Il y a quelque chose de profondément troublant dans ce qui se passe à Téhéran depuis le 13 juin 2025 avec l’opération « rising lion ». Non pas l’opération elle-même – les frappes chirurgicales, on connaît depuis des décennies. Mais la méthode. Cette approche systémique, cette guerre des flux, cette capacité à « éteindre » un pays avant de le frapper… Tout cela, je l’avais déjà vu. Dans mes écrans, dans mes mangas, dans mes réflexions de fan de sous-culture si souvent vilipendée par quelques personnalités médiatiques frustrées de ne rien y entendre.

LE PARADOXE TEMPORAL : quand la fiction précède la réalité de 30 ans

L’anomalie chronologique

1989 : Masamune Shirow dessine les premières planches de Ghost in the Shell. Motoko Kusanagi ne tire pas au bazooka sur les buildings de Neo-Tokyo. Elle infiltre les cerveaux électroniques, parasite les flux de données, déconnecte ses ennemis de leur propre système nerveux numérique. Trente-six ans plus tard, quelqu’un applique sa méthode à l’Iran. L’Iran ne parle plus. L’Iran n’écoute plus. Le signal a disparu avant l’impact.

1991 : Katsuhiro Otomo achève Akira. La catastrophe de Neo-Tokyo n’est pas nucléaire – elle est informationnelle. Une surcharge psychique qui paralyse tous les réseaux, qui aveugle la ville avant de la détruire. 2025 : Saturation radar, brouillage tactique, blackout C2. Même tempo, même logique.

1997 : Hiroki Endo commence Eden: It’s an Endless World. Ses mercenaires de Nomad ne gagnent jamais par la force brute. Ils démantèlent les structures de pouvoir, provoquent des effondrements systémiques, visent les flux plutôt que les stocks. 2025 : Effondrement du réseau plus que de l’infrastructure.

Le parallèle est si précis qu’il en devient dérangeant. Comme si ces fictions n’étaient pas des divertissements, mais des manuels tactiques. Comme si les mangakas avaient écrit, sans le savoir, les doctrines militaires du XXIe siècle.

La prescience créative japonaise

Mais pourquoi le Japon ? Pourquoi cette petite nation insulaire a-t-elle, plus que toute autre, anticipé les formes de guerre de notre époque ?

Dans un précédent article, j’avais esquissé une réponse tenant peut-être dans une date : 6 août 1945Entre fascination et dénonciation : les mangas et le nucléaire. Hiroshima. Pour la première fois de l’histoire, l’humanité découvre une arme qui détruit sans qu’on puisse la voir venir, qui tue par des moyens invisibles (les radiations), qui frappe avec une précision géographique absolue tout en ayant des effets systémiques durables. L’arme atomique n’est pas seulement destructrice : elle est informationnelle. Elle envoie un message qui transcende sa puissance physique.

Le Japon post-1945 a été le premier pays au monde à vivre dans l’ère de la guerre invisible. Pendant que l’Occident pensait encore en termes de blindés et de fantassins, les créateurs japonais exploraient déjà les possibilités d’une guerre faite de flux, d’ondes, de parasitages et de déconnexions. Ils avaient compris intuitivement ce que les stratèges occidentaux mettront des décennies à théoriser : la vraie puissance militaire du futur ne consisterait pas à détruire l’ennemi, mais à le déconnecter.

Accélérons le temps. Cette intuition va se nourrir de la révolution cybernétique des années 80. Pendant que Silicon Valley invente les ordinateurs personnels, le Japon maîtrise les interfaces. Sony, Nintendo, la robotique industrielle : les Japonais excellent dans l’art de faire communiquer les humains et les machines. Leurs mangakas deviennent, sans le savoir, les premiers futurologues de cette convergence technologique.

Et puis il y a cette influence plus subtile, plus profonde : l’héritage du bushido réinterprété par l’ère numérique. L’art martial japonais a toujours privilégié la précision sur la force, l’efficacité sur la démonstration. Sun Tzu, filtré par la culture nippone, devient cette obsession de « gagner sans combattre » – ou plutôt, de gagner en combattant autrement. De là naît cette esthétique de la « frappe parfaite » qui traverse tous les mangas de combat : ne jamais en faire trop, ne jamais gaspiller d’énergie, frapper exactement là où il faut, quand il faut. C’est Seiya qui perce la défense, pourtant en apparence parfaite, de Shiryu, ce dernier appliquant la même approche face à Siegfried.

Quand cette philosophie rencontre la technologie cybernétique, elle produit quelque chose d’inédit : l’idée d’une guerre qui serait elle-même un art martial. Précise, économe, élégante. Invisible. Implacable.

Exactement ce qui s’est passé à Téhéran.

 

ANATOMIE D’UNE PROPHÉTIE : les 5 piliers doctrinaux anticipés

PILIER 1 – La guerre des flux (Ghost in the Shell)

Replongeons-nous dans les premières planches de Ghost in the Shell. 1989. Shirow Masamune imagine un monde où les cerveaux humains sont connectés au réseau. La Section 9, unité d’élite japonaise, ne combat pas avec des chars d’assaut. Elle hacke. Motoko Kusanagi s’infiltre dans les esprits électroniques de ses adversaires, parasite leurs perceptions, retourne leurs propres systèmes contre eux.

 

La première fois qu’on la voit opérer, elle ne tire aucun coup de feu. Elle entre dans l’esprit de sa cible, y plante un virus, et regarde l’ennemi s’auto-détruire. « Le ghost-hacking », appelle-t-elle ça. Littéralement : pirater l’âme.

