Florent Quellier Titulaire de la chaire CNRS Histoire de l’alimentation des mondes modernes, Florent Quellier est maître de conférences à l’université François-Rabelais de Tours. Il a notamment publié Des fruits et des hommes. L’arboriculture fruitière en Île-de-France, 1600-1800 (2003), primé en 2003 par l’Académie des sciences morales, des lettres et des arts de Versailles et d’Île-de-France, et Gourmandise, histoire d’un péché capital (2010), prix Jean Trémolières 2010.

Il rappelle tout d’abord que le potager est le parent pauvre de l´histoire du paysage.
Les ouvrages publiés dans ce domaine porte le plus souvent sur des paysages aménagés de pur agrément à l’époque médiévale et moderne. Le potager semble être un jardin commun présentant peu d’intérêt face à un jardin baroque ou bien anglo-chinois. On ne parle jamais de jardin sensible ou bien de jardin de l’intelligence pour qualifier le potager, expressions pourtant consacrées pour qualifier les jardins au XVIIème siècle notamment.

Florent Quellier revient en premier lieu sur la définition du mot jardin, révélatrice de l’importance du potager au cours de l’histoire. C’est avant tout une référence biblique celle du jardin d’Eden, qui est un verger fruitier certes, mais aussi un potager. La consommation de viande n’apparait seulement qu’après le déluge, et est mise en relation avec la dégradation du statut de l’homme. Il y a donc un lien direct, judéo-chrétien, établi entre le potager et le thème de l’âge d’or. Le terme de jardinage, lui, apparaît aux XVII et XVIIIème siècles dans l’expression « plat de jardinage » désignant des plats composés de légumes du jardin. On le trouve aussi employé pour qualifier les traités de jardinage du XVIIème siècle portant sur la culture des végétaux plus que sur l’organisation des beaux parterres.

Le jardin potager alors n’est pas seulement un jardin de production mais aussi un jardin d’agrément. Le « jardin d’herbe » médiéval est représenté sur des enluminures, et utilisé effectivement pour l’agrément. Dans les baux parisiens du XVIème siècle, la location du jardin offre la possibilité de se promener parmi des plantes aromatiques chargées d’apporter senteurs et couleurs. À Versailles le potager du roi, entre les XVII et XVIII ème siècles, est un jardin qui se visite, organisé autour de différentes pièces, jouant sur la perspective et comportant une pièce d’eau centrale. Mais le jardin ouvrier du XIX et XX ème siècles mélange lui aussi agrément et production. On y trouve des allées bordées de fleurs, des bordures ou bien des éléments de décoration faits de tuiles. Le potager veut provoquer le plaisir visuel et nécessite un entretien de ce jardin.

Après la seconde guerre mondiale, le potager traine une mauvaise réputation, le faisant passer pour ringard et archaïque. Il renvoie à une image de pauvreté, puisque l’apogée du jardin potager correspond à la seconde guerre mondiale, et lie ce jardin à l’idée de pénurie. De plus, alors qu’on emploie l’expression « bête comme chou », l’expression « bête comme buis », elle, renvoyant au jardin paysager ne sera jamais employée. Donc le potager s’affiche pendant les Trente glorieuses comme une culture casanière relevant du routinier et de l’archaïque dans un contexte d’économie de marché.

«Bête comme chou»

C’est pour cette raison que l’avant dernier chapitre du livre de Florent Quellier est appelé « chronique d’une mort annoncée ». Il y a trente ans, on annonçait la mort du potager. Les jardins ouvriers sont alors remplacés par des projets d’urbanisme. Dans les agglomérations parisiennes et lyonnaises, dans les années 1970, un dixième seulement des jardins ouvriers de l’immédiat après-guerre subsistent. Les règlements de copropriété interdisent la culture et l’élevage pour des raisons de standings. C’est le règne du « front garden », pièce verte d’une maison bien tenue. Le potager est alors réduit au monde ouvrier et à une pratique de retraité. À la fin des années 1970 cependant il y a un retour du potager qui accompagne un renouvellement de la pensée du fait urbain. La création, par exemple, en 1978 de l’association  » Les croqueurs de pomme » mêlant actions de protection et redécouverte de la biodiversité en est l’illustration.
L’histoire du potager est toute autre si on l’inscrit dans la longue durée. C’est une histoire de la modernité que l’on mène alors, hybridation et sélection se trouvant au cœur de l’activité menée dans les potagers. L’artichaut est, par exemple, un légume issu d’un chardon sauvage méditerranéen, et créé après un siècle de travail de sélection mené dans les potagers.
Les plantes américaines font elles aussi un passage dans les potagers, véritable purgatoire agricole. Le potager est lieu où l’on teste et l’on adapte les plantes. La pomme de terre ou la tomate sont d’abord passées par le potager. La tomate en effet a d’abord été cultivée comme une curiosité. Elle provoque alors la méfiance: est-ce un fruit ou un légume? Sa consistance est inconnue et sa saveur forte. Son odeur semble d’ailleurs être un signal divin de son caractère non consommable.
Enfin le piment fait une arrivée trop tardive dans les potagers européens pour être consommé, dans un contexte général de rejet des aromates.

