous reconnaissons la validité de la critique selon laquelle nos catégories de destruction et d’attrition ne sont pas deux opposés absolus — elles ne sont pas le noir et le blanc, mais plutôt le blanc et le non-blanc. » Il existe « une multitude de nuances d’attrition, qui atteignent leur limite dans la destruction. »
B – Les conditions d’émergence de l’attrition
Pourquoi choisit-on l’attrition ? Svietchine est catégorique :
« Le chemin laborieux d’une stratégie d’attrition, qui conduit à la dépense de ressources bien plus grandes qu’une frappe destructive courte visant le cœur de l’ennemi, n’est en général choisi que lorsqu’une guerre ne peut être terminée par un seul coup. »
L’attrition n’est donc pas un premier choix mais une adaptation stratégique face à l’impossibilité de la destruction rapide. Mao reconnaît explicitement cette contrainte dans son analyse de la guerre anti-japonaise :
« Mais en réalité, notre expérience des dix derniers mois a démontré que nombre, voire la plupart, des campagnes de guerre mobile sont devenues des campagnes d’attrition […] les inconvénients sont, premièrement, que nous n’avons pas suffisamment réduit les forces ennemies, et deuxièmement, que nous n’avons pu éviter des pertes assez lourdes tout en capturant peu de butin de guerre. »
Ce passage est à mes yeux crucial : Mao décrit l’attrition comme un échec tactique (pertes lourdes, butin limité) devenu nécessité stratégique. Il ajoute :
« Bien que nous devions reconnaître la cause objective de cette situation, à savoir la disparité entre nous et l’ennemi en matière d’équipement technique et de formation des troupes, il demeure nécessaire, tant théoriquement que pratiquement, d’exhorter nos forces principales à mener des batailles vigoureuses d’anéantissement chaque fois que les circonstances s’y prêtent. »
Plusieurs facteurs favorisent le recours à l’attrition :
- L’infériorité tactique ou technique qui empêche la bataille décisive victorieuse
- La supériorité stratégique en ressources, qui permet de compenser l’absence de victoire décisive par l’épuisement progressif de l’adversaire
- L’invulnérabilité géographique des centres vitaux de l’un ou l’autre belligérant. Svietchine cite la guerre russo-japonaise : « Les centres vitaux de la Russie étaient invulnérables à l’attaque japonaise, et les Japonais ont dû attendre qu’un mouvement révolutionnaire se développe en Russie. »
- La stabilisation du front, qui rend impossible la manœuvre décisive. Pour la Première Guerre mondiale, Svietchine note que « la guerre était devenue une guerre d’attrition » après « l’échec du plan Schlieffen. »
C – Les mécanismes opérationnels de l’attrition
Comment fonctionne concrètement une stratégie d’attrition ? Svietchine identifie plusieurs caractéristiques opérationnelles :
- La diversité des axes d’effort. « Les coups limités infligés par la stratégie d’attrition contraignent beaucoup moins l’ennemi. […] L’ennemi a pleinement l’opportunité de poursuivre ses propres objectifs dans ce jeu de déploiements opérationnels. » Il illustre : « en 1915, on aurait pu imaginer un tel cours des événements […] dans lequel Ludendorff aurait progressivement renforcé ses forces dans les provinces baltes, tandis que les armées russes auraient capturé les débouchés des Carpates vers la plaine hongroise. »
- L’autonomie relative de chaque opération. « La poursuite d’objectifs limités permet à chaque moignon opérationnel de conserver une certaine indépendance. » Contrairement à la destruction, où tout doit être coordonné vers le point décisif, l’attrition tolère des opérations désynchronisées pourvu que « chaque opération en elle-même conduise à certains résultats tangibles. »
- La primauté des objectifs géographiques et économiques. « Le point décisif […] se transforme en un objet coûteux mais vide de sens. En revanche, les objectifs géographiques qui incarnent des intérêts politiques et économiques deviennent d’une importance écrasante. » Svietchine oppose « la logique Paris-Berlin de la destruction » à « la logique Paris-Salonique-Vienne-Berlin de l’attrition.«
- La perspective temporelle élargie. « Une guerre d’attrition est guidée par des objectifs à plus long terme que les préparatifs d’une grande opération à venir. » Les « échelons de mobilisation militaire et économique sont totalement appropriés pour une stratégie d’attrition, mais sont étrangers à l’esprit d’une stratégie de destruction.«
- L’importance des réserves stratégiques plutôt que seulement opérationnelles. Svietchine distingue les réserves opérationnelles (utilisables dans une opération donnée) des réserves stratégiques (contingents coloniaux, échelons ultérieurs de mobilisation, entrée retardée d’alliés) qui « peuvent et doivent » être prises en compte dans l’attrition.
Ce cadre théorique trouve son illustration historique la plus pure dans la stratégie développée par Fabius Maximus contre Hannibal au IIIe siècle avant notre ère — premier cas documenté d’attrition méthodique et source de toute la tradition ultérieure de la cunctatio (temporisation stratégique).
II – UN CAS FONDATEUR : FABIUS MAXIMUS CONTRE HANNIBAL (217-216 AV. J.-C.)
Le combat de Fabius Maximus contre Hannibal constitue l’archétype historique de la stratégie d’attrition. Après les désastres romains du lac Trasimène et des batailles précédentes contre l’invasion carthaginoise, Rome nomme Fabius dictateur. Sa réponse stratégique, guidée par la compréhension des asymétries entre Rome et Carthage, va révolutionner l’art de la guerre.
