Le 28 novembre 2025, Emmanuel Macron préconisait d’élargir l’interdiction de l’usage du téléphone portable aux lycées, après l’avoir interdit dans les écoles et les collèges.

Cette mesure, présentée comme une victoire pour la protection de la jeunesse, constitue en réalité l’équivalent éducatif de fermer les yeux face à Vecna : un geste qui ignore l’ampleur réelle du phénomène, derrière l’effet d’annonce. Car l’essentiel de l’exposition aux écrans se passe … en dehors des établissements.

L’interdiction scolaire ne couvre qu’une part mineure de leur exposition aux diverses applications. La mesure proposée par le Président s’appuie sur la proposition de loi n° 2107, déposée le 17 novembre 2025 à l’Assemblée nationale, visant à étendre l’interdiction des téléphones portables et équipements connectés aux lycées. Le texte est intéressant. Si on le lit attentivement le document, une drôle d’habitude j’en conviens, que de s’en tenir aux sources, le mot TikTok apparait une dizaine de fois. Toujours pour en souligner la nocivité pour les plus jeunes. Et que retient-on ? Il faut élargir l’interdiction des portables aux lycées.

Interdire le portable ou les équipements connectés dans les établissements, sans s’attaquer véritablement à TikTok, pose à tout le moins quelques questions. En tout cas, ceci ferait assurément bien sourire Vecna.

Cette métaphore de Vecna n’est pas qu’un artifice rhétorique surfant sur le succès de Stranger Things. Elle puise dans un archétype bien plus ancien : celui du Vecna de l’univers Advanced Dungeons & Dragons, créé dans les années 1970 et devenu l’une des figures les plus emblématiques du jeu de rôle. Dans la mythologie de Greyhawk, Vecna n’est pas un simple méchant – c’est un liche devenu demi-dieu, maître des secrets et de la connaissance corrompue. Son histoire fondatrice résonne étrangement avec notre situation : mage mortel ayant sacrifié son humanité pour l’immortalité et le pouvoir absolu, il construisit un empire tyrannique basé sur la manipulation cognitive avant d’être « détruit » par son lieutenant Kas. Mais Vecna ne meurt jamais vraiment : seuls son œil et sa main gauche survécurent comme artefacts maudits, offrant à leurs utilisateurs une apparence de pouvoir (vision totale, force surhumaine) au prix terrible d’un sacrifice corporel et d’une servitude mentale progressive. Quiconque greffe l’Œil de Vecna croit contrôler l’artefact, mais c’est l’artefact qui finit par le contrôler.

 

C’est précisément cette structure qui fait de Vecna l’analogie parfaite pour comprendre TikTok et le décalage proposé par l’interdiction globale du portable dans les enceintes scolaires.

Vecna incarne quatre dimensions essentielles à la guerre cognitive contemporaine.

Premièrement, l’architecture de capture progressive : Vecna n’attaque jamais frontalement, il infiltre, identifie les vulnérabilités psychologiques, amplifie les traumatismes et isole ses victimes dans des paysages mentaux personnalisés – exactement comme l’algorithme TikTok pratique un « profilage fin » pour construire des fils « Pour Toi » radicalement différents selon chaque utilisateur, créant des bulles cognitives hermétiques.

Deuxièmement, la weaponisation du plaisir : dans Stranger Things, Vecna pénètre l’esprit de Max en exploitant ses souvenirs traumatiques — parmi lesquels ceux associés à Running Up That Hill — et c’est justement cette même musique qui finira par la sauver, de façon ironique. TikTok reproduit ce paradoxe en ayant construit son empire initial sur les vidéos musicales – le remède est devenu le poison.

Troisièmement, le secret comme arme stratégique : dieu des secrets dans AD&D, Vecna tire son pouvoir de connaître tout en cachant ses mécanismes, structure que l’on retrouve dans « l’origine et la localisation opaques » de l’algorithme TikTok et le « fonctionnement tout aussi opaque » dénoncé par le rapport du Sénat français.

Quatrièmement, l’immortalité systémique : Vecna ne peut être « tué » car il n’est plus vraiment un individu mais un réseau, une structure qui se reconstitue ailleurs – comme TikTok qui, même interdit, se reformerait via VPN, ayant créé une dépendance cognitive structurelle chez 1,7 milliard d’utilisateurs mondiaux.

L’analogie fonctionne bien sur le plan métaphorique : dans AD&D, les pouvoirs de Vecna reposent sur la manipulation de l’esprit — altération de la mémoire, domination mentale, illusions — et évoquent certains mécanismes contemporains de la guerre cognitive. Dans le monde réel, les plateformes comme TikTok n’exercent évidemment pas de contrôle mental au sens littéral, mais leurs logiques algorithmiques peuvent créer des environnements informationnels fermés, favoriser des réflexes de renforcement dopaminergique et faciliter la circulation de contenus manipulés ou de deepfakes. Le concept du paysage mental vecnien, où la victime est physiquement présente mais cognitivement ailleurs, piégée dans une transe dissociative dont elle ne peut s’extraire seule, décrit parfaitement le phénomène du « doom scrolling » et cette observation du rapport sénatorial : l’algorithme « retient des heures durant ses utilisateurs devant leur écran« .

 

Mais surtout, Vecna permet de comprendre la dimension tragique et systémique de ce qui se joue. Greffer l’Œil de Vecna, c’est croire obtenir un pouvoir (accès à toute l’information mondiale, connexion sociale instantanée) en payant un prix qu’on sous-estime (sacrifice de l’attention autonome, de la vie privée, du libre-arbitre cognitif). Les 22 millions d’utilisateurs français de TikTok, dont plusieurs millions d’adolescents, ouvrent l’application en moyenne 40 fois par jour, le plus souvent chez eux – comportement compulsif caractéristique d’une possession progressive. Ils ne sont pas idiots, ils ne sont pas faibles : ils sont victimes d’un système conçu pour exploiter les vulnérabilités neurobiologiques humaines, un système qui, selon les documents militaires chinois cités par plusieurs sources concordantes, peut être instrumentalisé dans le cadre de la doctrine des « Trois Guerres » (guerre psychologique, guerre de l’opinion publique, guerre légale) formalisée par l’Armée populaire de libération en 2003.