Avance rapide, juin 2025. Téhéran. Exact même principe, même logique, même séquence. D’abord, on coupe les communications. On déconnecte l’adversaire de son propre système nerveux. On le ghost-hacke à l’échelle d’un pays entier.

Shirow avait compris quelque chose de fondamental que les stratèges militaires de l’époque n’avaient pas encore saisi : dans un monde hyper-connecté, la vraie vulnérabilité n’est pas physique, elle est informationnelle. On ne gagne plus en détruisant les corps, mais en déconnectant les flux. L’ennemi le plus dangereux n’est pas celui qui peut vous tuer, mais celui qui peut vous faire perdre l’accès à vos propres capacités.

Cette intuition va se retrouver dans toute la production manga des années 90. De Akira à Serial Experiments Lain, en passant par Neon Genesis Evangelion, la même obsession traverse tous ces récits : et si la vraie guerre se déroulait dans les réseaux ? Et si gagner, c’était déconnecter ?

Téhéran 2025 valide trente ans d’anticipation créative japonaise. La chaîne de renseignement parfaitement que nous voyons à l’oeuvre, c’est exactement le modèle cybernétique de Ghost in the Shell appliqué à la géopolitique réelle. HUMINT + SIGINT + GEOINT ne forment plus trois sources d’information distinctes, mais un seul organisme cognitif, une seule intelligence distribuée capable de « voir » l’ennemi avant qu’il ne se voie lui-même.

 

PILIER 2 – L’effondrement Systémique (Eden: It’s an Endless World)

Si Ghost in the Shell a théorisé la guerre des flux, Eden: It’s an Endless World a poussé la logique un cran plus loin. Hiroki Endo, dans cette œuvre monumentale commencée en 1997, imagine un monde post-apocalyptique où les conflits ne se règlent plus par l’occupation territoriale, mais par la désintégration des structures de pouvoir.

Les mercenaires de Nomad, groupe central du récit, ne ressemblent à aucune armée conventionnelle. Ils ne cherchent pas à conquérir, mais à déstabiliser. Leur tactique favorite ? Identifier les nœuds critiques d’un système (économique, politique, militaire), puis les faire imploser de l’intérieur. Résultat : leurs ennemis s’effondrent sans qu’ils aient eu besoin de livrer une seule bataille rangée.

L’opération la plus spectaculaire d’Eden se déroule en Amérique du Sud. Nomad ne bombarde pas les capitales, ne débarque pas de troupes. À la place, ils manipulent les flux financiers, sabotent les réseaux de communication, sèment la confusion dans les chaînes de commandement. En quelques jours, plusieurs pays sombrent dans le chaos. Non pas parce qu’ils ont été détruits, mais parce qu’ils ont été déconnectés d’eux-mêmes.

Endo appelle ça la guerre systémique. Au lieu de viser les symptômes (les armées, les infrastructures), on vise les causes (les flux de décision, les réseaux de confiance, les routines opérationnelles). On ne détruit pas l’ennemi : on le désoriente à un point tel qu’il devient incapable de fonctionner.

Téhéran, juin 2025 : effondrement du réseau plus que de l’infrastructure. Désorientation de la chaîne de commandement. Confusion, doutes, inertie. Purges internes précipitées, blocage des flux décisionnels, paranoïa sur l’origine des fuites. Dans un post récent sur le réseau LinkedIn Cédric Debernard voit justeVoir ici : https://www.linkedin.com/posts/cdebernard_op%C3%A9ration-de-d%C3%A9capitation-strat%C3%A9gique-activity-7340049746750783488-zSV9?utm_source=share&utm_medium=member_desktop&rcm=ACoAAB5T81oBQSB-AOj3JsOx_oZyRwyAZ6jiYb0 .

« C’est très très fort » conclut-il. Ce qui l’est encore plus c’est de s’apercevoir qu’il s’agit du Hiroki Endo appliqué à la géopolitique réelle. L’opération n’a pas visé à occuper l’Iran, ni même à le détruire physiquement. Elle a visé à le déconnecter de sa propre capacité de décision. Résultat : un pays techniquement intact, mais fonctionnellement paralysé. Exactement la méthode Nomad.

Endo avait anticipé avec une précision troublante ce qui se passe : un conflit où l’objectif n’est plus la destruction, mais la déstabilisation. Où l’on gagne en rendant l’ennemi incapable de comprendre ce qui lui arrive.

Tu ne le sais pas, mais tu es déjà mort …

PILIER 3 – La Prescience Tactique (Dune)

Impossible de parler de prescience militaire sans évoquer le chef-d’œuvre de Frank Herbert. Oui je sais j’avais prévenu que nous allions explorer les imaginaires des mangakas. Pas de panique, nous allons vite y revenir.

Dune, publié en 1965, reste la référence absolue en matière d’anticipation stratégique, comme l’a admirablement démontré Michel Goya dans son article « L’art de la guerre dans Dune ». Paul Atréides, grâce au mélange d’épices et d’entraînement mental, développe une capacité unique : il voit toutes les lignes temporelles possibles. Il anticipe les mouvements de ses ennemis avec une précision telle qu’il semble les connaître mieux qu’ils ne se connaissent eux-mêmes.