Plutarque formule explicitement la philosophie stratégique de Fabius dans un passage capital :
« il exhortait les Romains à tenir bon, et, sans combattre contre un homme qui, pour les attaquer, disposait d’une armée aguerrie par bien des engagements, à envoyer des secours à leurs alliés, à tenir fortement en mains leur ville et à laisser se consumer d’elle-même l’ardeur guerrière d’Hannibal, comme une flamme qui s’élève d’un foyer maigre et mal nourri. » (Chapitre 2)
La métaphore du feu est remarquable : l’ardeur guerrière carthaginoise, privée du combustible que serait une bataille décisive, doit s’éteindre faute d’aliment. L’attrition n’est pas seulement militaire, elle est logistique et morale. Plutarque explicite encore la logique d’opposition asymétrique : Fabius se tourne contre Hannibal « dans l’intention réfléchie de l’user et de l’épuiser en opposant le temps à son élan, l’argent à sa pauvreté, le nombre à sa pénurie d’hommes. » (Chapitre 5) Cette formulation tripartite est essentielle :
- Temps vs élan : la patience stratégique contre l’urgence tactique
- Argent vs pauvreté : la supériorité économique contre la fragilité logistique
- Nombre vs pénurie : la profondeur stratégique contre l’armée expéditionnaire isolée
A – Les principes tactiques de l’attrition fabienne
Tite-Live décrit avec précision la méthode fabienne. Le refus de la bataille rangée constitue le principe fondamental :
« Le premier jour où, non loin d’Aecae, il établit son camp à la vue de l’ennemi, Hannibal ne tarda pas un instant à faire sortir son armée en bataille et à offrir le combat. Quand il voit que tout reste calme chez les ennemis, qu’aucun tumulte n’agite leur camp… » (22,12,3-4)
Ce refus s’accompagne d’un positionnement défensif sur les hauteurs :
« Fabius menait ses troupes par les crêtes, à moyenne distance de l’ennemi, de façon à ne pas le lâcher, à ne pas en venir non plus aux mains. » (22,12,8) Cette position dominante procure un double avantage : surveillance constante et protection contre la cavalerie carthaginoise supérieure. Face à cette passivité apparente, Hannibal tente de forcer la décision : « Il se met à l’inquiéter, à tenter d’ébranler sa résolution en changeant souvent de camp et en ravageant sous ses yeux les terres de ses alliés ; tantôt, il échappait rapidement aux regards, tantôt, brusquement, à un détour de la route, pour essayer de surprendre le Romain descendu en plaine, il restait caché. » (22,12,6-7)
La limitation stricte des engagements complète le dispositif : « Sauf dans la mesure où des besoins absolus forçaient à sortir, il gardait ses soldats au camp ; le fourrage et le bois, on n’allait pas les chercher avec quelques hommes, ni en se dispersant ; un piquet de cavaliers et d’infanterie légère, composé et formé en vue des alertes soudaines, rendait tous les environs aussi sûrs pour les soldats du camp que dangereux pour les pillards ennemis dispersés. » (22,12,8-9)
Plutarque complète cette description par le principe du harcèlement calculé : « Si l’armée ennemie ne bougeait pas, lui-même restait tranquille ; si elle s’ébranlait, il descendait des hauteurs pour tourner autour d’elle, et il se montrait par intervalles, juste assez pour n’être pas forcé de combattre malgré lui et pour inspirer à l’adversaire, par son retard même, la crainte d’être attaqué. » (Chapitre 5)
Mais le principe le plus révolutionnaire réside dans l’accumulation de petites victoires : « On ne risquait pas le tout pour le tout, mais les petits avantages remportés dans de légers combats, engagés dans des conditions sûres et non loin d’une ligne de retraite, habituaient le soldat romain, effrayé par ses défaites antérieures, à être moins mécontent de son courage ou de sa chance. » (22,12,9-10)
Ce dernier point est crucial : Fabius comprend que la restauration du moral passe par des succès limités mais certains plutôt que par le risque d’une nouvelle défaite catastrophique.
B – L’efficacité par épuisement cumulatif
L’objectif ultime est formulé par Plutarque : « Fabius […] espérait que, si personne ne combattait, ni ne provoquait Hannibal, ce général se nuirait à lui-même et s’épuiserait dans la guerre, comme un athlète dont la force physique se consume par son excès même et décline rapidement. » (Chapitre 19)
Le résultat de cette stratégie apparaît dans la célèbre métaphore hydraulique de Plutarque tout à fait saisissante : « Hannibal se heurtait souvent à Marcellus comme à un torrent impétueux qui, par de violents remous, brisait ses forces ; Fabius était un fleuve qui, d’un mouvement silencieux, insensible et continu, les rongeait et les consumait. A la fin le Carthaginois fut réduit à une telle impuissance qu’il se fatiguait de combattre Marcellus et craignait Fabius, même si celui-ci ne combattait pas. » (Chapitre 19)
Le « mouvement silencieux, insensible et continu » caractérise parfaitement l’attrition : pas de choc spectaculaire, mais une érosion constante et cumulative. La distinction entre Marcellus (le torrent offensif) et Fabius (le fleuve érodant) souligne que l’attrition n’exclut pas les batailles offensives ponctuelles, mais qu’elle ne repose pas sur elles comme principe directeur.
L’aveu final attribué à Hannibal par Plutarque marque la reconnaissance de la défaite stratégique : « Il fit ensuite à ses amis dans l’intimité, et pour la première fois, cette réflexion : « Depuis longtemps je voyais qu’il nous serait difficile de conquérir l’Italie avec nos ressources actuelles ; mais je constate maintenant que c’est impossible. » […] Car une partie de l’armée ennemie était énervée par le plaisir et la richesse ; l’autre, comme émoussée et usée par des fatigues incessantes. » (Chapitre 23)
Cet aveu est remarquable : Hannibal reconnaît l’impossibilité de vaincre par épuisement progressif, sans avoir été vaincu militairement. La double usure (énervation et fatigue) traduit l’effet cumulatif de l’attrition.
C – Le ciblage de la logistique adverse
Un aspect souvent négligé de la stratégie fabienne est son attention à la disruption logistique carthaginoise. Tite-Live mentionne : « Hannibal se tenait dans des baraquements devant les murs de Géréonium […] De là, il envoyait les deux tiers de son armée à la recherche des vivres. » (22,23,9-10)
Cette vulnérabilité logistique devient une opportunité tactique. Lors de l’épisode où Minucius, le maître de la cavalerie, commande temporairement : « L’attaque des ravitailleurs carthaginois dispersés, ou du camp ennemi, laissé avec une faible garnison » est envisagée (22,24,2). Plus tard, « par le côté du camp opposé à celui d’Hannibal, la cavalerie, lancée, avec l’infanterie légère, contre les ravitailleurs Carthaginois, massacra et mit en fuite sur un large espace les ennemis dispersés. » (22,24,8)
Le ciblage systématique des convois et ravitailleurs n’est pas une simple tactique opportuniste mais un élément constitutif de l’attrition : priver l’ennemi des ressources nécessaires à sa survie sur le théâtre d’opération.
L’efficacité démontrée de la méthode fabienne soulève un paradoxe central : pourquoi une stratégie qui fonctionne est-elle systématiquement méprisée par ceux qu’elle protège ? Cette incompréhension constitue non pas un accident historique, mais une caractéristique structurelle des stratégies d’attrition.
III – L’INCOMPRÉHENSION DE L’ATTRITION : UN PARADOXE RÉCURRENT
L’un des phénomènes les plus frappants dans l’histoire de la stratégie d’attrition est son incompréhension systématique par les contemporains, alors même qu’elle s’avère efficace. Ce paradoxe traverse tous les cas étudiés.
A – Le mépris initial : le cas de Fabius
Tite-Live décrit avec précision l’hostilité que suscite la méthode fabienne : « Hannibal n’était pas, pour le plan si sage du dictateur, un ennemi plus acharné que le maître de la cavalerie [Minucius], que seule l’infériorité de ses pouvoirs empêchait encore de perdre l’État. Fier et emporté dans ses desseins, sans retenue dans ses paroles, d’abord au milieu de petits groupes, puis ouvertement, devant la foule des soldats, il traitait la circonspection de Fabius d’indolence, sa prudence de peur, lui attribuant ainsi les vices voisins de ses vertus. » (22,12,11-12)
Cette critique interne est dévastatrice : Minucius assimile la prudence à la lâcheté, la circonspection à l’indolence. Tite-Live souligne l’ironie tragique : seul « l’infériorité de ses pouvoirs empêchait encore [Minucius] de perdre l’État » par une offensive prématurée.
Plutarque généralise ce mépris que l’on va retrouver jusqu’aujourd’hui : « Traînant de cette façon, les choses en longueur, il était méprisé de tout le monde, et il avait une mauvaise réputation dans son camp. Les ennemis aussi le prenaient pour un poltron sans aucune valeur, à l’exception du seul Hannibal. Car il n’y avait que ce grand homme pour comprendre l’habileté de cette tactique. » (Chapitre 5)
Le paradoxe est total : universellement méprisé, Fabius n’est compris que par son adversaire direct. Hannibal seul saisit la menace mortelle que représente cette passivité apparente.