Car derrière l’analogie pop culture se cache une réalité géopolitique documentée par des sources convergentes : le rapport du Sénat français (Malhuret/Vallet, juillet 2023), les travaux de la RAND Corporation sur les « opérations du domaine cognitif » de l’APL, le rapport de l’OTAN sur la « guerre cognitive », les analyses de la Jamestown Foundation et de l’École de Guerre Économique française. Ces travaux établissent trois niveaux de risque :

Le niveau 1 (avéré) concerne les effets nocifs sur la santé mentale des adolescents, indépendamment de toute dimension géopolitique, ce qui a été confirmé par la commission d’enquête dont les travaux ont été clôturés en septembre dernier ;

Le niveau 2 (établi) documente la capacité structurelle de contrôle du Parti communiste chinois via le cadre juridique (Loi sur le renseignement de 2017 imposant coopération extraterritoriale) et les liens organisationnels (golden share, présence de membres du PCC dans l’entreprise, partage d’infrastructures avec Douyin) ;

Le niveau 3 (partiellement documenté) suggère une utilisation effective dans des opérations d’influence (censure de contenus sensibles pour Pékin, augmentation de 1600% des comptes irréguliers pro-Chine sur Taïwan entre 2023-2024).

L’analogie avec Vecna n’est pas une simplification abusive, mais un outil heuristique permettant de rendre perceptibles des dynamiques abstraites décrites dans les rapports sur la manipulation informationnelle : la temporalité progressive d’une influence cognitive, l’illusion subjective de contrôle, la participation involontaire des individus à la diffusion de narratifs, et la résilience d’un dispositif numérique devenu infrastructure mentale collective.

 

D’un point de vue pédagogique, cette analogie possède trois vertus majeures :

la défamiliarisation, qui permet de re-problématiser une plateforme devenue banale ;
la création d’urgence cognitive, qui rend visible la nature diffuse d’une menace informationnelle ;
la mobilisation de la pop culture pour éclairer des enjeux géopolitiques, facilitant l’accès de publics non spécialistes à des mécanismes stratégiques complexes.

Ce qui suit n’est donc pas un exercice de fan culture appliquée à la géopolitique, mais une tentative de prendre au sérieux la formule de Végèce : « Igitur qui desiderat pacem, praeparet bellum«  – celui qui désire la paix prépare la guerre. Sauf que la guerre a changé de nature. Elle ne se livre plus strictement sur des champs de bataille physiques comme au IVè siècle, mais dans le domaine cognitif, ce « cinquième champ de bataille » après terre, mer, air et espace, théorisé par l’OTAN et l’APL. Et dans cette guerre-là, nos adolescents ne sont pas des dommages collatéraux : ils sont le terrain.

 

I – « Si vis pacem, para bellum » : mais quelle guerre ?

Le nouveau champ de bataille

La maxime simplifiée de Végèce en « Si vis pacem, para bellum » (Si tu veux la paix, prépare la guerre), a traversé les siècles comme principe cardinal de la stratégie militaire. Mais la nature même de la guerre a muté, fidèle au caméléon cher à Clausewitz. L’Armée Populaire de Libération chinoiseVoir les sources en annexe pour les diverses citations développe un nouveau concept de « opérations du domaine cognitif » (认知域作战, renzhiyuzuozhan), décrit comme « l’évolution suivante de la guerre, passant des domaines naturels et matériels – terre, mer, air et électromagnétique – au royaume de l’esprit humain ».

Le champ de bataille moderne « ne commence plus à la ligne de front ; il commence dans l’esprit des civils ». L’objectif ? Obtenir la « supériorité mentale » (制脑权, zhinaoquan), en utilisant la guerre psychologique pour « façonner ou même contrôler la pensée cognitive de l’ennemi et ses capacités de prise de décision ».

 

La doctrine des Trois Guerres

En 2003, la Chine a institutionnalisé la doctrine des « Trois Guerres » (sanzhan) dans le cadre du travail politique de l’APL : la guerre psychologique (心理战), la guerre de l’opinion publique (舆论战) et la guerre légale (法律战). Cette approche, officiellement codifiée dans les règlements militaires chinois, vise à « gagner sans combattre » en façonnant des récits favorables, en érodant la volonté adverse et en légitimant les actions chinoises tout en délégitimant les autres. Elle reprend les leçons stratégiques édictées en leur temps par Sun Tzu.

TikTok s’inscrit dans cette architecture stratégique. Comme l’explique le rapport du Sénat français, « au regard de sa croissance, du nombre de ses utilisateurs, particulièrement jeunes, et de sa capacité à susciter une utilisation intensive grâce à un algorithme de recommandation dynamique favorisant la succession de vidéos en format court, TikTok apparaît comme un levier potentiel » pour ces opérations cognitives.

L’existence d’une doctrine militaire ne signifie pas nécessairement son application systématique. Tous les militaires du monde produisent des doctrines théoriques. Ce que nous documentons ici est une capacité structurelle (le PCC peut utiliser TikTok pour des opérations cognitives) plutôt qu’une utilisation avérée et constante (chaque vidéo TikTok serait un missile cognitif planifié). La distinction entre capacité et usage effectif est évidente, encore faut-il la rappeler.

II – Vecna et TikTok : anatomie d’une manipulation cognitive

La capture attentionnelle comme mécanisme fondamental

Stranger Things a constitué pour le grand public une porte d’entrée vers l’univers de Donjons et Dragons et, partant, vers Vecna. Ce dernier, dans la série, ne frappe pas au hasard. Il cible méticuleusement ses victimes : adolescents vulnérables, porteurs de traumatismes, isolés socialement. Il les observe, identifie leurs failles psychologiques, puis les capture dans une spirale obsessionnelle. Max Mayfield, hantée par la culpabilité de la mort de son frère, devient une proie parfaite.

L’algorithme de TikTok procède selon des mécanismes structurellement analogues. Les utilisateurs français ouvrent l’application « environ 40 fois par jour« , et les mineurs y passent « en moyenne 1h47 par jour« . Cette captation massive résulte d’une ingénierie comportementale sophistiquée. L’algorithme de TikTok possède « des propriétés subversives particulièrement efficaces » grâce à « la puissance de l’algorithme, les contenus courts, la répétition« .

Le parallèle structurel est saisissant :

  • Vecna : exploite traumatismes, peurs et culpabilités individuelles pour créer une prison mentale
  • TikTok : l’algorithme « exploite les faiblesses » et crée un « environnement piloté par algorithme » qui « subtilement remodèle les identités politiques, érode la confiance civique et brouille les perceptions de souveraineté »

Vecna possède une intentionnalité consciente et malveillante. TikTok est un système algorithmique d’optimisation dont les effets nocifs peuvent être en partie émergents (conséquence non intentionnelle de la maximisation de l’engagement) et en partie instrumentalisables (capacité d’être utilisé délibérément pour des opérations d’influence). Ces deux dimensions coexistent et se renforcent mutuellement.

 

L’illusion de liberté et d’autonomie

Le génie de Vecna réside dans sa capacité à faire croire à ses victimes qu’elles sont seules avec leurs pensées. Elles ne réalisent pas qu’un prédateur extérieur orchestre leurs obsessions. Elles s’enfoncent volontairement dans leur Paysage mental, persuadées d’être en contrôle.