Mais Dune ne s’arrête pas à la prescience individuelle. Herbert imagine toute une école de pensée – les Mentats – spécialisée dans le calcul stratégique poussé à l’extrême. Ces « ordinateurs humains » peuvent prédire les conséquences de n’importe quelle action avec une précision mathématique. Ils ne devinent pas l’avenir : ils le calculent. C’est aussi l’approche de Azimov dans Fondation avec la psychohistoire de son héros, Hari Seldon.

 

Cette obsession de la prescience va profondément marquer la science-fiction japonaise des décennies suivantes. De Psycho-Pass à Minority Report en passant par Ghost in the Shell: Stand Alone Complex, les créateurs nippons vont explorer sous tous les angles cette idée d’une intelligence capable de voir venir les événements.

Téhéran 2025 : connaissance intime des mouvements, des sites de repli, des protocoles de sécurité. Tout est maitrisé. Tout est ciblé. Tout est atteint.

Cette description pourrait sortir directement d’un manuel Mentat pour éradiquer les Atréides. L’opération n’a été possible que parce que les attaquants connaissaient à l’avance chaque mouvement de leurs adversaires. Ils avaient atteint ce niveau de prescience tactique où l’ennemi devient prévisible.

 

Pure logique. Paul Atréides, dont le père fut victime de cette approche, procède exactement de la même manière quand il affronte les Harkonnens : il frappe toujours au moment précis où l’adversaire est le plus vulnérable, parce qu’il a calculé à l’avance tous ses mouvements possibles.

La différence, c’est qu’en 2025, cette prescience n’est plus magique : elle est technologique. L’intelligence artificielle, les satellites, l’analyse de données massives permettent aujourd’hui d’atteindre ce niveau de prédictibilité que Herbert avait imaginé pour ses héros de fiction.

 

PILIER 4 – La Saturation Cognitive (Akira)

1993 ; Katsuhiro Otomo a achevé Akira, son chef-d’œuvre cyberpunk. La scène finale reste gravée dans toutes les mémoires : Tetsuo, submergé par ses pouvoirs psychiques, provoque une explosion qui détruit Neo-Tokyo. Mais ce n’est pas une destruction physique ordinaire. C’est une surcharge informationnelle qui paralyse tous les systèmes de la ville avant de l’annihiler.

Otomo a eu une intuition géniale : dans un monde hyper-technologique, la vraie arme de destruction massive n’est plus l’explosif, mais la surcharge. Trop d’informations tue l’information. Trop de signaux tue le signal. La catastrophe d’Akira n’est pas mécanique, elle est cognitive.

Cette intuition va se révéler prophétique. Téhéran 2025 : les radars sont ciblés, tout le spectre du blackout C2 est en place. L’opération commence par une phase de saturation informationnelle. On submerge les systèmes iraniens sous un déluge de faux signaux, de brouillages, de parasites électroniques. Résultat : les défenses ne sont plus capables de distinguer le vrai du faux, le signal du bruit.

Exactement le même processus que dans Akira : d’abord la surcharge, puis le silence, puis la frappe. Otomo avait compris que dans l’âge cybernétique, aveugler l’ennemi est plus efficace que le détruire directement.

Cette logique de la saturation cognitive va devenir un leitmotiv de la culture pop japonaise. De Neon Genesis Evangelion (les AT Fields qui saturent les perceptions) à Serial Experiments Lain (le déluge d’informations qui dissout la réalité), les créateurs nippons vont explorer sous tous les angles cette idée d’une guerre menée par excès de stimuli plutôt que par leur absence.

Aujourd’hui, cette approche a un nom dans les cercles militaires : guerre électronique. Mais les tacticiens de 2025 appliquent exactement les principes qu’Otomo avait imaginés quarante ans plus tôt : saturer, aveugler, puis frapper en profitant de la confusion.

PILIER 5 – La Synchronisation Parfaite (Evangelion)

1995, Hideaki Anno lance Neon Genesis Evangelion et révolutionne l’anime. Au-delà de la psychanalyse et de l’apocalypse mystique, cette oeuvre introduit un concept tactique fascinant : la synchronisation parfaite entre un pilote et sa machine.

Shinji, Rei et Asuka ne « pilotent » pas leurs Evas. Ils fusionnent avec eux. Plus le taux de synchronisation est élevé, plus le pilote et son mecha deviennent un organisme unique, capable de réactions instantanées, de mouvements parfaitement coordonnés, d’une efficacité combat qui transcende les capacités individuelles de chaque composant.

Anno avait pressenti quelque chose d’essentiel : l’avenir militaire appartiendrait aux systèmes parfaitement intégrés. Non plus une collection d’outils séparés (fantassin + fusil + radio + satellite), mais un organisme cognitif unique où chaque élément renforce les autres en temps réel.

Téhéran 2025 : une chaîne de renseignement parfaitement intégrée, des coordinations satellite, de l’IA assurément, des analystes. HUMINT, SIGINT, GEOINT fonctionnent en symbiose. C’est de la synchronisation parfaite d’Eva appliquée à l’espionnage : tous les systèmes fusionnent en une seule intelligence collective capable de « voir » l’ennemi avec une acuité surhumaine.

Les moments de vulnérabilité tactique identifiés sont traités avec une précision chirurgicale. C’est exactement le niveau de perception qu’atteint Shinji quand il synchronise parfaitement avec l’Unité-01 : il sent les faiblesses de l’Ange avant même qu’elles ne se manifestent.

Anno avait anticipé l’émergence de ces systèmes de systèmes qui caractérisent la guerre moderne. Plus question d’additionner des capacités : il faut les synchroniser jusqu’à créer une intelligence collective supérieure à la somme de ses parties.