B – Les raisons structurelles de l’incompréhension
Pourquoi l’attrition est-elle si mal comprise ? Plusieurs facteurs se conjuguent :
- L’inversion des valeurs martiales traditionnelles. L’attrition valorise l’évitement, la patience, l’attente – toutes qualités contraires à l’idéal héroïque du courage offensif. Comme le note Tite-Live, Fabius se voit attribuer « les vices voisins de ses vertus » : ce qui est prudence stratégique est perçu comme lâcheté tactique.
- L’absence de résultats spectaculaires. Tite-Live mentionne l’impopularité de Fabius auprès de ses « concitoyens, soldats aussi bien que civils, surtout depuis qu’en son absence, la témérité du maître de la cavalerie avait obtenu un résultat qui fut, à vrai dire, plus agréable qu’heureux. » (22,23,3) Un succès tactique ponctuel, même pyrrhique (« plus agréable qu’heureux »), est préféré à la stratégie patiente sans victoire éclatante.
- La souffrance psychologique de l’inaction. Plutarque évoque la difficulté morale de voir « ravager sous ses yeux les terres de ses alliés » (Tite-Live 22,12,6) sans intervenir. L’attrition exige une force de caractère particulière : supporter l’apparence de la passivité et les critiques qu’elle génère.
- La complexité analytique. Svietchine souligne que dans l’attrition, « Il faut réfléchir non seulement à l’orientation des efforts, mais aussi à leur proportion. » La stratégie de destruction offre la simplicité d’un objectif unique ; l’attrition impose une réflexion multidimensionnelle sur la répartition des efforts entre objectifs multiples.
C – La reconnaissance par l’adversaire
L’incompréhension de Fabius possède la structure d’une tragédie shakespearienne. Comme Coriolan méprisé par la plèbe romaine qu’il défend, le stratège de l’attrition est accusé des vices voisins de ses vertus — sa prudence devient lâcheté, sa circonspection devient indolence. Cette inversion tragique traverse l’histoire militaire : le sauveur méconnu, dont seul l’ennemi mortel reconnaît la grandeur. Hannibal joue ici le rôle du témoin lucide dans un drame où la foule réclame l’action suicidaire.
Paradoxalement, l’adversaire comprend souvent la stratégie d’attrition mieux que les propres alliés du stratège. Plutarque le formule clairement pour Hannibal : « Hannibal se persuada qu’il fallait, par tous les procédés de la ruse et de la violence, amener Fabius à livrer combat ; sinon, c’en serait fait des Carthaginois ; car, ne pouvant se servir des armes qui faisaient leur supériorité, ils gaspilleraient et gâcheraient ce dont ils manquaient, les hommes et l’argent. » (Chapitre 5)
Cette prise de conscience marque un tournant : Hannibal reconnaît explicitement que l’absence de bataille décisive signifie sa défaite stratégique. Il voit que son armée « gaspille ce dont elle manque » – l’effet recherché par Fabius.
Tite-Live confirme cette reconnaissance : « le souci secret se glisse dans son esprit que c’est contre un général n’ayant rien de commun avec Flaminius et Sempronius qu’il aura à lutter désormais ; qu’aujourd’hui seulement, instruits par leurs malheurs, les Romains ont cherché un chef égal à Hannibal. Ce fut la prudence, non les attaques du dictateur que, tout de suite, il craignit. » (22,12,5-6)
L’adversaire comprend ce que les alliés ne voient pas : la « prudence » n’est pas faiblesse mais menace mortelle.
Cette incompréhension révèle une difficulté plus profonde : l’attrition inverse le rapport habituel au temps dans la pensée stratégique. Alors que la destruction cherche la décision rapide, l’attrition fait du temps lui-même une arme — transformation conceptuelle dont les implications opérationnelles sont considérables.
IV – LA DIMENSION TEMPORELLE : TRANSFORMER LE TEMPS EN ARME
L’une des caractéristiques essentielles de la stratégie d’attrition est sa relation particulière au temps. Contrairement à la destruction qui cherche la décision rapide, l’attrition fait du temps un allié.
A – La guerre prolongée selon Mao
Mao théorise explicitement cette dimension dans son analyse : « C’est principalement en employant la méthode de l’attrition par l’anéantissement que la Chine peut mener une guerre prolongée. » (§98) Le terme « prolongée » est central : l’attrition nécessite et exploite la durée.
Il développe cette logique : « Durant la phase d’impasse, nous devons continuer à exploiter les fonctions d’anéantissement et d’attrition accomplies par la guérilla et la guerre mobile afin de réduire davantage et à grande échelle les forces ennemies. Tout ceci vise à prolonger la guerre, à modifier graduellement l’équilibre général des forces et à préparer les conditions de notre contre-offensive. » (§100)
La formulation est claire : prolonger la guerre n’est pas une conséquence mais un objectif. Le temps permet la modification « graduelle » de l’équilibre des forces – modification impossible dans l’instantanéité de la bataille décisive.
B – Le temps contre l’élan selon Plutarque
Plutarque formule cette opposition avec une grande clarté : Fabius agit « dans l’intention réfléchie de l’user et de l’épuiser en opposant le temps à son élan. » (Chapitre 5) Le temps devient l’antidote de l’élan.
Cette opposition révèle une asymétrie fondamentale : l’attaquant dispose de l’élan (momentum) mais est contraint par le temps (ressources limitées, lignes de communication étirées, soutien politique fragile) ; le défenseur qui adopte l’attrition renonce à l’élan mais exploite le temps (ressources propres, profondeur stratégique, légitimité défensive).
La métaphore de l’athlète complète cette analyse : « ce général se nuirait à lui-même et s’épuiserait dans la guerre, comme un athlète dont la force physique se consume par son excès même et décline rapidement. » (Plutarque, Chapitre 19) L’excès d’énergie devient autodestruction quand il ne trouve pas d’adversaire à affronter immédiatement.
Cette temporalité de l’attrition possède une qualité presque onirique — ce que Terrence Malick capture dans La Ligne Rouge lorsqu’il filme non pas le choc des corps à Guadalcanal, mais l’érosion silencieuse qui transforme les soldats. L’attrition est la stratégie du fleuve contre la pierre : invisible, insensible, continue. « What’s this war in the heart of nature? Why does nature vie with itself? » La question malickienne révèle l’essence paradoxale de l’attrition — une guerre qui procède par non-combat, une violence qui s’accomplit dans la durée plutôt que dans l’instant. Fabius, comme les soldats de Malick perdus dans les hautes herbes de Guadalcanal, comprend que la vraie bataille n’est pas celle qu’on livre, mais celle qu’on refuse de livrer jusqu’à ce que le temps accomplisse ce que la force ne peut obtenir.
C – Les échelons temporels selon Svietchine
Svietchine théorise cette dimension temporelle différente de l’attrition : « Les échelons de mobilisation militaire et économique sont totalement appropriés pour une stratégie d’attrition, mais sont étrangers à l’esprit d’une stratégie de destruction. Une guerre d’attrition est guidée par des objectifs à plus long terme que les préparatifs d’une grande opération à venir. »
Cette « perspective temporelle élargie » permet de concevoir des réserves stratégiques (mobilisations successives, contingents coloniaux, entrée retardée d’alliés) que la destruction, focalisée sur l’opération immédiate, ne peut intégrer.