TikTok reproduit ce mécanisme d’illusion autonome. Les utilisateurs sont enfermés dans des « bulles de filtres » qui « piègent en quelque sorte les internautes dans des boucles fermées ». L’application crée l’impression d’une découverte personnalisée et spontanée, alors que le fil « Pour Toi » résulte d’un « profilage fin des utilisateurs » et d’un « algorithme de recommandation efficace au point d’être souvent qualifié d’addictif ».

Des documents de propagandistes chinois révèlent explicitement que « le divertissement est la principale motivation de la consommation de contenu de la Génération Z« , et qu’une meilleure compréhension des esprits des cibles permet « d’explorer des stratégies de communication efficaces et des chemins, [et] d’améliorer la capacité à définir des agendas ».

Cette convergence entre logique commerciale (maximiser l’engagement pour vendre de la publicité) et capacité stratégique (instrumentaliser cette captation pour des objectifs géopolitiques) constitue précisément ce qui rend TikTok différent d’autres plateformes addictives comme les casinos ou Instagram : son positionnement dans un écosystème juridique et politique où une puissance étatique autoritaire peut légalement requérir son instrumentalisation.

 

La musique comme vecteur d’entrée

Dans Stranger Things, la musique joue un double rôle : elle est le dernier rempart contre Vecna, mais aussi le marqueur identitaire qui révèle la vulnérabilité. La chanson préférée de Max devient à la fois son ancre de sauvetage et la preuve que son identité peut être ciblée. Dans AD&D, la musique bardique peut être considérée comme une force anti-Vecna. En effet elle s’oppose à la nature même de son pouvoir. Sur le plan mécanique, les bardes disposent de bonnes résistances aux enchantements, accèdent à des sorts capables de dissiper ou percer les illusions, et utilisent parfois des chants capables de contrer les effets mentaux ou sensoriels — autant de formes de magie qui entravent les capacités de manipulation et de tromperie propres à Vecna. Sur le plan thématique, le son et la musique représentent une vibration directe, ouverte et difficile à falsifier, alors que Vecna domine la vision, la mémoire, l’écrit, le silence et la dissimulation ; son influence repose sur la tromperie subtile, non sur l’expression sonore. Ainsi, la musique bardique — expressive, harmonique et révélatrice — constitue l’un des rares vecteurs que Vecna contrôle imparfaitement, ce qui en fait un contre-pouvoir naturel à ses illusions, ses secrets et son emprise mentale. Les créateurs de Stranger Things, Matt et Ross Duffer ont visé juste !

 

 

 

TikTok a précisément construit son empire sur ce vecteur émotionnel. L’application a fait son succès à l’origine sur des vidéos musicales et de synchronisation labiale, issue de la fusion en 2018 avec Musical.ly, plateforme de vidéos musicales et de karaoké. La musique n’est pas un accessoire : elle est le cheval de Troie cognitif qui désarme les défenses rationnelles par le plaisir esthétique immédiat. Ceci est connu et avait été très bien analysé par l’excellent documentaire de Arte, « TikTok un réseau sous influence ».

Des documents militaires chinois analysés par Peter Schweizer révèlent que les stratèges du PCC considèrent que « la messagerie subconsciente » est « plus efficace que la propagande ouvertement politique« , et que « le meilleur type de propagande fonctionne sur les jeunes ‘personnes impressionnables’ à travers le divertissement« .

Peter Schweizer est un auteur conservateur américain dont les travaux doivent être considérés avec prudence méthodologique. Néanmoins, ses affirmations sur les documents militaires chinois sont corroborées par des sources académiques plus robustes, notamment une étude publiée dans le journal militaire chinois « Modern Defence Technology » qui nomme explicitement TikTok parmi les entreprises technologiques impliquées dans la « guerre cognitive », ainsi que par les travaux de Nathan Beauchamp-Mustafaga de RAND Corporation, spécialiste reconnu de la pensée militaire chinoise.

 

L’isolement progressif dans l’Upside Down

Les victimes de Vecna s’isolent progressivement. Elles se replient sur elles-mêmes, perdent contact avec leurs proches, vivent de plus en plus dans un monde parallèle – l’Upside Down de leur esprit manipulé.

Le rapport du Sénat documente des contenus dangereux ou inappropriés poussés par l’algorithme, notamment les contenus liés aux désordres alimentaires et au suicide davantage proposés aux personnes les plus vulnérables. Une investigation journalistique révèle que l’algorithme de TikTok a nourri une adolescente fictive de 15 ans d’un « régime algorithmique toxique de contenu glamourisant la consommation d’alcool excessive par des mineurs, la violence contre les femmes et des mèmes sur la dépression et les maladies mentales« .

Le résultat documenté ? Un rapport gouvernemental américain montrant que « la plupart des adolescentes (57%) se sentaient constamment tristes ou désespérées en 2021, le double du taux pour les garçons adolescents (29%)« , et que « près d’une adolescente sur trois a sérieusement envisagé de tenter le suicide« .

Les résultats de la Youth Risk Behavior Survey décrivent une tendance globale affectant les adolescentes scolarisées aux États-Unis. Il n’y a pas de distinction des facteurs sociaux, économiques, éducatifs, culturels ou familiaux. Il n’y a pas stricto sensu de lien causal avec l’usage de TikTok ou d’autres réseaux sociaux d’ailleurs. Les plateformes numériques peuvent certes jouer un rôle dans la structuration de l’attention, la comparaison sociale ou l’exposition à des contenus anxiogènes, mais leur impact exact reste débattu et dépend fortement des contextes individuels et des usages concrets.

En définitive, ces données doivent être comprises comme un indicateur préoccupant de santé publique, non comme la preuve d’un effet spécifique attribuable à TikTok. Elles rappellent surtout la nécessité d’aborder les enjeux numériques avec rigueur : reconnaître leur influence potentielle sans céder à la causalité simpliste, analyser les plateformes comme un facteur parmi d’autres dans un écosystème social plus large, et développer des outils pédagogiques pour permettre aux jeunes de comprendre et maîtriser leurs environnements attentionnels. Nénamoins les effets délétères sur la santé mentale des adolescents sont de plus en plus documentés.

Ils constituent le niveau 1 de cette analyse : des dommages avérés résultant de l’ingénierie addictive d’une plateforme comme TikTok. La question géopolitique (instrumentalisation possible par le PCC) constitue un niveau 2 distinct, même si les deux niveaux se renforcent mutuellement.

 

III – TikTok comme infrastructure potentiellement « weaponizable »

Architecture juridique et technique du contrôle

Le rapport parlementaire de Claude Malhuret et Mickaël Vallet, adopté le 4 juillet 2023 et intitulé « La tactique TikTok : opacité, addiction et ombres chinoises« , documente pendant plus de 200 pages les liens structurels entre TikTok et les autorités chinoises.

