Rendez vous de l’histoire, Blois 2010.
« Faire justice »
Conférence d’Henri Nallet, ancien garde des Sceaux, « La gauche au pouvoir et la justice sous la Veme république ? » Fondation Jean Jaurès, l’OURS. (Samedi 16 octobre 2010, 11-12h3 à la Maison de la magie)
Notes prises pendant la conférence d’Henri Nallet. Elles n’engagent que l’auteur de ce compte-rendu qui a suivi le plan de l’orateur.

Fondation Jean Jaurès, l’OURS. (Samedi 16 octobre 2010, 11-12h3 à la Maison de la magie)

La justice est à la fois un principe, une institution et une administration. Ce sont ces aspects sur lesquels un pouvoir politique doit se prononcer. Si la gauche se fait le défenseur du principe, Henri Nallet tient à donner en ce qui concerne l’institution et l’administration judiciaire, une vision large des réformes menées par les gouvernements socialistes.

Les historiens retiennent trois temps pour les huit gardes des Sceaux socialistes qui se sont succédés de 1981 à 2002 :

– En 1981, on met surtout en avant les actes fondateurs de l’élargissement des libertés civiles et pénales: la suppression de la peine de mort, la fin des tribunaux d’exception, la dépénalisation de l’homosexualité, appliquant les idées sur les libertés sociales formalisées par Jean Jaurès dès le début du XXe siècle.

– Lors du deuxième septennat, la tension se fait jour entre justice et pouvoir politique en raison des affaires et de l’émergence de nouveaux magistrats qui s’affirment autour de l’indépendance de la fonction judiciaire.

– Lionel Jospin initia ensuite de nombreuses réformes de l’institution judiciaire, notamment l’indépendance du parquet. La loi Guigou de 2000 est à ce titre fondatrice sur la réforme de l’appel, de celle de la garde à vue, de la lutte contre la récidive.

Ces trois temps admis par tous, semblent cependant insuffisants à Henri Nallet à définir le rapport de la justice avec le pouvoir socialiste. Il voudrait insister sur une autre temporalité et présenter un bilan complet sur de points moins mis en évidence et pourtant novateurs, si bien qu’ils ne furent pas remis en cause par les gouvernements successifs.
Il voudrait redonner sa juste place à la justice civile et pondérer le poids de la justice pénale qui à son avis à attirer tous les regards aux dépens des autres aspects de la réforme judiciaire.

Il y eut environ 100 lois défendues par le Garde des sceaux devant le Parlement, ce qui montre la créativité des gouvernements socialistes en matière de justice. Elles concernent principalement l’élargissement des libertés individuelles et collectives dans de nombreux domaines dont le renforcement de la présomption d’innocence et une meilleure protection du droit des personnes mises en examen avec la loi Guigou du 15 juin 2000.

Elles assurent une démocratisation de l’accès à la justice par l’élargissement de l’aide juridictionnelle, l’accès au droit pour tous par la création des Maisons de justice et du droit avec le syndicat de la magistrature et celui des avocats. Elle concerne le droit quotidien de la famille, des mineurs, les médiations familiales et des conflits sociaux qui sont plus quotidiens que le droit pénal également réformé mais plus médiatisé.

Les gouvernements socialistes ont aussi contribué à moderniser l’institution judiciaire : le statut des magistrats, la fusion du conseil juridique et celui des avocats. Il ne faut pas négliger la rénovation matérielle des palais de justice, l’amélioration du travail quotidien qui passe par une meilleure gestion immobilière. Cette modernisation importante de la justice au quotidien est rarement portée au crédit des gouvernements socialistes. Cette modernisation n’a pas été remise en cause par les gouvernements suivants, ce qui entérine ces progrès.

Henri Nallet insiste sur un point important et peu connu, l’installation d’un Service Européen à la Chancellerie pour contribuer à l’uniformisation du droit communautaire. Il s’agit de donner une vision européenne au droit français dans un contexte de rapide élargissement. Le Conseil d’Etat a admis difficilement la supériorité du droit communautaire. Il rappelle ensuite la tentative qu’il fit avec Michel Sapin pour proposer une réforme de la carte judiciaire fondée sur la départementalisation de la justice à laquelle se sont fortement opposés les Présidents de cour d’Appel (1991).

