Table ronde, carte blanche aux éditions CNRS
Pierre SINGARAVÉLOU, professeur à l’Université Paris 1, propose de présenter les travaux de décentrement des deux intervenants : Elara BERTHOAprès sa thèse sur les Mémoires postcoloniales et figures de résistants africains dans la littérature et dans les arts. Nehanda, Samori, Sarraounia comme héros culturels, elle a, entre autres, publié, en 2023, une biographie de Senghor et en 2025 Conakry, une utopie panafricaine – Récits et contre-récits 1958-1984, CNRS Éditions., spécialiste de littératures africainEs, chargée de recherche CNRS, Guillaume BLANCIl est l’auteur de divers ouvrages : La Documentation photographique Afrique contemporaine, Dossier 8165, CNRS, 2025, une essai d’égo-histoire La nature de l’historien – Par le haut, par le bas, CNRS, 2025 et toujours en 2025 Empires – Une histoire sociale de l’environnement, sous la direction de Guillaume Blanc et Antonin Plarier, CNRS, 2025. Plus ancien L’invention du colonialisme vert – Pour en finir avec le mythe de l’Éden africain, Paris, Flammarion, 2020, professeur des Universités à Sciences Po Bordeaux.
Restituer le point de vue des Africains
Pierre SINGARAVÉLOU : Est-il possible de restituer le point de vue des Africains, notamment des continuités historiques en s’affranchissant à la fois de l’historiographie européenne et de l’historiographie militante africaine ?
Quelles sources ?
Elara BERTHO : Pour Conakry, une utopie panafricaine, j’ai utilisé des sources privées en Guinée, mais aussi en Europe. J’ai puisé dans la littérature, le théâtre socialiste, la poésie de propagande, des supports, parfois, publiés en Afrique. J’ai surtout cherché dans de petits écrits conservés dans les familles à Dakar, à Conakry, à Paris. Il s’agit de décentrer l’historiographie par les archives privées. Il y a une abondance de textes de lettrés africains. Ces archives sont en cours de numérisation, ce n’est pas simple, car les métadonnées, européocentrées, ont besoin d’un auteur, qui est absent de nombreux documents dans le contexte de la dictature de Sékou Touré.
Guillaume Blanc : Les chansons peuvent être une source, comme on l’a montré dans Afrique contemporaine. Pour changer le point de vue : l’histoire de la colonisation est vue, en Europe comme la conquête et en Afrique comme une défaite.
G B prend l’exemple de la bataille d’Adoua, gagnée par les Africains. Si cette défaite est mise en peinture au Grand Palais, c’est pour la France une manière d’humilier l’Italie, en Éthiopie, cette bataille marque l’expansion territoriale par Menelik II.
Autre exemple : la fin de la Guerre d’Algérie est actée, pour la France, avec les Accords d’Évian le 18 mars 1962, mais pour l’Algérie la date retenue est celle de la proclamation de l’indépendance, le 5 juillet.
Aujourd’hui, le mot migrant est utilisé, en Europe, pour le naufrage de 366 Érythréens en 2013 Voir l’article de Catherine Wihtol de Wenden : 2013 : Le naufrage de 366 migrants au large de Lampedusa.. L’humour noir des jeunes Érythréens voit ce naufrage comme la seule porte de sortie de la jeunesseGuillaume Blanc en parle dans la fin de cette vidéo : La formation des identités nationales.
Transcender la rupture des indépendances, rompre avec la périodisation classique
P S : la notion d’Afrique médiévale a-telle un sens ?
E B : La Guinée indépendante de Sékou Touré est datée 1958-1984 et classée dans l’après-Seconde Guerre mondiale, mais le mouvement indépendantiste commence bien avant, la césure n’est pas 1958. Les premiers fonctionnaires de Sékou Touré étaient des journalistes pendant la Seconde Guerre, comme par exemple Mamadou Traoré qui rédigeait des blagues dans la presse coloniale et est devenu la plume de Sékou Touré. J’ai pu étudié ses écrits, avant sa purge, dans les archives de son fils et après, à Dakar.
G B : Dans Afrique contemporaine, il y a 11 chapitres sur la colonisation et un seul sur l’Afrique postcoloniale. La rupture de 1960 ne compte que pour les Européens, ce serait la même remarque pour l’Indonésie. On est passé d’un « troc » avec la première génération de l’Afrique de l’Ouest indépendante à la « Françafrique ». Les élites sont des alliés de la France, mais la génération suivante avait des revendications socialistes jusqu’en 1980. La césure serait plutôt : l’Afrique entre 1930 et 1980. On peut faire la même analyse avec la décolonisation portugaise. L’Afrique contemporaine, c’est la période 1880-2020.