Le timing dicte sa loi opérationnel, cette capacité à orchestrer des frappes multiples avec un timing parfait.  C’est de la synchronisation Eva à l’échelle géopolitique. Une guerre menée non plus par des humains assistés par des machines, mais par un organisme cyborg unique où la frontière entre l’organique et le numérique a disparu.

 

LE LABORATOIRE NIPPON : pourquoi le Japon a-t-il « inventé » cette guerre ?

Le traumatisme fondateur d’Hiroshima

Cette question est essentielle. Il faut remonter à la source pour comprendre. 6 août 1945, 8h15 du matin. Little Boy explose à 580 mètres au-dessus d’Hiroshima. En un dixième de seconde, la guerre change de nature pour toujours. Pour la première fois de l’histoire humaine, une arme frappe sans qu’on puisse la voir venir, tue par des moyens invisibles (les radiations), et envoie un message qui transcende sa puissance physique brute.

Cette bombe n’était pas seulement destructrice : elle était informationnelle. Son vrai pouvoir ne résidait pas dans les 20 kilotonnes d’équivalent TNT, mais dans le fait qu’elle rendait obsolète toute stratégie militaire précédente. Face à l’arme atomique, la bravoure ne sert plus à rien. La fortification non plus. La supériorité numérique encore moins. Il fallait repenser la guerre depuis zéro.

Le Japon devient ainsi, malgré lui, le premier laboratoire mondial de la guerre invisible. Pendant que l’Occident continue de penser en termes de divisions blindées et de porte-avions, les créateurs japonais explorent déjà les possibilités d’une guerre faite d’ondes, de particules, de signaux électromagnétiques. Ils comprennent intuitivement que la vraie révolution militaire ne viendra pas de canons plus gros, mais d’armes qu’on ne voit pas.

Cette obsession pour l’invisible va imprégner toute la culture populaire nippone. Dès les années 50, les kaijū eiga (films de monstres géants) explorent les conséquences des radiations sur la matière vivante. Godzilla n’est pas qu’un dinosaure gigantesque : c’est la métaphore d’une arme qui transforme le monde à un niveau moléculaire, qui tue par contamination plutôt que par destruction directe.

Les mangakas des décennies suivantes vont hériter de cette fascination. Quand ils imaginent les guerres du futur, ils ne pensent jamais en termes de batailles rangées. Ils pensent virus, parasitage, infiltration, saturation, déconnexion. Toutes ces techniques qui permettent de gagner sans détruire, de vaincre sans conquérir.

Hiroshima a appris au Japon une leçon que le reste du monde mettra des décennies à assimiler : l’arme ultime n’est plus celle qui frappe le plus fort, mais celle qui frappe au bon endroit, au bon moment, de la bonne manière. La précision chirurgicale plutôt que la force brute.

Exactement ce qui s’est passé à Téhéran.

 

La révolution cybernétique des années 80

Deuxième facteur clé : le Japon des années 80 devient la première société véritablement cybernétique de l’histoire. Pendant que l’Américain moyen découvre l’ordinateur personnel, le Japonais moyen maîtrise déjà les interfaces. Sony révolutionne l’audiovisuel, Nintendo transforme le jeu vidéo en art populaire, la robotique industrielle nippone domine le monde.

Cette avance technologique va créer un phénomène unique : une génération de créateurs qui pensent naturellement en termes de systèmes interconnectés. Les mangakas des années 80-90 ne sont pas des technophobes qui fantasment sur un futur lointain. Ce sont des digital natives avant la lettre qui extrapolent à partir de ce qu’ils voient déjà dans leur quotidien.

Quand Shirow Masamune dessine Ghost in the Shell en 1989, il ne sort pas ses concepts de nulle part. Il observe la société japonaise qui l’entoure : des salarymen avec leurs téléphones portables, des teenagers accrocs aux jeux vidéo, des bureaux entièrement informatisés. Il se contente de pousser ces tendances à leur conclusion logique : et si nos cerveaux étaient directement connectés au réseau ?

Cette approche bottom-up de la futurologie va donner aux mangakas une longueur d’avance sur les prospectivistes occidentaux. Pendant que les think tanks américains théorisent la Revolution in Military Affairs dans l’abstrait de la fin de la guerre froide, puis à l’aulne de Tempête du Désert, les créateurs japonais explorent concrètement à quoi pourrait ressembler une guerre entièrement numérisée à travers la SF.

Résultat : leurs fictions deviennent des laboratoires d’idées tactiques. Chaque nouveau manga explore une facette différente de la guerre cybernétique. Ghost in the Shell teste le ghost-hacking. Akira expérimente la saturation cognitive. Evangelion pousse la synchronisation homme-machine. Eden développe l’effondrement systémique.

Sans s’en rendre compte, l’industrie du divertissement japonaise devient en quelque sorte un think tank de guerre informationnelle, peut être le premier de l’histoire. Trente ans avant que les militaires professionnels ne comprennent vers quoi ils évoluaient.

 

L’influence du bushido numérique

Troisième élément crucial : cette révolution technologique ne se fait pas en vase clos. Elle se nourrit d’un héritage culturel spécifiquement japonais, celui d’un bushido réinterprété par l’ère numérique.

L’héritage des samouraïs s’est perpétué à travers les arts martiaux japonais, mais sous une forme transformée. Ces pratiques privilégient désormais la précision technique plutôt que la puissance brute. Le kendo, né des entraînements au sabre de bambou, illustre parfaitement cette évolution vers « la voie du sabre ». De même, le kyudo, l’art du tir à l’arc japonais, allie méditation et précision millimétrique. Ces disciplines incarnent une philosophie où l’arme devient secondaire face à la mentalité, la technique et la maîtrise de soi.