Les constats structurels sont documentés :

  • La présidente de TikTok France, Mme Zhao Tian, est « née en Chine », ancienne vice-présidente de Toutiao (filiale chinoise de ByteDance), et « n’apparaît pas sur l’organigramme fourni par TikTok ».
  • Le fondateur Zhang Yiming est « bénéficiaire effectif » de TikTok France et a dû publier en 2018 une autocritique publique affirmant que « Notre produit a pris une mauvaise direction et le contenu publié n’était pas conforme aux valeurs fondamentales du socialisme ».
  • L’Administration du Cyberespace de Chine a acquis une « golden share » de 1% dans Beijing Douyin Information Service Limited, permettant à un fonctionnaire chinois, Wu Shugang, de siéger au conseil d’administration avec « son mot à dire sur la stratégie commerciale et les plans d’investissement ».

Plus fondamentalement, la loi chinoise de 2017 sur le renseignement oblige toute organisation et tout citoyen à soutenir, aider et coopérer avec les services de renseignement de l’État, avec une portée explicitement extraterritoriale.

Ces éléments établissent une capacité structurelle de contrôle, pas nécessairement une utilisation constante et systématique. ByteDance est d’abord une entreprise commerciale cherchant à maximiser ses profits. Mais elle opère dans un cadre juridique et politique où le PCC peut, s’il le décide, instrumentaliser cette infrastructure à tout moment. C’est cette « weaponizabilité » structurelle qui constitue le risque géopolitique, indépendamment de savoir si elle est activement exploitée aujourd’hui.

Pourtant, malgré cette lucidité documentaire, les recommandations du Sénat se limitent à « accorder à TikTok jusqu’au 1er janvier 2024 pour se mettre en conformité » et à « demander au Gouvernement de suspendre TikTok en France » seulement « si TikTok n’a pas répondu aux principales questions« .

C’est précisément ce contraste entre lucidité du diagnostic et timidité des réponses qui justifie notre analogie : on documente Vecna, mais on négocie poliment avec lui en lui accordant des délais de mise en conformité. On propose d’interdire les portables au lycée, mais TikTok circule toujours librement, y compris en prison. C’est un peu comme lancer un Dispel Evil contre un archiliche, mais avec un jet de D20 fait d’une main hésitante, en espérant naïvement que Vecna accepte de « faire un effort » si le résultat n’est pas assez haut : la menace est claire, mais la réponse reste celle d’un aventurier de niveau 1.

La confirmation académique

Le rapport de l’OTAN par François du Cluzel et Bernard Claverie (2020) définit la guerre cognitive comme « l’art d’utiliser la technologie pour altérer la cognition de cibles humaines, qui sont souvent inconscientes de toute tentative, tout comme le sont ceux chargés de contrer, minimiser ou gérer ses résultats« .

Nathan Beauchamp-Mustafaga, analyste principal de politique à RAND Corporation et spécialiste reconnu de la pensée militaire chinoise, documente dans des publications peer-reviewed comment « l’APL cherche à ‘influencer ou même dominer la capacité de réflexion et le jugement de l’adversaire’ » à travers les opérations du domaine cognitif.

Ces travaux institutionnels (OTAN) et académiques (RAND) constituent des sources primaires robustes, complétées par des sources secondaires convergentes (think tanks comme Jamestown Foundation, École de Guerre Économique, études taiwanaises) et des sources polémiques mais partiellement corroborées (Schweizer). Il existe clairement une convergence. Vecna peut faire ce qu’il veut, la nécessité, a minima, d’une vigilance s’impose.

 

Les cas d’utilisation documentés

Au-delà de la capacité théorique, certains usages effectifs sont documentés. Le rapport du Sénat note « des cas avérés de censure au service de la pérennité du régime chinois » et cite particulièrement « l’épisode particulièrement inquiétant de la censure du TikTok russe lors de l’invasion de l’Ukraine« , où la plateforme a limité la diffusion de contenus critiques de la guerre russe.

Une étude sur Taiwan documente que « le nombre de ‘comptes irréguliers’ sur TikTok a augmenté de 255 à 4 371 entre 2023 et 2024″, avec « une augmentation de 151% de ‘l’information controversée’ sur les plateformes vidéo, dont environ un cinquième provient de TikTok« .

Ces éléments nous permettent d’établir trois niveaux de risque distincts :

  1. Niveau 1 (avéré et indépendant) : effets nocifs sur la santé mentale des adolescents résultant de l’ingénierie addictive
  2. Niveau 2 (structurel et établi) : capacité de contrôle par le PCC via cadre juridique et liens organisationnels
  3. Niveau 3 (partiellement documenté) : cas d’utilisation effective pour des opérations d’influence (censure, amplification de narratifs)

L’analogie Vecna fonctionne solidement pour les niveaux 1 et 2. Le niveau 3 reste un champ d’investigation nécessitant davantage de preuves directes, même si les cas taiwanais et ukrainiens suggèrent une réalité opérationnelle.

 

IV – L’interdiction scolaire : fermer les yeux face à Vecna

Une mesure insuffisante

Revenons donc à l’interdiction des téléphones portables de l’école au lycée. C’est une réponse compréhensible visant à restaurer l’attention en classe et à créer des espaces temporels protégés des méfaits du tout écran. Très bien. Personne ne conteste l’utilité pédagogique immédiate de cette mesure, surtout en classe.

Je laisserai de côté les problèmes potentiels liés aux ppms pour recevoir les alertes, la gestion des cantines ou de la vie scolaire, l’exploitation des portables quand le réseau informatique plante, à la question des tablettes livrées dans certaines Régions (quid de ces dernières ? Interdites aussi ?). Mais passons, disons que ce sont des détails liés à des problèmes d’organisation. Enfin détails. En fait non. Ce rapport pose au moins un problème méthodologique basique. A-t-on demandé aux enseignants pourquoi certains sont amenés à utiliser des portables ? Nous sommes passés dans de nombreuses académies au tout numérique, à commencer par les manuels numériques. Parfois les supports permettant de les exploiter ont disons quelques soucis de connexion. Parfois, plus ou moins selon les lieux, et ça peut vraiment être souvent, les réseaux informatiques, les ENT, plantent. Faut de moyens, de compétences, d’agents pour les entretenir, d’un parc inadapté. Dans ce cas le portable est un moyen de compenser les manques en classe pour accéder à une ressource qui était prévue, dans le public comme dans le privé. Sinon restent les millions de photocopies (les chiffres sont réellement énormes) et le seul vidéo projecteur, avec des manuels papiers qui sont exploités de façon très variable selon les matières, établissements, enseignants. Et au fait, dans les établissements privés, où certaines personnalités politiques, de tous bords, aiment mettre leurs enfants, où Apple peut parfois régner en maitre, il y aurait aussi interdiction des portables et autres outils affiliés ?

Avant de penser l’interdiction il ne semble pas totalement absurde de réfléchir aux usages potentiels pour voir pourquoi les portables peuvent être utilisés. Si l’on rend cette utilisation inutile, alors on pourrait bien avancer.