Il illustre avec l’exemple britannique en 1914-1918 : « Un exemple de décision qui découle de cette perspective est le programme quadriennal de Kitchener pour organiser de nouvelles unités britanniques et l’aide limitée des Britanniques aux Français pendant les premières années de la guerre. » Cette planification à quatre ans serait absurde dans une logique de destruction cherchant la décision rapide.
Les échelons russes contemporains
La mobilisation partielle russe de septembre 2022, suivie de l’intégration progressive de réservistes, illustre précisément ces « échelons » svietchiniens. Plutôt qu’une mobilisation totale immédiate (logique de destruction), la Russie procède par vagues : septembre 2022 (300 000 hommes), puis recrutement volontaire continu, puis adaptation industrielle progressive. Cette approche échelonnée est étrangère à une stratégie de destruction — elle n’a de sens que dans une guerre d’attrition où chaque échelon temporel permet d’ajuster la stratégie en fonction de l’évolution politique et économique.
D – Les phases de la guerre prolongée
Svietchine identifie un phénomène propre à l’attrition : « Dans une guerre d’attrition, nous avons parfois une situation dans laquelle le camp attaquant a atteint son objectif de guerre ultime limité, mais la guerre continue parce qu’une solution n’a pas été trouvée sur les fronts politique et économique. »
Il cite la guerre russo-japonaise : « L’objectif ultime de guerre des Japonais était de détruire la flotte russe du Pacifique, de capturer sa base, Port-Arthur, et d’expulser les troupes russes de Mandchourie méridionale. Cet objectif a été atteint au moment où les armées russes ont été vaincues à Moukden. Cependant, la guerre a continué pendant encore six mois.«
Cette continuation révèle que dans l’attrition, la victoire militaire ne suffit pas : il faut attendre que « les fronts politique et économique » produisent leurs effets. Le temps devient alors une phase opératoire à part entière, où « Ces périodes de guerre […] se caractérisent par un haut niveau d’activité sur les fronts politique et économique, sont marquées par le calme sur le front militaire.«
Exemple contemporain : les phases de l’attrition ukrainienne
Cette logique temporelle se manifeste concrètement en Ukraine par phases distinctes. En 2022, l’élan ukrainien produit des contre-offensives spectaculaires (Kharkiv, Kherson) qui épuisent rapidement les forces engagées. En 2023, la contre-offensive du sud échoue précisément parce que l’urgence politique impose des délais incompatibles avec les conditions tactiques.
En 2024-2025, la guerre devient ouvertement une course entre l’épuisement ukrainien et la lassitude occidentale — le pari temporel de l’attrition russe. Comme Hannibal en Italie, l’Ukraine découvre que le temps ne travaille pas pour l’envahisseur moral mais pour celui qui dispose de la profondeur stratégique.
Ces principes temporels — transformation de la durée en avantage stratégique, exploitation d’asymétries favorables, pari sur l’épuisement adverse — permettent d’éclairer la conduite russe contemporaine en Ukraine, où les mêmes logiques opèrent dans un contexte technologique radicalement différent.
V – SYNTHÈSE COMPARATIVE : DE FABIUS À LA RUSSIE CONTEMPORAINE
Les analyses précédentes permettent d’établir des correspondances précises entre les précédents historiques et la conduite russe actuelle de la guerre en Ukraine. Plutôt que de détailler chaque similitude, un tableau synthétique révèle la permanence des logiques d’attrition à travers vingt-trois siècles.
| Principe stratégique | Fabius vs Hannibal (217-216 av. J.-C.) | Russie vs Ukraine (2023-2025) |
| Refus de la bataille décisive | Fabius « menait ses troupes par les crêtes, à média distance de l’ennemi, de façon à ne pas le lâcher, à ne pas en venir non plus aux mains » (Tite-Live 22,12,8) | Abandon de la tentative de « destruction » initiale (offensive sur Kyiv, février-mars 2022) ; adoption d’une stratégie d’attrition évitant l’offensive générale décisive |
| Accumulation de gains limités | « Les petits avantages remportés dans de légers combats, engagés dans des conditions sûres » qui « ne risquait pas le tout pour le tout » (Tite-Live 22,12,9-10) | Grignotage méthodique dans le Donbass (Bakhmut, Avdiivka, Vuhledar) ; chaque localité prise = objectif limité contribuant à l’usure générale |
| Opposition asymétrique des ressources | « Opposer le temps à son élan, l’argent à sa pauvreté, le nombre à sa pénurie d’hommes » (Plutarque, Ch.5) | Patience stratégique russe vs urgence ukrainienne ; budget militaire supérieur (85 Md$) vs dépendance aux transferts occidentaux ; réserves démographiques (144M) vs mobilisation limitée (37M pré-guerre) |
| Harcèlement multidirectionnel | Fabius « se montrait par intervalles, juste assez pour n’être pas forcé de combattre malgré lui et pour inspirer à l’adversaire, par son retard même, la crainte d’être attaqué » (Plutarque, Ch.5) | Pression sur multiples axes (Zaporijjia, Donetsk, Kharkiv) sans engagement décisif unique ; dispersion des défenseurs ukrainiens sur ~1200 km de front |
| Ciblage de la logistique | « L’attaque des ravitailleurs carthaginois dispersés » (Tite-Live 22,24,8) ; harcèlement constant des convois | Bombardements quotidiens d’infrastructure énergétique (depuis octobre 2022) ; frappes continues sur dépôts de munitions, ponts, nœuds ferroviaires |
| Métaphore hydraulique[^1] | Fabius = « fleuve qui, d’un mouvement silencieux, insensible et continu, les rongeait et les consumait » vs Marcellus = « torrent impétueux » (Plutarque, Ch.19) | Attrition russe systématique (usure artillerie 5:1 ou 10:1, frappes nocturnes continues) vs contre-offensives ukrainiennes spectaculaires mais coûteuses (Kharkiv, Kherson, été 2023) |
| Incompréhension initiale | « Traînant de cette façon les choses en longueur, il était méprisé de tout le monde […] Les ennemis aussi le prenaient pour un poltron sans aucune valeur, à l’exception du seul Hannibal » (Plutarque, Ch.5) | Moqueries occidentales 2023-2024 sur « gains minimes », « quelques kilomètres en six mois » ; sous-estimation systématique de la résilience russe |
| Reconnaissance par l’adversaire | « Hannibal se persuada qu’il fallait […] amener Fabius à livrer combat ; sinon, c’en serait fait des Carthaginois » (Plutarque, Ch.5) | Zaluzhny (ex-commandant en chef ukrainien) reconnaît dès novembre 2023 une « guerre d’usure favorable à la Russie » ; états-majors sérieux comprennent l’efficacité de l’attrition russe |
Cette opposition stratégique fondamentale réapparaît jusque dans le vocabulaire contemporain du gaming : « burst damage » (explosion brève d’énergie) versus « sustained DPS » (dommages par seconde soutenus). Que des adolescents jouant à des jeux de stratégie en temps réel réinventent intuitivement les catégories de Plutarque suggère l’universalité de ces logiques. Le débat entre joueurs favorisant les « glass cannon builds » (forte puissance, faible résilience) et ceux privilégiant les « tank builds » (faible puissance immédiate, forte capacité d’absorption) reproduit, à l’échelle microscopique du jeu vidéo, l’opposition entre destruction et attrition théorisée par Svietchine.