La défaite de 1945 et l’occupation américaine marquent une rupture brutale avec l’héritage samouraï. Les Japonais rejettent massivement le militarisme et le bushido, désormais associés à la honte nationale, à la guerre et à l’humiliation de la défaite. Cette période voit l’effacement temporaire de ces figures emblématiques de l’imaginaire collectif.

L’année 1952, qui marque la fin de l’occupation, constitue un tournant décisif. Les samouraïs réapparaissent dans la littérature et reconquièrent l’imaginaire populaire. Cette renaissance coïncide avec le « miracle économique » japonais (1955-1972) et s’accompagne d’une remarquable adaptation.

Le salaryman japonais s’approprie l’image du samouraï : le monde des affaires devient son nouveau champ de bataille, où s’exercent discipline, loyauté et dévouement à l’entreprise. Parallèlement, les yakuzas récupèrent également cette symbolique, s’appropriant les codes de loyauté et d’honneur du bushido. Cette métamorphose révèle la capacité extraordinaire de la figure du samouraï à se réinventer et à s’adapter aux enjeux de la modernité, transcendant son origine militaire pour devenir un modèle comportemental universel.

Ces influences ont irrigué l’imaginaire des mangakas. L’art martial japonais a toujours privilégié l’efficacité sur la démonstration. Un bon samouraï ne fait jamais d’effet : il frappe exactement où il faut, quand il faut, avec la force nécessaire et suffisante. Pas de gaspillage, pas de superflu. L’économie de moyens comme idéal esthétique et pratique.

Cette philosophie va se retrouver dans tous les mangas de combat. De Dragon Ball à Naruto en passant par Bleach ou Saint Seiya, le héros japonais ne gagne jamais par la force brute. Il gagne par la technique. Par la capacité à identifier la faille de l’adversaire et à l’exploiter avec une précision chirurgicale.

 

RIP, Cassios …

 

L’héritage oublié des shinobi : maîtres de l’art invisible

Parallèlement à la renaissance du samouraï, un autre héritage martial japonais connaît une résurgence discrète mais significative : celui des shinobi, ces guerriers de l’ombre plus connus sous le nom de ninja. Si le samouraï incarne l’honneur et le combat frontal, le shinobi représente l’intelligence, l’infiltration et la guerre asymétrique.

L’art du ninjutsu, développé entre les XIIe et XVe siècles, privilégiait déjà tout ce qui caractérise la guerre moderne : la collecte de renseignements, l’infiltration, la désinformation, les opérations psychologiques et les frappes chirurgicales. Les shinobi étaient des spécialistes de l’invisible, capables de pénétrer les défenses ennemies, de semer la confusion et de frapper au moment le plus inattendu. La fin du XVème siècle avec l’attaque du château du seigneur Rokkaku à Magari par le seigneur Ashikaga voit l’occasion d’une première mise en avant dans les sources.

Cette philosophie de l’ombre a profondément imprégné la culture populaire japonaise contemporaine. Des personnages comme Golgo 13 aux héros de Metal Gear Solid, en passant par les ninjas omniprésents dans les mangas, l’esthétique shinobi célèbre l’efficacité par la discrétion, la victoire par l’intelligence plutôt que par la force.

 

 

Cette double influence – samouraï et shinobi – explique peut-être pourquoi l’imaginaire militaire japonais a si naturellement anticipé les formes hybrides de conflit du XXIe siècle, mêlant honneur tactique et guerre de l’information, précision chirurgicale et infiltration systémique.

 

Et Sun Tzu  dans tout ça ?

Sun Tzu qui est connu au Japon à partir du VIIIè siècle, filtré par mille ans de culture samouraï, a pu alimenter cette obsession de gagner sans combattre. Le sommet de l’art militaire n’est pas d’écraser l’ennemi, mais de le vaincre sans qu’il s’en aperçoive. De le déconnecter de sa propre force plutôt que de l’affronter directement.

Quand cette philosophie rencontre la technologie cybernétique, elle génère quelque chose d’inédit : l’idée d’une guerre qui serait elle-même un art martial. Précise, économe, élégante. Invisible.

Les mangakas vont pousser cette logique jusqu’à ses conséquences ultimes. Leurs héros ne cherchent jamais à détruire pour détruire. Ils cherchent le geste parfait, l’intervention minimale qui produit l’effet maximal. Un virus bien placé plutôt qu’une bombe. Une déconnexion plutôt qu’une explosion. Une confusion plutôt qu’une destruction.

Cette esthétique de la frappe parfaite va devenir le signature de la guerre à la japonaise. Non pas l’anéantissement total (approche occidentale), mais la neutralisation précise (approche nippone). On ne rase pas la ville : on coupe l’électricité. On ne tue pas l’ennemi : on le désoriente.

Téhéran 2025 porte la signature de cette école. Frappe chirurgicale sur les nœuds C2 : effondrement du réseau plus que de l’infrastructure. Décapitation stratégique : désorientation de la chaîne de commandement.

C’est du bushido appliqué à la géopolitique. L’art de vaincre sans détruire, de gagner sans conquérir, de frapper sans qu’on vous voie venir.