Laissons aussi de côté la simple gestion matérielle : les casiers, étant entendu que les pochettes sont un pis-aller, risquent fort de faire grimper un tantinet la facture pour les établissements. Une simple recherche sur le web donne des prix autour de 500 euros pour 30 casiers fermés à clés. Un établissement de 1500 élèves (faites le calcul)….

Passons aussi sur le fait que dans les collègues où c’est interdit, la gestion est complexe. Difficulté de tout surveiller durant les pauses, possibilité pour les élèves de déposer un portable usager en dans le casier pour garder le bon sur soi (le coup des deux portables est assez courant en fait), difficulté de fouiller tous les sacs … les évaluations de ce qui existe déjà laissent songeur. Le climat peut parfois s’améliorer mais l’attention en classe ne s’est pas miraculeusement mue en concentration de tous les instants et soif d’apprendre. Mais heureusement les vols de portable diminuent. L’accès aux pires résultats des algorithmes n’a pas quant à lui pas varié.

C’est normal. Cette interdiction rate fondamentalement l’ampleur du défi cognitif.

 

Trois raisons expliquent son insuffisance structurelle :

1 – Le problème n’est pas le terminal, c’est l’écosystème cognitif

Les mineurs français passent des heures sur TikTok ou autre réseau social quotidiennement ou dans la semaine. La majorité de ces visionnages se déroule hors école : soirs, week-ends, vacances.

Instaurer une bulle ponctuelle c’est mieux que rien. Certes. Mais une bulle qui laisse des béances équivaut stratégiquement à mettre un garrot sur un bras alors que la guerre cognitive « ne vise pas à détruire physiquement le corps des ennemis mais à le paralyser en prenant le contrôle mental » de l’ensemble du système cognitif. Autant compter sur la Ligne Maginot en croisant les doigts pour que l’adversaire soit fairplay et ne passe pas par les Ardennes car c’est impraticable.

 

2 –  Cela ignore la dimension systémique

Le PCC « mène une campagne informationnelle de toute la société contre les États-Unis« . En France, « 22 millions de Français utilisent TikTok, avec 9 millions d’utilisateurs quotidiens« , dont « au moins un tiers sont mineurs, ce qui représente plusieurs millions d’adolescents et d’enfants« .

L’école n’est qu’un segment d’une exposition totale qui inclut la famille, les transports, les chambres d’adolescents. Or c’est précisément dans ces espaces privés, non régulés, que la capture cognitive opère le plus intensément.

 

3 – Aucune compétence cognitive défensive n’est développée

Dans Stranger Things, les héros apprennent progressivement à reconnaître les signes de l’emprise de Vecna, à identifier les mécanismes de manipulation, à réagir avec la musique comme ancrage identitaire. Ils développent une compétence cognitive défensive active.

Interdire le téléphone à l’école ne développe aucune de ces compétences. Au contraire, cela maintient les élèves dans l’ignorance des mécanismes algorithmiques qui les capturent, les laissant totalement désarmés conceptuellement face à la manipulation dès qu’ils franchissent le portail de l’établissement.

Comme le note la Jamestown Foundation, « éduquer les utilisateurs sur la manière de discerner l’information crédible des manipulations est une ligne de défense critique dans le paysage de la guerre cognitive« . Mais « si les tactiques du PRC deviennent plus nuancées, le grand public, armé seulement d’une littératie médiatique de base, peut avoir du mal à résister au volume écrasant de manipulations ou de rapports biaisés qui circulent en ligne« .

 

Ce qu’il faudrait vraiment faire : former des « Eleven » cognitifs

Dans Stranger Things, Eleven possède des capacités qui lui permettent de résister à Vecna et de protéger les autres. Elle a été entraînée (certes dans des conditions dystopiques que nous ne reproduisons évidemment pas) à naviguer dans les dimensions mentales, à reconnaître les manipulations, à protéger son esprit et celui des autres.

 

Que faudrait-il pour former des « Eleven » cognitifs dans un cadre démocratique et éthique ?

1 – Éducation systématique à l’écologie cognitive

Certaines pistes sont en cours d’élaboration, le ministère communique, propose, réfléchit. Qu’il soit permis de souligner quelques pistes nécessaires.

  • Collège/Lycée : modules sur les mécanismes algorithmiques de capture attentionnelle,
  • Analyse concrète et technique : décorticage du fonctionnement du fil « Pour Toi », profilage comportemental, économie de l’attention,
  • Histoire longue des opérations d’influence : des Trois Guerres chinoises aux campagnes de désinformation contemporaines, en passant par la propagande du XXe siècle,

 

2 – « Hygiène cognitive » comme compétence transversale
  • Comparable à l’éducation physique : protéger son esprit comme on protège son corps,
  • Exercices pratiques : identifier ses propres biais cognitifs, détecter les « bulles de filtres », développer une distance critique,
  • Développement d’ancrages identitaires robustes (comme la musique pour Max) : culture, histoire, pensée critique.

 

3 – Débat sur des mesures plus radicales

L’Inde a banni TikTok en 2020. Le rapport du Sénat note que « TikTok est aujourd’hui interdit totalement dans plusieurs pays (Inde, Indonésie, Pakistan…) et de façon limitée dans beaucoup d’autres« . En France une suspension provisoire a été opérée en mai lors des émeutes en Nouvelle Calédonie.

Cette option mérite un débat démocratique sérieux, pesant :

  • Arguments pour : élimination d’un risque de sécurité nationale structurel, protection immédiate de millions d’adolescents
  • Arguments contre : liberté d’expression et de communication restreintes, précédent de censure étatique (même si le principe de précaution et la loi sur la liberté de la presse pourraient être invoqués), difficulté technique d’application (VPN) et, pire, cette suppression ne règlerait pas le problème de fond comme évoqué dans un précédent article
  • Alternative : obligation de cession de TikTok à des propriétaires non-chinois (modèle américain actuellement débattu).

 

Mais il est en fait possible d’aller beaucoup plus loin. Dans le rapport de la commission d’enquête sur TikTok (voir sources en annexe), disponible à la lecture pour tout le monde, Claude Malhuret aborde la question sans détours.

« M. Claude Malhuret. Il est bien évident que personne ne laisse traîner de telles preuves. Pour les trouver, il suffit cependant de comparer le fonctionnement de TikTok avec celui de Douyin, sa version chinoise, et de constater qu’une très grande partie des effets négatifs de TikTok sur les jeunesses du monde entier épargnent les utilisateurs de Douyin.