Limites méthodologiques de l’analogie
Ces correspondances, aussi frappantes soient-elles, ne constituent pas un déterminisme historique. Les contextes technologiques (guerre des drones, frappes de précision), politiques (multilatéralisme occidental vs isolement carthaginois) et géopolitiques (arme nucléaire, économie mondialisée) diffèrent profondément de l’Antiquité. L’analogie éclaire les logiques stratégiques — refus du combat décisif, exploitation d’asymétries, pari sur le temps — mais ne prédit pas mécaniquement l’issue du conflit.
Hannibal a perdu en Italie malgré ses victoires tactiques éclatantes ; cela ne signifie pas que l’Ukraine perdra nécessairement par un mécanisme fatal. Cependant, les stratégies d’attrition créent des dynamiques structurelles d’épuisement qui, historiquement, tendent à favoriser celui qui dispose de la plus grande profondeur stratégique — ressources démographiques, économiques, et surtout : capacité politique à supporter la durée du conflit sans victoires spectaculaires.
La reconnaissance contemporaine de l’attrition
Comme Hannibal fut le seul à comprendre la menace mortelle que représentait Fabius, les états-majors ukrainien et occidentaux les plus lucides ont reconnu l’efficacité de cette stratégie russe. Le général Zaluzhny, alors commandant en chef des forces armées ukrainiennes, déclarait en novembre 2023 que le conflit s’était transformé en « guerre d’usure » où les avantages penchaient structurellement du côté russe. Cette lucidité stratégique contraste violemment avec le discours médiatique dominant qui, pendant toute l’année 2023 et une partie de 2024, persistait à présenter les gains russes limités comme une preuve d’échec plutôt que comme l’expression d’une logique délibérée.
Le paradoxe fabien se répète : l’attrition fonctionne d’autant mieux qu’elle est méprisée par l’opinion publique adverse, car ce mépris alimente les demandes d’offensives coûteuses pour « forcer la décision » — ce que recherche le stratège de l’attrition. La Russie n’a qu’à ne pas perdre pour que, progressivement, l’Ukraine s’épuise à tenter de gagner rapidement.
L’analogie historique, aussi frappante soit-elle, ne doit pas masquer une question essentielle : dans quelles conditions l’attrition constitue-t-elle une rationalité stratégique plutôt qu’un simple échec tactique transformé en nécessité ? Cette interrogation conduit à l’analyse des conditions de succès et des limites structurelles de l’attrition.
VI – L’ATTRITION COMME RATIONALITÉ STRATÉGIQUE CONTRAINTE
A – L’attrition n’est pas un choix optimal
Une conclusion essentielle émerge de l’analyse des sources : l’attrition n’est jamais un premier choix stratégique mais une adaptation rationnelle à l’impossibilité de la destruction rapide.
Mao le formule explicitement en critiquant la transformation des « campagnes de guerre mobile » en « campagnes d’attrition » : « les inconvénients sont, premièrement, que nous n’avons pas suffisamment réduit les forces ennemies, et deuxièmement, que nous n’avons pu éviter des pertes assez lourdes tout en capturant peu de butin de guerre. » (§101)
Svietchine confirme : « Le chemin laborieux d’une stratégie d’attrition, qui conduit à la dépense de ressources bien plus grandes qu’une frappe destructive courte visant le cœur de l’ennemi, n’est en général choisi que lorsqu’une guerre ne peut être terminée par un seul coup. »
B – L’attrition comme rationalité seconde
Cependant, une fois la destruction impossible, l’attrition devient la stratégie rationnelle. Mao reconnaît cette nécessité :
« Bien que nous devions reconnaître la cause objective de cette situation, à savoir la disparité entre nous et l’ennemi en matière d’équipement technique et de formation des troupes, il demeure nécessaire, tant théoriquement que pratiquement, d’exhorter nos forces principales à mener des batailles vigoureuses d’anéantissement chaque fois que les circonstances s’y prêtent. » (§101)
L’attrition devient donc une rationalité « seconde » : non pas l’idéal stratégique, mais l’adaptation optimale aux contraintes réelles. Cette reconnaissance est cruciale pour comprendre la stratégie contemporaine russe : ce n’est pas un choix doctrinal abstrait mais une adaptation pragmatique à l’échec de la tentative initiale de destruction rapide.
C – Les conditions de succès de l’attrition
Les sources permettent d’identifier les conditions nécessaires au succès d’une stratégie d’attrition :
- Supériorité en ressources renouvelables (population, économie, production militaire) permettant de compenser l’absence de victoire décisive par l’usure prolongée. Plutarque le formule : opposer « l’argent à sa pauvreté, le nombre à sa pénurie d’hommes. »
- Profondeur stratégique (géographique ou politique) rendant impossible le coup fatal adverse. Svietchine note que dans la guerre russo-japonaise, « Les centres vitaux de la Russie étaient invulnérables à l’attaque japonaise. »
- Résilience psychologique et politique pour supporter l’incompréhension, le mépris, l’apparente passivité et l’absence de victoires spectaculaires. Tite-Live souligne que Fabius devait résister à son propre maître de la cavalerie autant qu’à Hannibal.
- Temps disponible avant épuisement critique des ressources propres ou effondrement du soutien politique. C’est le pari central de l’attrition : durer plus longtemps que l’adversaire.
- Vulnérabilité logistique de l’adversaire, exploitable par harcèlement et disruption. Tous les exemples montrent l’importance du ciblage des convois et infrastructures.
Contre-exemples historiques : quand l’attrition échoue
L’attrition n’est pas une formule magique. Elle échoue lorsque ses conditions de succès ne sont pas réunies. Durant la guerre du Vietnam, les États-Unis tentèrent une stratégie d’attrition traduite par lebody count qui échoua précisément parce que le Nord-Vietnam disposait d’une résilience politique supérieure et d’une profondeur stratégique (soutien sino-soviétique) que Washington sous-estimait. Inversement, l’Allemagne nazie en 1943-1945 tenta une « attrition défensive » sur le front Est qui ne pouvait fonctionner : l’URSS disposait d’une supériorité matérielle écrasante et d’une capacité de régénération des pertes que l’Allemagne ne possédait plus. Ces échecs révèlent que l’attrition n’est rationnelle que lorsque l’équilibre des ressources renouvelables favorise effectivement celui qui l’adopte.
D – Les limites et risques de l’attrition
L’attrition comporte des risques structurels que les sources permettent d’identifier :
- Le risque politique intérieur. Tite-Live montre que Fabius fut « méprisé de tout le monde » et faillit être destitué. L’attrition exige une autorité politique solide capable de résister aux demandes d’action offensive.
- Le risque d’initiative adverse. Svietchine note que « Les coups limités infligés par la stratégie d’attrition contraignent beaucoup moins l’ennemi » qui conserve « pleinement l’opportunité de poursuivre ses propres objectifs. » L’adversaire peut lancer ses propres offensives pendant les phases d’attrition.
- Le coût humain et matériel cumulatif. Mao souligne que même l’attrition implique de « ne pas éviter des pertes assez lourdes. » Sur la durée, ces pertes s’accumulent et peuvent devenir insoutenables.