 

LA VALIDATION HISTORIQUE : Téhéran comme validation de concept

Décryptage opérationnel

Revenons au rapport de Téhéran et décortiquons-le avec nos lunettes d’otaku occidental. Chaque phase de cette opération correspond point par point aux scénarios que nos mangakas préférés ont exploré pendant des décennies.

 

Phase 1 : l’infiltration (HUMINT de proximité)

C’est du Ghost in the Shell pur jus. Motoko Kusanagi procède toujours de la même manière : d’abord, elle place ses pions à l’intérieur du système ennemi. Pas forcément des espions humains – souvent des programmes, des virus, des backdoors. L’important est d’avoir des yeux et des oreilles là où l’adversaire se croit en sécurité.

Dans la Section 9, unité d’élite anticriminelle spécialisée dans la lutte contre le cybercrime, on se rend invisible, on observe, on apprend les routines, on identifie les failles. On devient transparent jusqu’à connaître l’ennemi mieux qu’il ne se connaît lui-même.

 

Phase 2 : la saturation (SIGINT et contrôle électromagnétique total)

Blackout C2. Pure méthode Akira. Avant la destruction physique, Otomo imagine toujours une phase de surcharge informationnelle. Tetsuo ne fait pas qu’exploser : il sature d’abord tous les réseaux de Neo-Tokyo sous un déluge de stimuli contradictoires. Les systèmes de défense s’affolent, ne savent plus où donner de la tête, finissent par disjoncter.

L’Iran de juin 2025 a subi exactement le même traitement. Submergé sous les faux signaux, les brouillages, les leurres électroniques, il a perdu la capacité de distinguer le vrai du faux. Ses radars voyaient des menaces partout et nulle part. Ses communications se sont embrouillées. Ses systèmes de commandement ont cessé de fonctionner.

 

Phase 3 : la synchronisation (Targeting temps réel)

Nous commençons à être habitués avec les images de drônes frappant Gaza ou les cibles russes en Ukraine. En exploitant la synergie des satellites, des analystes, l’aide de l’IA pour traiter les données, il s’agit de frapper au bon moment. Lorsque la vulnérabilité est totale, alors que les cibles pensent être à l’abrihttps://fr.euronews.com/2025/06/16/blacklist-quels-hauts-grades-iraniens-ont-ete-tues-lors-des-frappes-israeliennes.

C’est de l’Evangelion appliqué au renseignement. Plus question de faire fonctionner les systèmes en parallèle : ils fusionnent en temps réel pour former une seule intelligence collective. Les satellites voient, l’IA calcule, les analystes décident, les armes frappent. Tout ça en quelques millisecondes, avec une synchronisation parfaite.

Hideaki Anno avait anticipé cette évolution vers des systèmes de systèmes où la frontière entre l’humain et la machine s’estompe. Le pilote ne conduit plus son Eva : il devient l’Eva. L’analyste ne consulte plus ses données : il fusionne avec elles.

 

Phase 4 : l’effondrement systémique (Doctrine du tempo)

Imposer non point une séquence de feu, mais une séquence écrite avec précision, qui n’a rien à envier à l’art opératif déployé lors de l’opération Bagration à l’été 1944.

Hiroki Endo a-t-il étudié Bagration ? Je ne sais pas. En tout cas il en maîtrise les bases. Dans Eden, les opérations de Nomad suivent toujours cette logique du tempo parfait. Pas question d’improviser ou de forcer : on laisse l’ennemi s’installer dans ses routines, puis on frappe exactement au moment où il s’y attend le moins.

C’est la méthode Nomad dans toute sa splendeur : on ne détruit pas l’ennemi, on le déconnecte de sa propre capacité d’action. Résultat : un système fonctionnellement paralysé.

 

L’exportabilité du modèle

Le rapport de Téhéran conclut par une phrase qui devrait faire frémir tous les états-majors du monde : « Ce modèle est exportable. Il ne dépend pas uniquement de la puissance de feu, mais davantage de la capacité à connaître, infiltrer et désorganiser » affirme Cédric Debernard.

Traduction : cette méthode peut être reproduite par n’importe qui ayant les compétences techniques nécessaires. Plus besoin d’être une superpuissance militaire traditionnelle. Il suffit d’avoir une longueur d’avance en matière de guerre informationnelle.

Nos mangakas l’avaient compris depuis longtemps. Dans Ghost in the Shell, la Section 9 n’est qu’une petite unité de quelques agents. Mais elle peut tenir tête aux plus grandes puissances mondiales parce qu’elle maîtrise les flux d’information. Dans Eden, Nomad n’est qu’une bande de mercenaires. Mais ils peuvent déstabiliser des pays entiers parce qu’ils ont compris comment fonctionnent les systèmes complexes.

Cette démocratisation de la guerre asymétrique était au cœur des préoccupations de la science-fiction japonaise des années 90. Tous ces récits exploraient la même angoisse : et si de petits groupes très techniques pouvaient rivaliser avec les grandes puissances ? Et si la guerre devenait accessible à n’importe qui ayant suffisamment de compétences en hacking, en manipulation, en guerre psychologique ?

Téhéran 2025 confirme ces intuitions. L’opération n’a pas nécessité des milliers de soldats sur le terrain, même si elle s’est appuyée sur des centaines d’avions. Elle a nécessité de l’intelligence, du temps, de la précision, de la synchronisation. Des qualités que n’importe quel acteur suffisamment résolu peut développer.