Avec les sources africaines, on a un changement de chronologie.
Une histoire transnationale qui s’écrit par le bas
Les acteurs, les actrices qui ne parlaient pas, mis en marge dans l’histoire occidentale comme dans les histoires nationales africaines.
E B : Si on prend le cas de Maryse Condé, on ne connaît sa vie en Guinée où elle a été invitée par Sékou Touré, que par le récit de sa sœur, dont le mari guinéen était un opposant. Conakry a été le « cœur battant » de l’anticolonialisme, avant le virage autoritaire de Sékou Touré.
G B : La mise en avant de figures non-connues montre des femmes revendiquant une place pour les femmes dans les instances postcoloniales.
Exemple : Funmilayo Ransome-Kuti, la mère des droits des femmes et fondatrice du Club des dames d’Abeokut . Elle est une figure majeure de la lutte anticolonialiste et du militantisme féminin au Nigeria. Son action, avec les commerçantes hostiles à la taxe imposée par les Britanniques, dépasse les revendications catégorielles pour aller vers des questions comme l’éducation, la représentation politique, de l’action locale jusqu’à la création d’un réseau international. Une BD de l’UNESCO lui est consacréeSénario d’Obioma Ofoego, Illustrations d’Alaba Onajin. La Bd est complétée d’un dossier pédagogique et disponible sur le site de l’UNESCO : https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000230930. Sa trajectoire dépasse les bornes chronologiques classiques et les limites de son pays.
Pascale Barthélémy montre dans son ouvrage Sororité et colonialisme. Françaises et Africaines au temps de la guerre froide (1944-1962), Éditions de la Sorbonne – 2022, l’imbrication des luttes pour la libération de l’Afrique avec les luttes féministes.
La culture est un moyen de relire l’histoire de l’Afrique. Wole Soyinka est le premier Africain à recevoir le prix Nobel de littérature en 1986.
L’essor du panafricanisme
E B rappelle la place de Conakry comme capitale du panafricanisme. Sékou Touré accueillait des Sénégalais, des Maliens… Il n’existe pas de petits lieux. Sur ce sujet, je réfléchis à un ouvrage autour du couple militant Stokely Carmichael et Miriam Makeba.
G B : On peut montrer l’histoire-monde depuis l’Afrique. Dar es Salam est une ville-monde, en pleine effervescence intellectuelle dans les années 1970. Le monde est venu en Afrique, comme Guevara au Congo, mais l’Afrique va aussi dans le monde.
En 1966, Haile Selassie apprend l’existence du rastafarisme, il se rend en Jamaïque. Chaque année, le Grounation Day commémore sa visite. L’impact de cette visite dépasse largement les frontières de la Jamaïque. En fait, Tafari Makonnen est le premier nom de Selassie signifie gouverneur. Les Rastafari le perçoivent comme un leader politique résistant à la colonisation européenne mais aussi comme une incarnation prophétique divine.
G B propose un autre exemple : l’hostilité des paysanneries face aux normes occidentales de protection de la nature imposées lors de la création des parcs naturels. Pour les contourner, ils laissent les troupeaux pénétrer dans les parcs, sans les accompagner puisqu’ils n’ont pas le droit d’y aller et les récupèrent ensuite à la demande des gardes (vallée de l’Awash).
E B : Quel usage peut-on faire de la littérature publiée, donc reçue ou non ? Nécessité d’un dialogue des sources pour rencontrer des émotions culturelles. Par exemple le festival de théâtre de Guinée : que racontent ces pièces et pourquoi sont-elles aimées ? Répondre à ces questions, c’est approcher une description de la société par ses émotions collectives. Exemple de sujet traité : comment les secondes épouses peuvent s’épanouir grâce aux cours du soir.
G B évoque le rapport au terrain, en Afrique de l’Est qui suppose un apprentissage des langues locales. C’est fondamental pour recueillir le point de vue des Africains. L’exemple donné est la différence d’appréciation de la notion de nature chez les Tigréens et les Européens. Un autre exemple porte sur le financement d’un parc en Tanzanie : le discours européen développe l’idée du parc comme un outil de développement quand, en swahili, il est question d’accepter les financements pour développer des fermes agricoles.
Questions de la salle
- À propos de la diaspora qui veut se réapproprier son histoire.
On voit la remise en valeur d’anciens dirigeants écartés comme Mamadou Dia pour le Sénégal, Thomas Sankara, au Burkina-Faso ou Patrice Lumumba, en RDC.
- Comment sont reçus vos ouvrages en Afrique ?
Il faut travailler avec des éditeurs africains.
Une table ronde qui ouvre des perspectives intéressantes notamment pour les enseignants confrontés à des jeunes issus de l’immigration.