- Le risque de mutation du conflit. Svietchine montre que les guerres d’attrition peuvent se prolonger au-delà de leurs objectifs militaires initiaux, transformant le conflit en guerre politique et économique dont l’issue devient imprévisible.
Le risque de calcul erroné sur la volonté adverse
Le risque majeur de toute stratégie d’attrition réside dans l’évaluation de la résilience psychologique et politique de l’adversaire. Fabius pariait correctement sur l’épuisement carthaginois ; mais si Rome avait cédé politiquement avant Carthage, sa stratégie aurait échoué. En Ukraine, le pari russe repose sur l’hypothèse que la lassitude occidentale et l’épuisement ukrainien interviendront avant l’effondrement économique ou politique russe. Cette hypothèse peut se révéler erronée — comme le Kaiser en 1918 découvrit que l’Allemagne s’effondrait politiquement alors que militairement, le front tenait encore.
CONCLUSION : LA PERMANENCE DES LOGIQUES D’ATTRITION
Ce chemin de réflexion révèle une remarquable continuité des logiques stratégiques d’attrition à travers vingt-trois siècles, de Fabius Maximus (217 av. J.-C.) au conflit ukrainien contemporain (2023-2025).
Les invariants structurels
Plusieurs principes traversent tous les cas étudiés :
- L’attrition comme adaptation à l’impossibilité de la destruction. Dans tous les cas, la stratégie d’attrition émerge après l’échec ou l’impossibilité d’une victoire rapide décisive. Rome après Trasimène, la Chine face à la supériorité technique japonaise, la Russie après l’échec sur Kyiv.
- L’exploitation d’asymétries favorables. L’attrition repose toujours sur l’exploitation d’une supériorité dans une dimension (temps, ressources, profondeur stratégique) pour compenser une infériorité dans une autre (capacité offensive, technologie).
- La multiplication d’objectifs limités plutôt que concentration sur un point décisif. Contrairement à la logique napoléonienne, l’attrition disperse ses efforts sur de multiples objectifs partiels dont l’accumulation produit l’effet stratégique.
- L’incompréhension systématique par les contemporains. Dans tous les cas, la stratégie d’attrition est initialement méprisée, assimilée à de la lâcheté ou de l’incompétence, et n’est comprise que par l’adversaire direct qui en subit les effets.
- La primauté du temps sur l’espace. Alors que la destruction cherche à conquérir rapidement des espaces décisifs, l’attrition sacrifie la rapidité pour exploiter la durée comme arme stratégique.
L’attrition face à l’offensive : un débat permanent
L’opposition entre stratégie d’attrition et stratégie offensive traverse toute l’histoire militaire. Tite-Live montre Fabius confronté à Minucius, Plutarque oppose Fabius (le fleuve) à Marcellus (le torrent), Svietchine critique les erreurs françaises de la Première Guerre mondiale, Mao reconnaît les « inconvénients » de l’attrition.
Ce débat n’est jamais tranché définitivement parce qu’il engage des valeurs autant que des calculs : le courage contre la prudence, l’héroïsme contre l’efficacité, la gloire immédiate contre la victoire patiente. Comme le note Tite-Live, on attribue à Fabius « les vices voisins de ses vertus » – formulation qui résume le problème : les mêmes qualités peuvent être lues comme vertus ou comme vices selon le référentiel normatif adopté.
L’attrition et la guerre moderne
L’application au cas ukrainien suggère que la stratégie d’attrition reste parfaitement viable dans le contexte contemporain, malgré les transformations technologiques. Les « 1000 entailles » russes fonctionnent selon les mêmes principes que la cunctatio de Fabius : refus de la bataille décisive, accumulation de gains limités, exploitation des asymétries de ressources, pari sur l’épuisement adverse.
Les analyses de ce dossier montrent même que certains facteurs contemporains amplifient l’efficacité de l’attrition :
- La médiatisation qui favorise les victoires spectaculaires rend encore plus difficile la compréhension de l’attrition par l’opinion publique
- La dépendance à l’aide extérieure (Ukraine vis-à-vis de l’Occident) crée une vulnérabilité structurelle exploitable par l’attrition temporelle
- La guerre moderne d’information et économique élargit les « fronts » sur lesquels l’attrition peut opérer
Une leçon historique
La principale leçon de cette étude comparative est double :
Premièrement, l’attrition n’est pas une stratégie primitive ou archaïque mais une rationalité stratégique sophistiquée, adaptée à des contextes spécifiques où la destruction rapide est impossible. Comme le montre Svietchine, « Une stratégie d’attrition ne renonce en aucun cas, en principe, à la destruction des effectifs ennemis comme objectif d’une opération. Mais elle n’y voit qu’une partie de la mission du front armé, et non la mission tout entière.«
Deuxièmement, l’attrition fonctionne précisément parce qu’elle est mal comprise. Son efficacité repose en partie sur le mépris qu’elle suscite, qui pousse l’adversaire à des offensives coûteuses pour « forcer la décision » — ce que cherche le stratège de l’attrition. Plutarque le formule parfaitement : Hannibal « se persuada qu’il fallait, par tous les procédés de la ruse et de la violence, amener Fabius à livrer combat ; sinon, c’en serait fait des Carthaginois.«
Vingt-trois siècles séparent Fabius de Gerasimov, mais la même incompréhension se répète — ce que Steven Erikson nomme dans Les Jardins de la Lune : « Witness ».
Nous assistons à la répétition d’un drame stratégique dont les acteurs changent, mais dont la structure demeure. L’histoire militaire ne se répète pas, mais elle résonne — et ces résonances révèlent autant les invariants de la stratégie que les limites de notre compréhension collective de la guerre. La stratégie d’attrition demeure, aujourd’hui comme il y a vingt-trois siècles, une réponse rationnelle face à un adversaire tactiquement supérieur mais stratégiquement vulnérable à l’usure temporelle. Son incompréhension récurrente fait, paradoxalement, partie de son efficacité : le mépris qu’elle suscite pousse l’adversaire aux offensives coûteuses qui produisent son propre épuisement. Comme l’écrivait Plutarque à propos d’Hannibal face à Fabius : chercher désespérément le combat décisif, c’est déjà commencer à perdre la guerre. Il serait bien d’y réfléchir en ces temps troublés.
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Source – A.Svietchine, Strategiia, 1927 // Strategy, Edited by Kent D.Lee, 1992 p.246 pour le texte proposé ici, traduction personnelle.
Attrition
Le terme attrition est une expression très pauvre pour rendre compte de la diversité des méthodes stratégiques en dehors du domaine de la destruction. La « guerre de la Pommes de terre » (guerre de Succession de Bavière) et la campagne de 1757 (la deuxième année de la guerre de Sept Ans), deux produits de la créativité de Frédéric le Grand, appartiennent à la catégorie de l’attrition, car elles ne comportaient pas de mouvement décisif vers l’objectif ultime de la guerre : l’idée d’une campagne sur Vienne en était absente. Pourtant, l’une de ces campagnes a impliqué des manœuvres totalement sans effusion de sang, tandis que l’autre a vu quatre grandes batailles : Prague, Kolin, Rossbach et Leuthen. L’attrition se caractérise par la diversité de ses manifestations[1]. Une forme d’attrition est très proche d’une stratégie de destruction, ce qui a même permis à l’état-major prussien d’affirmer, bien à tort, que Frédéric le Grand avait inventé les techniques de destruction de Napoléon ; à l’opposé, une autre forme peut correspondre à la formule « ni guerre ni paix » — la simple absence de traité de paix accompagnée d’une simple menace d’opérations militaires. Il existe toute une gamme de formes intermédiaires entre ces deux extrêmes.