Une des mesures actuellement envisagées en France consiste à limiter le temps passé sur les écrans. J’y suis favorable, tant il est évident que la perte de sommeil cause des problèmes d’apprentissage. Or l’application Douyin est configurée de façon à s’arrêter automatiquement après soixante minutes. Ce n’est pas une question de censure ou de liberté d’expression – même si la censure existe évidemment sur Douyin –, mais de santé publique. La première preuve que les responsables chinois sont parfaitement conscients des effets négatifs de TikTok réside donc dans le fait qu’ils en protègent leurs enfants alors qu’ils en font délibérément usage ailleurs. Ceci s’inscrit dans la bataille cognitive évoquée par M. Vallet.

De la même façon, une bonne partie de l’application Douyin, au-delà de la censure qui y sévit comme dans l’ensemble des médias chinois, est consacrée à des contenus pédagogiques et scientifiques qui sont totalement absents de TikTok – sauf de façon anecdotique ou par des biais humoristiques. Les enfants chinois sont certes eux aussi confrontés à un algorithme très addictif, mais, contrairement aux autres, ils peuvent avoir accès à des contenus éducatifs.

Ces différences majeures entre les deux applications sont la preuve d’une volonté de protéger les mineurs chinois des conséquences psychologiques que subissent ceux du reste du monde. […]

En 2018, j’ai demandé au secrétaire d’État chargé de la transition numérique et des communications électroniques, Cédric O, d’interdire en France Sputnik et Russia Today – RT. Levant les bras au ciel, il a dit que le Gouvernement ne supprimerait pas la liberté d’expression. Je lui ai répondu que ce n’était pas la liberté d’expression qui était en jeu mais plutôt la liberté de propagande de régimes hostiles à notre pays, ces deux organismes de propagande ayant été créés par les services de renseignement et de propagande russes.

Le 27 février 2022, quelques jours après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les Européens ont interdit RT et Sputnik. Nous sommes victimes de cette naïveté. Les parents et les acteurs du jeu démocratique se lamentent. La liberté d’expression est tellement importante dans nos sociétés libérales qu’il est compliqué de plaider pour une régulation, notamment en raison de l’influence du libertarianisme californien qui est devenu la norme. En 2020, dans un entretien à The Atlantic, Barack Obama a déclaré que « les réseaux sociaux [étaient] devenus l’une des principales menaces contre la démocratie ». Les Gafam dépensent des milliards d’euros en lobbying à Bruxelles pour protester en permanence contre les atteintes qui seraient portées à la liberté d’expression. Du reste, une majorité de personnes, qui ne comprennent rien au système, les croient.

Lors de l’examen du projet de loi confortant le respect des principes de la République, j’avais déposé un amendement visant à assimiler les plateformes qui effectuent de la recommandation algorithmique – sous forme de sélection de contenu – à des éditeurs, donc à les rendre responsables des informations qu’elles stockent. Il a été adopté à l’unanimité contre l’avis du Gouvernement. Tant qu’on considérera les plateformes comme des hébergeurs, elles ne seront pas tenues responsables de leur contenu ; c’est une grosse arnaque. Tout le monde se plaint de l’opacité des algorithmes, couverts par le secret des affaires, qui évoluent tout le temps et incitent à la violence et attisent la polémique.

Une plateforme qui met en exergue des contenus violents est un éditeur de contenus violents et non un hébergeur neutre. Aucun État n’autoriserait la commercialisation d’une voiture sans frein. Or les créateurs de plateformes, dont les algorithmes permettent de sélectionner les contenus qui font du buzz, donc du fric, ont bénéficié d’une impunité totale.

Tout le monde se plaint des impacts de ces plateformes sur les jeunes et, plus généralement, de la menace qu’elles font peser sur le débat démocratique. En notre qualité de législateur, nous sommes bien placés pour savoir la part de responsabilité qui incombe aux réseaux sociaux dans l’affaiblissement des démocraties ».

Tout est là. Certains pays l’ont fait. Donc c’est techniquement faisable, sauf à considérer que nous sommes techniquement limités. Mais nous sommes dans un cadre européen plus contraignant ; c’est un problème politique, de volonté. Un problème de choix. De poids. De puissance. Peu importe. Soit on se donne les moyens et on agit. Soit nous continuons à discuter avec Vecna avec un D6 et une arme qui nécessite un D12 pour fonctionner, tandis que lui a déjà lancé ses deux D20 avec gourmandise.

Ce qui est certain, c’est que l’interdiction scolaire seule des téléphones portables constitue une illusion de protection qui ne va pas magiquement responsabiliser parents, éducateurs et politiques face à l’ampleur réelle du défi. Et ce d’autant que les adultes, les politiques les premiers, sont vissés sur leurs portables à l’Assemblée Nationale, au Sénat ou sur les plateaux TV (comme les journalistes d’ailleurs), que les politiques exploitent allègrement TikTok ou X, autre espace allègrement contaminé par les manipulations potentielles. Les mêmes donc qui ont rédigé cette nouvelle proposition de loi.

 

 

Ceci a même débouché sur une pétition en ligne que l’on peut retrouver ici :

https://petitions.assemblee-nationale.fr/initiatives/i-4691

Conclusion : « Si vis pacem cognitiva, para mentem » – Si tu veux la paix cognitive, prépare les esprits

Le XXIe siècle exige une actualisation de la pensée de Végèce : « Si tu veux la paix cognitive, prépare les esprits ».

La notion de guerre cognitive est aujourd’hui bien identifiée dans la littérature stratégique internationale : elle désigne l’ensemble des opérations visant à influencer les perceptions, les émotions et les processus décisionnels d’une population. Des textes stratégiques chinois, notamment issus de la pensée dite de la Three Warfares (guerre psychologique, guerre de l’opinion publique, guerre juridique), décrivent effectivement l’importance de remodeler les récits, les croyances ou les représentations d’un adversaire afin d’atteindre des objectifs politiques sans recours direct à une confrontation armée.

Certaines publications académiques ou techniques mentionnent TikTok dans des analyses plus larges sur les risques informationnels, l’architecture technologique des plateformes ou les vulnérabilités d’influence — y compris dans des revues chinoises comme Modern Defence Technology. Mais cela ne constitue pas une déclaration doctrinale explicite ni une preuve d’une stratégie militaire coordonnée autour de TikTok.