Les limites géographiques traditionnelles se dissolvent dans le cyberespace, où le système est la clé de voûte. Les décisions, les flux de données, la capacité à entrer dans la tête de ses adversaires. Il ne s’agit plus de conquérir du territoire, mais de contrôler des perceptions. Plus de détruire des objets, mais de manipuler des flux. Plus d’occuper des positions, mais de saturer des réseaux. C’est exactement ce que les fictions nippones de SF nous préparaient à comprendre depuis trente ans.

IMPLICATIONS STRATÉGIQUES : les mangakas comme nouveaux stratèges ?

Révolution doctrinale

Nous assistons à un renversement historique. Pendant des siècles, la pensée militaire occidentale a semblé dominer l’art de la guerre, même si Sun Tzu pouvait revenir de temps à autres dans le débat. De Clausewitz à Jomini, de « la stratégie indirecte » de Liddell Hart à John Boyd et son « OODA Loop », les grands théoriciens stratégiques étaient tous issus des académies militaires européennes ou américaines.

Mais voilà qu’une poignée de mangakas japonais, sans formation militaire, sans accès aux secrets d’État, ont anticipé avec une précision troublante les doctrines de guerre du XXIe siècle. Shirow Masamune, dessinateur de son état, a théorisé la guerre informationnelle quinze ans avant que le Pentagone ne crée son premier cybercommand. Hiroki Endo, auteur de manga, a décrit l’effondrement systémique deux décennies avant que les analystes militaires ne comprennent ses implications.

Comment expliquer ce phénomène ? La réponse tient peut-être dans la nature même de la création artistique. Contrairement aux stratèges professionnels, contraints par les réglements, les budgets, les hiérarchies, les créateurs de fiction jouissent d’une liberté totale d’exploration. Ils peuvent pousser n’importe quelle idée jusqu’à ses conséquences ultimes, sans se soucier de faisabilité technique ou de contraintes politiques.

Cette liberté créative devient un avantage stratégique quand elle se combine avec une compréhension intuitive des technologies émergentes. Les mangakas des années 80-90 baignaient dans l’univers cybernétique naissant. Ils en percevaient les potentialités militaires avec une acuité que les experts officiels n’avaient pas.

Résultat : leurs fictions deviennent des laboratoires d’idées tactiques. Chaque nouveau récit teste une hypothèse différente, explore une approche inédite, pousse une logique jusqu’à son terme. L’ensemble forme une sorte de recherche et développement stratégique informel, mais d’une richesse et d’une diversité inégalées. Bien entendu les « classiques » restent des sources primaires pour la réflexion stratégique.

Mais cette révolution a selon moi des implications profondes pour la formation potentielle des futurs stratèges. Si les mangakas ont anticipé les guerres d’aujourd’hui, alors les créatifs contemporains anticipent peut-être les conflits de demain. Les écoles militaires qui ignorent la production culturelle passent à côté d’un gisement d’innovations tactiques.

Plus troublant encore : cette capacité d’anticipation ne se limite pas au Japon. Netflix, Marvel, les studios de jeux vidéo explorent aujourd’hui des scénarios de guerre qui paraissent encore fantaisistes, mais qui pourraient devenir réalité dans dix ou vingt ans. Guerre spatiale, conflit d’intelligences artificielles, combat dans le métavers… Les créatifs d’aujourd’hui dessinent peut-être les champs de bataille de demain.

 

Géopolitique de l’anticipation

Cette approche ouvre des perspectives géopolitiques vertigineuses. Si la fiction anticipe la réalité militaire, alors contrôler les récits devient un enjeu de sécurité nationale. En quelque sorte qui influence l’imagination collective influence l’avenir des conflits.

Le soft power prend une dimension stratégique inédite. Hollywood ne se contente plus d’exporter des valeurs américaines : il programme l’inconscient militaire mondial. Quand Top Gun glorifie la puissance aérienne (au passage il semble plus complexe qu’un raid de Maverick de détruire les capacités nucléaires iraniennes), quand Marvel explore les super-soldats, quand Call of Duty simule les opérations spéciales, ces productions ne divertissent pas seulement : elles éduquent. Elles façonnent la manière dont une génération entière conçoit la guerre.

La réalité semble un tantinet plus complexe

 

Le Japon l’a compris avant tout le monde. Leur domination dans l’animation, le manga, le jeu vidéo leur donne un avantage stratégique invisible mais réel : ils influencent la façon dont les futurs militaires du monde entier imaginent les conflits.

Cette influence se mesure aujourd’hui dans les doctrines militaires réelles. Les concepts de « guerre hybride », de « conflit de cinquième génération », de « bataille multi-domaines » reprennent tous des idées développées d’abord dans les fictions japonaises. Sans s’en rendre compte, les états-majors occidentaux appliquent des stratégies imaginées par des mangakas.

Mais le phénomène va au-delà de la simple influence culturelle. Les fictions deviennent des outils de war gaming informels. Chaque nouveau récit de science-fiction militaire teste des scénarios, explore des tactiques, identifie des vulnérabilités. L’ensemble forme une sorte de simulation stratégique permanente, accessible à tous, d’une richesse inouïe.

Les états-majors intelligents l’ont compris : ils recrutent désormais des game designers, des scénaristes, des créateurs de contenu pour enrichir leurs exercices de prospective. Parce que l’imagination créative peut identifier des angles morts que l’analyse traditionnelle ne voit pas. C’est par exemple la force du projet Red Team.

 

L’avenir de la guerre

Si cette analyse est correcte, alors il est possible de sonder les potentielles évolutions militaires à venir en étudiant les productions culturelles contemporaines. Quelles sont les tendances narratives actuelles ? Vers quoi convergent les créateurs d’aujourd’hui ?