Une stratégie de destruction est unifiée et n’admet qu’une seule décision correcte. Dans une stratégie d’attrition, l’intensité du conflit armé peut varier, et chaque niveau d’intensité peut donc avoir sa propre décision correcte. On ne peut déterminer le niveau d’intensité requis par une situation donnée qu’au terme d’une étude très minutieuse des conditions économiques et politiques. Un large champ s’ouvre ainsi à la politique, et la stratégie doit être très flexible. Une stratégie d’attrition ne renonce en aucun cas, en principe, à la destruction des effectifs ennemis comme objectif d’une opération. Mais elle n’y voit qu’une partie de la mission du front armé, et non la mission tout entière. Les objectifs géographiques et les opérations secondaires deviennent beaucoup plus importants lorsqu’une stratégie de destruction est rejetée. La répartition des forces entre les opérations principales et secondaires devient un problème stratégique très complexe, car le « point décisif » — c’est-à-dire cette boussole qui permet de justifier facilement une décision de destruction à chaque fois — fait défaut dans une stratégie d’attrition[2]. Il faut réfléchir non seulement à l’orientation des efforts, mais aussi à leur proportion.
Pendant la Première Guerre mondiale, les stratèges français ont mal analysé ces questions. Ils sont restés sous l’illusion que le front français était aussi important et décisif après l’échec du plan Schlieffen qu’avant, et que tout devait être orienté vers lui, alors que la guerre était devenue une guerre d’attrition. Les Français soutenaient que l’Allemagne restait l’ennemi le plus important contre lequel il valait la peine de concentrer les efforts. Bien que, dans le cadre d’une stratégie de destruction, l’Autriche-Hongrie fût un ennemi secondaire, dans le cadre de l’attrition, elle était même plus importante que l’Allemagne. Alors qu’une stratégie de destruction aurait dû poursuivre la ligne opérationnelle de moindre résistance pour vaincre les forces allemandes principales, une stratégie d’attrition aurait dû poursuivre la ligne stratégique de moindre résistance au sein de la Triple-Alliance, une ligne qui passait par l’Autriche-Hongrie après les défaites infligées par les Russes. Dès que le centre de gravité de l’activité allemande s’était déplacé vers le front russe en 1915, la Grande-Bretagne et la France auraient dû faire tout ce que leurs communications sur le front balkanique permettaient pour soutenir la Serbie ; le déploiement d’une armée anglo-française de 500 000 hommes sur le Danube aurait forcé la Bulgarie à rester neutre, encouragé la Roumanie à agir, coupé toute communication allemande avec la Turquie, permis aux Italiens de sortir des montagnes frontalières, soulagé la pression sur le front russe (qui aurait pu tenir en Pologne) et aurait grandement accéléré l’effondrement de l’Autriche-Hongrie. La Première Guerre mondiale aurait pu être raccourcie d’au moins deux ans.
On peut voir le changement dans les relations entre les zones principales et secondaires qui a accompagné le passage à une stratégie d’attrition dans le sort de la région Riga-Szawli. Initialement, parce que nous pensions en termes de destruction, nous avons correctement attribué très peu d’importance à cette zone et nous nous sommes limités à sa surveillance par des unités de garde nationale. Mais une fois que notre front s’est calmé à l’hiver 1914-1915, cette zone est devenue sans aucun doute plus importante. Une série de malheurs en est issue : l’encerclement du flanc droit de la 10e armée, la progression graduelle des Allemands en Courlande et, finalement, l’opération Vilna-Sventsiany.
Comme une stratégie de destruction, une stratégie d’attrition constitue une recherche de supériorité matérielle et la lutte pour celle-ci, mais cette recherche ne se limite pas au désir de déployer des forces supérieures dans un secteur décisif. Il faut encore créer les conditions pour qu’un « point décisif » existe. Le chemin laborieux d’une stratégie d’attrition, qui conduit à la dépense de ressources bien plus grandes qu’une frappe destructive courte visant le cœur de l’ennemi, n’est en général choisi que lorsqu’une guerre ne peut être terminée par un seul coup. Les opérations d’une stratégie d’attrition ne sont pas tant des étapes directes vers la réalisation d’un objectif ultime que des étapes dans le déploiement d’une supériorité matérielle, qui priverait finalement l’ennemi des moyens de résister avec succès.
Les Français aiment parler du coup décisif qu’ils prévoyaient de porter en Lorraine le 14 novembre 1918, mais qu’ils ont dû abandonner en raison de l’armistice. Nous sommes très sceptiques quant à la faisabilité de ce coup à la fin de la Première Guerre mondiale. Ludendorff n’a pas réussi à porter ce coup décisif au début de 1918 ; il serait tombé aux mains des Français à la fin de 1918, et les Français et Foch ont eu beaucoup de chance que ce coup ne soit jamais resté qu’une menace. Il nous semble que la mission de la stratégie allemande en 1918 était d’anticiper et de repousser ce coup décisif afin de rendre l’Entente plus disposée à un armistice et à la paix. En définitive, seul le chauvinisme français attribuerait la victoire de l’Entente aux succès du maréchal Foch sur le théâtre d’opérations français, car les Allemands disposaient encore de vastes ressources pour résister. La victoire finale était garantie par l’effondrement de l’Autriche-Hongrie, qui avait des racines historiques profondes ; la ligne logique et directe de la victoire dans la Première Guerre mondiale commence par la victoire des Russes en Galicie et se termine par la victoire du front balkanique des Serbes et de l’Entente.
Quarante divisions françaises en progression auraient rencontré des forces suffisantes dans des positions bien fortifiées ; les moyens matériels de résistance des Allemands étaient suffisants, et même dans une situation de désintégration naissante, les Français n’auraient pas pu passer la rivière Sarre. Nous ne pensons pas qu’il y ait une raison de considérer toute la Première Guerre mondiale comme un prologue à cette attaque pitoyable qui n’a jamais eu lieu. En fait, dans une stratégie d’attrition, toutes les opérations sont principalement caractérisées par le fait qu’elles ont des objectifs limités ; une guerre ne procède pas comme une attaque décisive, mais comme une lutte pour des positions sur les fronts armé, politique et économique, à partir desquelles il serait finalement possible de lancer une telle attaque. Cependant, au cours de cette lutte, toutes les valeurs sont complètement réévaluées. Le théâtre principal, où la guerre devient une impasse et où d’énormes forces et ressources sont progressivement engagées, perd son importance prépondérante. Le point décisif, ce cheval de bataille de la stratégie de destruction, se transforme en un objet coûteux mais vide de sens. En revanche, les objectifs géographiques qui incarnent des intérêts politiques et économiques deviennent d’une importance écrasante. Dans la stratégie, les questions opérationnelles et tactiques deviennent de plus en plus secondaires et techniques. Au lieu de la logique Paris-Berlin de la destruction, nous obtenons la logique Paris-Salonique-Vienne-Berlin de l’attrition. Le 14 novembre 1918, l’Entente aurait occupé des positions décisives non pas sur le front de Lorraine, comme l’affirmait Foch, mais sur le Danube.