Ce que l’on peut dire avec certitude, en restant dans un cadre strictement factuel, c’est que :

  • la guerre cognitive est un cadre théorique largement discuté par les armées et les chercheurs,
  • la Chine développe une réflexion stratégique approfondie sur l’influence informationnelle, dans le cadre du « rêve chinois » qui doit s’accomplir en 2049, et faire de la Chine la première puissance mondiale dans tous les domaines. L’impérialisme chinois n’est pas un mythe mais une réalité documentée et assumée par Pékin.
  • TikTok, en tant que plateforme de grande ampleur contrôlée par une entreprise chinoise et indirectement par le gouvernement dirigé par Xi Jinping, apparaît régulièrement dans des analyses internationales portant sur les risques liés aux flux de données, aux algorithmes de recommandation ou aux dynamiques d’influence,

 

L’analogie avec Vecna n’est pas donc une métaphore littéraire gratuite : c’est un outil pédagogique pour rendre visible l’invisible. Vecna montre par la fiction ce que font structurellement les algorithmes de capture attentionnelle dans l’Upside Down de nos adolescents :

  • Capture et optimisation de l’attention par exploitation des vulnérabilités
  • Création d’une illusion de liberté masquant une influence algorithmique
  • Isolement progressif dans des bulles perceptives
  • Érosion des ancrages identitaires et culturels traditionnels

Se contenter d’interdire les téléphones à l’école, c’est fermer les yeux en croyant que Vecna disparaîtra. C’est une mesure utile mais largement insuffisante face à une menace qui opère des centaines d’heures par an hors école, directement dans le cerveau de plusieurs millions d’adolescents français.

 

Rajoutons une cigarette à Vecna pour mieux saisir l’enjeu au regard de combats quasi identiques passés.

Boîte de cigarettes surprises distribuées aux enfants en 1944 – Collection personnelle : Cécile Dunouhaud

On pourrait quasiment assimiler le problème à ce que fut la consommation de tabac :

– Une pratique addictive concernant tous les échelons de la société, des parents aux politiques en passant par les amis, la publicité et les films, l’ensemble incitant les enfants à reproduire un modèle quotidien,

-Une consommation contre laquelle les états ont rechigné à légiférer durant longtemps, au nom d’une certaine idée de la liberté passant avant la santé publique, idée soutenue par des lobbyistes aux objectifs précis,

– Une industrie soutenue par de puissantes sociétés conscientes de mettre en vente un produit nocif pour les consommateurs mais vantant les mérites de ce dernier au point de produire d’une part de l’ignorance en masse et d’autre part de multiplier les problématiques de santé publique. Ces aspects, qui relèvent d’une conspiration parfaitement assumée, n’ont rien d’imaginaires, ils ont été démontrés par l’historien américain Robert Proctor avec son étude Golden Holocaust.

 

Le problème est global et concerne en réalité tous les réseaux sociaux, au-delà de TikTok, à commencer par ceux du groupe META ou X. Mais cet outil semble avoir une singularité à écouter Mme Laurence Allard, maîtresse de conférences en sciences de la communication, chercheuse à l’université Paris Sorbonne Nouvelle-Institut de recherche sur le cinéma et l’audiovisuel, enseignante à l’université de Lille, département études culturelles et médias, auditionnée dans la dernière commission d’enquête :

« L’analyse formelle des vidéos TikTok montre que nous avons affaire à un format assez particulier, qui suppose d’être consommé sous la forme d’une grande boucle : non seulement les vidéos défilent à mesure que l’on scrolle, mais sans défilement chaque vidéo tourne plusieurs fois. Outre la présentation par défilement, les contenus peuvent être assez similaires, même si les vidéos sont différentes : le système favorise la répétition et le martèlement. Le fonctionnement s’apparente à celui d’un mégaphone qui se serait enrayé : le même slogan revient une fois, deux fois, trois fois, etc. Il est donc très aisé de propager des messages de propagande.

Par ailleurs, l’algorithme enferme l’utilisateur dans ses goûts, en lui proposant des contenus similaires à ceux qu’il apprécie. En raison de sa structure formelle répétitive et de cet algorithme enfermant, TikTok est doublement répétitif, très efficace pour exposer les utilisateurs au même type de messages. Développée après toutes les autres, c’est l’application la plus performante pour affirmer et réaffirmer des contenus.

Pour ce qui est de la réception de ces boucles de vidéos, notamment par les plus jeunes, l’algorithme peut être perçu comme enfermant, mais aussi comme sécurisant. Certains utilisateurs, toujours exposés au même type de contenus, considèrent qu’ils se trouvent dans un espace sécurisé, parfois appelé safe place. Évidemment, il arrive que les contenus ne soient pas très safe et soient même violents ou porteurs d’une idéologie, ce qui peut devenir très préoccupant.

Pour comprendre les usages des plus jeunes, leur façon de recevoir les contenus, mais aussi de jouer avec les fonctionnalités qui leur sont proposées, il est important de les écouter ; malheureusement, on leur donne assez peu la parole. Ici encore, nous sommes des adultes parlant de pratiques juvéniles, et il est difficile d’éviter ce phénomène de ventriloquie. J’ignore comment de jeunes utilisateurs pourraient être représentés, mais je regrette qu’ils discutent essentiellement dans des espaces numériques ayant tendance à monopoliser leur parole ; les instances dans lesquelles ils peuvent s’exprimer sur différents sujets sont finalement assez peu nombreuses.

Mon utopie serait de « détiktokiser » la parole juvénile, afin notamment que les discussions se tenant sur TikTok se déplacent dans d’autres cercles. La démocratisation de la parole des jeunes est un vaste chantier, dont la mise en œuvre pourrait constituer une réponse au mécanisme d’enfermement de cette application ».

Les solutions sont possibles mais demandent une prise de conscience et l’engagement d’une véritable réflexion.

La véritable réponse doit être multidimensionnelle :

  1. Lucidité : reconnaître que nous sommes face à un système complexe où coexistent logiques commerciales (addiction = profit) et capacités géopolitiques (weaponizabilité structurelle).
  2. Éducation offensive : former des « Eleven » cognitifs capables non seulement de résister passivement mais de comprendre activement les mécanismes de manipulation ce qui serait efficace contre tous les réseaux similaires à TikTok.
  3. Débat démocratique mature : discuter sans tabou des options disponibles, de l’interdiction pure (modèle indien) à la régulation renforcée, en passant par l’obligation de cession. Mais sans éducation et sans régulation par la loi dans le respect des libertés fondamentales, ceci ne règlerait qu’une partie du problème de fond.

 

Nous sommes dans un pays où la norme est une culture absolue. Nous sommes un tantinet l’une des références quand il s’agit d’installer des normes, parfois de façon juste, parfois de façon plus discutable. Nous sommes le pays capable de réfléchir à un impôt basant une partie du calcul final sur des lavabos et toilettes équivalent des mètres carrés supplémentaires pour une habitation. Il semble donc envisageable que si nous ne pouvons tout bloquer, au moins pourrions-nous, tout en accompagnant la nécessaire formation des citoyens, entrer de plein pieds dans la guerre légale pensée par Pékin.

Mettre des normes drastiques à TikTok, simples : l’application s’arrête au bout de 1H de visionnage par jour. Mieux, pas plus de 2 heures par semaine. Obligation dans l’algorithme de suggérer des vidéos éducatives, validées par des personnes de l’Éducation Nationale par exemple, des services dédiés. Ceci pourrait d’ailleurs encourager des enseignants, des classes, des élèves à en produire. On impose bien des quotas pour les films, pour la musique. Et pourquoi pas imposer des quotas de vidéos éducatives, utiles. Soyons fous. 50% des vidéos accessibles à caractère éducatif. Sinon amendes, records, voir interdiction pure et simple de la plateforme.