L’intelligence artificielle militaire : de Ex Machina à Westworld en passant par Person of Interest, les fictions actuelles explorent obsessionnellement les implications militaires de l’IA. Guerres autonomes, soldats robotiques, systèmes de surveillance prédictive… Ces scénarios paraissent encore futuristes, mais ils préfigurent probablement les conflits des années 2030-2040.

La guerre spatiale : The Expanse, Bttle Star Galactica, Gundam… L’espace devient un théâtre d’opérations récurrent dans les fictions contemporaines. Les créateurs explorent les spécificités tactiques du combat en apesanteur, les enjeux du contrôle des orbites, les vulnérabilités des installations spatiales. Autant d’idées qui nourriront les doctrines spatiales de demain.

Le conflit dans le métavers : Ready Player One, Sword Art Online, Matrix… Les fictions récentes imaginent des guerres entièrement virtuelles, où les enjeux réels se règlent dans des mondes numériques. Ces récits anticipent peut-être l’émergence d’un champ de bataille entièrement nouveau : le cyberespace immersif.

La guerre biologique : de Resident Evil à The Last of Us, les créateurs explorent les implications militaires des biotechnologies. Armes génétiques, soldats améliorés, pandémies artificielles… Ces scénarios, longtemps cantonnés à la science-fiction, deviennent techniquement réalisables.

Les conflits hybrides : Black Mirror, Westworld, Altered Carbon… Les fictions contemporaines brouillent délibérément les frontières entre réel et virtuel, organique et artificiel, individuel et collectif. Elles préparent peut-être l’émergence de conflits où ces distinctions perdront leur sens.

Chacune de ces tendances narratives explore des possibilités tactiques que les stratèges professionnels n’ont pas encore pleinement intégrées. Mais si l’histoire se répète, ces fictions d’aujourd’hui deviendront les réalités militaires de demain.

La leçon de Téhéran est claire : qui veut anticiper l’avenir de la guerre doit étudier les productions culturelles du présent. Les vraisemblables laboratoires de la stratégie militaire ne sont plus uniquement à West Point ou Saint-Cyr, mais dans les studios d’animation de Tokyo, les plateaux d’Hollywood, les bureaux de développement de jeux vidéo.

Les créatifs ne divertissent plus seulement : ils programment l’avenir en imposant leurs narratifs, leurs idées.

 

CONCLUSION : la prophétie accomplie

Revenons à notre point de départ : cette nuit de juin 2025 où quelqu’un a semblé appliquer les méthodes de Ghost in the Shell à la géopolitique réelle. Ce que nous avons pris pour de la science-fiction s’est révélé être de la prospective militaire.

Shirow Masamune, Hiroki Endo, Hideaki Anno, Katsuhiro Otomo… Ces noms ne figurent à ma connaissance dans aucun manuel de stratégie militaire. Pourtant, ils ont anticipé avec une précision troublante les doctrines de guerre du XXIe siècle. Leurs intuitions créatives ont devancé les analyses des experts, leurs fictions ont préfiguré les réalités d’aujourd’hui.

Cette révélation bouleverse notre compréhension du processus d’innovation militaire. L’avenir tactique ne se décide plus seulement dans les think tanks et les académies. Il s’invente aussi dans les studios de création, les maisons d’édition, les plateformes de streaming. La Pop ¨Culture est un laboratoire stratégique informel, mais d’une richesse telle qu’il serait coupable, à l’heure où « il est encore temps » comme l’affirme Jean-Baptiste Jeangène Vilmer dans son essai Le Réveil stratégique. Essai sur la guerre permanente paru en 2024 aux éditions du Seuil, de la laisser de côté.

Si j’ose m’aventurer dans la mise en perspective, Rising Lion peut être perçue comme un tournant : la première guerre entièrement « manga-compatible ». Une opération qui semble sortie directement de Ghost in the Shell, appliquée à la réalité géopolitique avec une efficacité sidérante.

Mais cette révélation en appelle d’autres. Si les mangakas ont anticipé les guerres d’aujourd’hui, alors les créateurs contemporains anticipent peut-être les conflits de demain. Intelligence artificielle militaire, guerre spatiale, combat dans le métavers… Les fictions actuelles explorent déjà les champs de bataille du futur.

La leçon est claire : qui veut comprendre l’évolution de la guerre doit étudier l’évolution de l’imaginaire. Dans son essai Jean-Baptiste Jeangène Vilmer souligne en cinq recommandations pour « gagner la guerre avant la guerre » (op cit p.163) :

La seconde est définie ainsi : développer la fonction « connaissance-compréhension-anticipation », c’est-à-dire les services mais aussi la culture du renseignement, les méthodes de la recherche en sources ouvertes (OSINT) et surtout la prise ne compte de ces connaissances par l’échelon décisionnaire.

Je suis complètement en accord, mais bien au-delà de la nécessaire culture du Wargame. Les généraux de demain ne pourront plus ignorer la production culturelle de leur époque. Parce que les vraies révolutions militaires ne naissent plus uniquement dans des laboratoires secrets, mais bien plus dans l’imagination collective.

Code source de la guerre moderne : déchiffré par les mangakas, validé par l’opération Rising Lion, programmé par les créatifs.

L’avenir appartient à ceux qui savent lire entre les lignes de la fiction.

Illustration générée par IA

Merci à Cécile Dunouhaud pour sa relecture avisée et ses suggestions toujours précieuses sur la culture nippone.