Un boxeur concentre ses efforts sur la protection de son menton contre un coup, car ce coup pourrait le faire perdre connaissance et tomber ; la protection contre un coup décisif est la première règle de tout conflit. Une stratégie de destruction, qui vise à mettre l’ennemi hors de combat à tout moment, lie les actions de l’ennemi et l’oblige à orienter ses actions en fonction des nôtres[3]. Les coups limités infligés par la stratégie d’attrition contraignent beaucoup moins l’ennemi. Certaines opérations ne sont pas directement liées à l’objectif ultime et ne sont que des moignons qui soumettent mal la volonté de l’ennemi. Chaque moignon nécessite un déploiement opérationnel spécial. L’ennemi a pleinement l’opportunité de poursuivre ses propres objectifs dans ce jeu de déploiements opérationnels[4]. La ligne opérationnelle de Napoléon était le seul axe selon lequel les événements de la guerre se développaient, et les désirs opérationnels de ses ennemis devaient se conformer complètement à la volonté du grand artiste de la destruction. Le désaccord est tout à fait possible dans une stratégie d’attrition : en 1915, on aurait pu imaginer un tel cours des événements, si les forces principales allemandes étaient encore liées sur le front français, dans lequel Ludendorff aurait progressivement renforcé ses forces dans les provinces baltes, tandis que les armées russes auraient capturé les débouchés des Carpates vers la plaine hongroise.
Dans une stratégie de destruction, l’unité des actions semble complètement nécessaire ; si, dans les premières semaines de la Première Guerre mondiale, la France est devenue le théâtre des efforts de destruction des Allemands, les Russes étaient certainement obligés d’envahir la Prusse-Orientale sans hésitation pour soulager la pression sur la France. Mais si l’idée de destruction s’estompe, alors ce type de coordination opérationnelle n’est permis que sur une base relativement limitée. La poursuite d’objectifs limités permet à chaque moignon opérationnel de conserver une certaine indépendance. Pour rendre difficile à l’ennemi l’emploi systématique et cohérent de ses réserves, les périodes d’activité sur différents théâtres devraient généralement coïncider. Mais il n’était nullement nécessaire de lier notre offensive de mars 1916 au lac Narotch à la défense de Verdun, ou de poursuivre l’opération Brusilov parce que les Français continuaient avec succès l’opération de la Somme, conçue pour l’attrition. Au lieu de la coordination, dans une guerre d’attrition, il est nécessaire que chaque opération en elle-même conduise à certains résultats tangibles.
Dans une guerre d’attrition, une opération générale ne forme pas un écran imperméable qui obscurcit complètement notre réflexion concernant le développement ultérieur d’une guerre. Les échelons de mobilisation militaire et économique sont totalement appropriés pour une stratégie d’attrition, mais sont étrangers à l’esprit d’une stratégie de destruction. Une guerre d’attrition est guidée par des objectifs à plus long terme que les préparatifs d’une grande opération à venir. La conduite même de cette opération, incapable de produire des résultats décisifs dans une guerre d’attrition, doit souvent, dans le cas de l’attrition, être préconçue — c’est-à-dire que sa direction doit être subordonnée et coordonnée avec les problèmes ultérieurs qui doivent être résolus. Dans une guerre d’attrition, les problèmes stratégiques sont dans une large mesure compliqués par cet élargissement et cet approfondissement. Pour que le stratège puisse prendre une bonne décision, il ne suffit pas qu’il évalue correctement la direction la plus importante d’une opération ; il doit garder à l’esprit la perspective globale de la guerre. Un exemple de décision qui découle de cette perspective est le programme quadriennal de Kitchener pour organiser de nouvelles unités britanniques et l’aide limitée des Britanniques aux Français pendant les premières années de la guerre.
Seules les réserves opérationnelles jouent un rôle important dans une stratégie de destruction — c’est-à-dire les réserves qui peuvent être envoyées au moment décisif dans le secteur décisif d’une opération. Une stratégie de destruction, qui attribue le rôle décisif à une opération générale, est incapable de reconnaître des réserves stratégiques qui ne participent pas à l’accomplissement de la mission dans le cadre du temps et de l’espace représentés par l’opération. Mais une stratégie d’attrition peut et doit prendre en considération les réserves stratégiques (par exemple, les corps asiatiques russes en 1914, les forces de milice, les échelons ultérieurs de mobilisation, les contingents coloniaux, l’entrée retardée des alliés dans la guerre) et coordonner sa ligne de conduite avec elles. Une stratégie de destruction achève les opérations par la réalisation de l’objectif ultime de la guerre. Dans une guerre d’attrition, nous avons parfois une situation dans laquelle le camp attaquant a atteint son objectif de guerre ultime limité, mais la guerre continue parce qu’une solution n’a pas été trouvée sur les fronts politique et économique. Tel fut le cas lors de la guerre russo-japonaise : l’objectif ultime de guerre des Japonais était de détruire la flotte russe du Pacifique, de capturer sa base, Port-Arthur, et d’expulser les troupes russes de Mandchourie méridionale. Cet objectif a été atteint au moment où les armées russes ont été vaincues à Moukden. Cependant, la guerre a continué pendant encore six mois. Les centres vitaux de la Russie étaient invulnérables à l’attaque japonaise, et les Japonais ont dû attendre qu’un mouvement révolutionnaire se développe en Russie. Une situation similaire a caractérisé les six derniers mois de la guerre de Crimée : Sébastopol a été débarrassé des troupes russes le 9 septembre 1855, et à ce moment-là, les alliés ont atteint leur objectif de guerre ultime, la destruction de la flotte russe de la mer Noire et de sa base, mais le Congrès de Paris ne s’est ouvert que le 13 février 1856. Ces périodes de guerre, qui se caractérisent par un haut niveau d’activité sur les fronts politique et économique, sont marquées par le calme sur le front militaire, interrompu seulement par des éclats de désespoir (par exemple, Tsushima) ou des entreprises très mineures (l’attaque de Kinburn en 1855 et l’expédition de Sakhaline à l’été 1905).
[1] Nous reconnaissons la validité de la critique selon laquelle nos catégories de destruction et d’attrition ne sont pas deux opposés absolus — elles ne sont pas le noir et le blanc, mais plutôt le blanc et le non-blanc. Cependant, à notre avis, il n’y a pas ici de faille philosophique ou logique. L’intensité variable des conflits armés se caractérise par une multitude de nuances d’attrition, qui atteignent leur limite dans la destruction. Seule cette limite rend certains principes stratégiques absolus ; pour les autres nuances, ces principes sont relatifs, voire parfois totalement erronés.
[2] Cependant, comme nous le montrerons plus loin, il serait erroné de considérer le passage de la destruction à l’attrition comme une transition du domaine de la nécessité à celui de la liberté.
[3] Le terme de boxe implique le fait de porter un coup si violent que l’adversaire ne peut plus se tenir debout pendant une période déterminée.
[4] Le jeune Moltke, après la bataille frontalière d’août 1914, croyait avoir déjà remporté un knockout. Mais les Français n’étaient pas fixés par les Allemands sur l’ensemble du front et ont pu procéder à un nouveau déploiement opérationnel en déplaçant des corps d’armée du flanc droit vers le centre et le flanc gauche. C’est précisément cette possibilité de nouveaux déploiements opérationnels qui exclut une stratégie de destruction.