Ne vaudrait-il pas mieux que les plus jeunes aient accès à des vidéos scientifiques, de culture, d’histoire, de littérature, d’information, plutôt qu’à celle de l’influenceuse ou l’influenceur à la mode basé à Dubaï, ou d’un AD Laurent ou Alex Hitchens auditionnés par la commission d’enquête sur TikTok, et dont on ne peut pas vraiment dire que le contenu proposé soit particulièrement percutant pour accompagner la réflexion de futurs citoyens ?

 

Cette approche, je le redis, est celle de la Chine avec le TikTok local, Douyin, avec toutes les restrictions à prendre en compte dans un pays qui demeure une dictature. Même si certaines personnalités politiques en France semblent soumises à l’idée que la Chine soit une démocratie modèle, ce pays n’en reste pas moins, à tout le moins, dans une définition assez différente de la nôtre quant à la liberté d’expression ou au droit à la liberté de la presse par exemple. Il n’en reste pas moins que la Chine ne veut pas que ses enfants soient soumis aux algorithmes de TikTok. Sur TikTok, actuellement il existe bel et bien des vidéos éducatives accessibles. Mais quel est leur poids réel dans le fil des collégiens et même lycéens ?

 

Je citerai M. Mickaël Vallet, sénateur, ancien président de la commission d’enquête du Sénat, auditionné lors de la commission d’enquête qui s’est clôturée en septembre dernier :

« J’en viens à une réflexion plus personnelle. Lorsque la question a été évoquée au Sénat, sur proposition de Claude Malhuret, j’ai pensé qu’il était nécessairement intéressant, de manière globale, de travailler sur l’un des Gafam et autres géants du numérique dans l’époque que nous vivions – c’était il y a deux ans, dans le vrai « ancien monde », avant que les choses basculent. J’ai alors dit à mon collègue que je pensais la même chose de Facebook, de Twitter et de tout ce qui pouvait ressembler à des algorithmes ne visant pas spontanément le bien public ou un intérêt public, mais un des grands intérêts du rapport est d’avoir montré qu’on ne pouvait pas aborder tous ces acteurs de la même façon, ce qui n’enlève rien aux autres questions que l’on peut se poser au sujet des Gafam, X faisant suffisamment réfléchir en ce moment. TikTok présente une très forte spécificité du fait de sa proximité avec le pouvoir chinois. Certains spécialistes de géopolitique que nous avons auditionnés au début de nos travaux ont souligné que, selon des documents publics de doctrine, rédigés en chinois et qui ont mis très longtemps à être traduits en anglais ou dans d’autres langues occidentales – ce qui fait qu’on passe parfois à côté d’informations qu’on a pourtant sous la main – le pouvoir chinois s’est fixé un objectif clair en matière de guerre cognitive. Même si vous vous focalisez, avec raison, sur les jeunes et la santé publique, la question de la guerre cognitive ne sera probablement pas absente de votre travail. On peut notamment se demander quelle jeunesse sera la mieux armée dans le monde qui va advenir. »

 

Quelle jeunesse sera la mieux armée pour affronter l’avenir ? Comme le montre Stranger Things, face à Vecna, il ne suffit pas de fermer les yeux. Il faut développer des compétences pour le combattre. Et parfois, il faut accepter de fermer le portail de l’Upside Down avant qu’il ne soit trop tard.

TikTok semble combler un vide, l’ennui de nombreux jeunes. Ce peut être même pourquoi pas une forme d’accès à la culture. Mais doit-on pour autant laisser cet accès entre les mains de quelque chose que nous ne contrôlons pas ? La question n’est plus « TikTok est-il dangereux ? » Le Sénat et l’Assemblée nationale lors d’enquêtes approfondies y ont répondu : oui, c’est un levier potentiel pour contribuer à cette « guerre cognitive », dixit le président lui-même.

 

La question est : avons-nous le courage politique de protéger réellement nos jeunes, ou continuerons-nous à négocier poliment avec Vecna en lui accordant des délais de conformité ?

Sun Tzu affirmait : « notre invincibilité dépend de nous, la vulnérabilité de l’ennemi, de lui » (L’art de la guerre, chapitre IV dispositions – 2). Il est temps d’en prendre conscience au-delà des mots et des effets d’annonce sur des téléphones portables. Histoire que tout ceci ne soit pas une histoire sans fin.

 

Annexe – Sources et références

 

Rapports institutionnels majeurs

  1. Sénat français (2023) – Claude Malhuret & Mickaël Vallet, « La tactique TikTok : opacité, addiction et ombres chinoises », Rapport n°831, 4 juillet 2023. PDF complet
  2. Assemblée nationale (2025) – Commission d’enquête sur les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs, Clôturée le jeudi 4 septembre 2025. Lien
  3. NATO ACT (2020) – François du Cluzel & Bernard Claverie, « Cognitive Warfare », Innovation Hub NATO Allied Command Transformation. Lien
  4. RAND Corporation – Nathan Beauchamp-Mustafaga, « Cognitive Domain Operations: The PLA’s New Holistic Concept for Influence Operations », China Brief Vol. 19, No. 16, septembre 2019. Lien
  5. RAND Corporation – Nathan Beauchamp-Mustafaga, « Chinese Next-Generation Psychological Warfare: The Military Applications of Emerging Technologies », RR-A853-1, 2023. Lien
  6. Frontiers in Big Data« Cognitive warfare: a conceptual analysis of the NATO ACT cognitive warfare exploratory concept », octobre 2024. Lien

Études académiques et think tanks

  1. Small Wars Journal – Johnny B. Davis, « Chinese Strategic Cognitive Warfare Use of TikTok and Social Media », Liberty University Digital Commons, 2025. Lien
  2. Small Wars Journal« Digital Propaganda: How China Uses Short-Form Videos to Target Taiwan’s Youth », juin 2025. Lien
  3. Jamestown Foundation« TikTok: An Expanding Front in Cognitive Warfare », février 2024. Lien
  4. Sasakawa Peace Foundation« Assessing China’s Cognitive Warfare against Taiwan on TikTok », SPF China Observer. Lien
  5. École de Guerre Économique« TikTok est-il une menace pour la jeunesse ? », août 2024. Lien
  6. Defence One« China’s social-media attacks are part of a larger ‘cognitive warfare’ campaign », octobre 2023. Lien

Investigations journalistiques

  1. Peter Schweizer« Blood Money: Why the Powerful Turn a Blind Eye While China Kills Americans », Harper Collins, 2024. Chapitres 7-8 sur TikTok et la guerre cognitive.
  2. The Washington Times« Analyst sees TikTok’s role in Chinese cognitive warfare », mai 2024. Lien