Un seul aspect fut contesté entre toutes ces réformes votées entre 1986 et 1993, c’est celui d’une politique judiciaire jugée trop compréhensive à l’égard des jeunes, notamment avec l’aide à l’enfance, les alternatives à la courte peine, les rappels à la loi, la motivation des décisions judiciaires, là où d’autres appelleraient à plus de fermenté et de recours à la prison.

La gauche fut réformatrice dans de nombreux domaines de la justice mais elle a tellement intégré les critiques qu’elle ne met pas en avant ses réussites au niveau judiciaire. Henri Nallet estime que ce qui reste primordial dans l’insuccès estimé de la politique judiciaire de la gauche, c’est l’absence de projet global et de réponse durable entre les politiques et le pénal. Il s’appuie sur la question soulevée par maître Soulez La Rivière [La justice à l’épreuve, 2002]. Il s’accorde sur une évolution de la société civile que le parti socialiste n’a pas vu et dont il n’a pas su tenir compte, absorbé par l’administration quotidienne de la politique.

Il s’agit de l’émergence de la judiciarisation de la vie sociale, conséquence du recul de l’Etat providence libéral, lié à la mondialisation. C’est la montée du droit au détriment de la conception de l’Etat souverain en matière de justice.

Depuis 1983, les ambitions sociales de l’Etat ont été réduites. Par conséquent, l’Etat assure moins la régulation de la société. Cette régulation selon les libéraux doit être faite par le juge ou par les citoyens-consommateurs. Le tournant serait pris d’une justice qui assure la sécurité, le droit à la sûreté et non plus l’Etat. Ce mouvement de fond de la société, cette demande du temps apparaît en décalage avec les réponses que peut apporter le politique.

Fort du constat de cette évolution, Henri Nallet s’interroge ensuite sur l’origine de la conception du rapport justice-Etat de François Mitterrand. Selon lui, Mitterrand poursuivait en 1981 le modèle jacobin traditionnel issu d’une conception héritée de Léon Blum (25 ans conseiller d’Etat et juriste) dans laquelle la doctrine de l’Etat repose sur la théorie du service public. Dans le contexte de la Révolution Industrielle du XIXe siècle, l’Etat se devait de devenir fort afin de répondre par le droit aux initiatives privées du capitalisme industriel, agir pour l’intérêt social. L’Etat devenait un Etat administratif et juge de l’intérêt public. Cette théorie du socialisme juridique a imprégné les hommes politiques de gauche, les hauts fonctionnaires, et instruit les étudiants en droit et en science politique jusque très récemment. Elle était donc au cœur des élites dirigeantes jusqu’à sa remise en cause par la révolte des juges dans les années 90. Ceux-ci estiment que la justice doit être une autorité indépendante à laquelle l’Etat doit rendre des comptes. Dans ce contexte, on comprend la difficulté des hommes politiques à penser leur propre effacement face aux juges !

Mais à qui le juge doit-il rendre des comptes s’il ne le fait pas à l’Etat? A sa propre hiérarchie, ce qui entérine le fait d’une nouvelle absence d’indépendance. Au peuple à qui il semble qu’une « bonne justice » soit rendue ? Henri Nallet estime qu’il faut créer une Haute Autorité, nommée par le législatif afin d’avoir de réelles garanties de démocratie.
Devant ce questionnement, devant l’évolution de la société, il apparaît fondamental que les socialistes adaptent, comme d’autres, leur réflexion sur le rôle des juges et de l’Etat. Cette réforme est absolument nécessaire pour faire avancer la gauche sur le débat du pouvoir, de la justice et des libertés. Mais Henri Nallet estime également que si le pouvoir a pris sa part de réforme, il faut également que l’administration judiciaire prenne la sienne, ce qu’elle n’a semble-il pas fait dans les trente dernières années.

Pascale Mormiche