Le potager est un lieu de concurrence international dans le domaine de l’alimentation. Des serres chauffées dédiées à la culture de l’ananas apparaissent dans les potagers royaux de France et d’Angleterre au XVIIIème siècle. Louis XV est fier d’être le premier à réussir cette culture sous serres à tel point qu’il demande un portrait de cet ananas à son peintre officiel en 1733.

Domestiquer la nature

Le potager est donc un lieu de modernité où l’on pratique l’art de forcer la nature. Le ménagier de Paris, traité de la fin du XIVème siècle évoque la façon d’obtenir des fèves le plus tôt possible dans l’année. Pratiquer l’horticulture, c’est donc domestiquer la nature. Le bon jardinier montre donc sa compétence technique. Le jardin est un lieu d’innovation sauf pendant les « trente glorieuses ». Il y a enfin une autre rupture à la fin du XXème siècle où le potager devient le lieu de collection de variétés anciennes de légumes. Mais les jardins potagers des XVII et XVIIIème siècles sont des lieux dont l’esprit est proche de celui d’une parcelle OGM de l’INRA.

Aujourd’hui la nouvelle conception d’un potager renverrait à la nature alors que le jardin potager est non naturel. La terre y est bêchée, engraissée, plantée, arrosée, désherbée. Le jardin n’est pas un lieu naturel même si il a une image de réserve protégeant la nature. Les légumes aujourd’hui sont issus de plusieurs siècles de sélections. Sans les hommes, ils végètent.

Le potager, étymologiquement fournit les légumes du pot. C’est une alimentation quotidienne, ordinaire, peu connue par l’histoire. On connaît surtout les festins. Il faut donc avoir à l’esprit les notions de faim et d’abondance pour comprendre le potager. Dans le potager, il y a des légumes qui servent pour la soupe, le potage. L’Europe c’est une civilisation de la soupe. Il y a un lien entre le vin et les céréales réalisé par la soupe. Le pain finit la soupe, le vin finit la soupe. La Porée est une recette classique médiévale de légumes verts cuits puis hachés rassemblant des blettes, des choux, des aromates, … La Macédoine, au contraire, la jardinière de légumes, c’est une cuisine bourgeoise qui s’affirme dans le second XVIIIème siècle, faisant un lien entre affirmation de la bourgeoisie et potager.

Du beurre dans les épinards

À côté des légumes, le potager contient aussi des petits fruits : framboises, groseilles, petites fraises. On trouve également des simples, plantes médicinales et aromatiques et des fleurs. Le petit élevage également ne doit pas être oublié. Le potager s’intègre dans l’économie domestique. Le jardin potager est nourricier. Il y a un lien entre la maison et le jardin qui la nourrit mais aussi la maison qui nourrit le jardin par ses déchets domestiques enrichissant la terre. Lorsque les maisons s’organisent autour d’une pièce paysanne, il y a unicité du jardin. Puis avec la multiplication des pièces, le jardin est repensé et divisé entre potager, verger et ainsi de suite…

Le problème historiographique que relève Florent Quellier c’est celui d’intégrer le potager dans l’histoire de l’alimentation. Ce problème s’explique par la question des sources et de façon plus générale par la manière de faire de l’histoire. L’histoire de l’alimentation c’est une histoire crée et menée par l’école des Annales s’appuyant donc sur une multitude de sources permettant d’établir des séries statistiques. Le problème c’est que les jardins médiévaux ne sont soumis à aucune fiscalité. La dîme ne porte pas sur le jardin paysan mais seulement sur ceux des maraîchers, et sur le marché, ces mêmes paysans achètent autre chose que les légumes de leur jardin. Les céréales sont donc surestimées par les sources. Elles font oublier l’autoconsommation et donnent une vision monotone de l’alimentation populaire au Moyen-âge reposant uniquement sur la consommation de céréales. Mais face à cette monotonie de l’alimentation paysanne, son goût est donné par le légume, avec des soupes différentes selon les saisons. Ce n’est pas cependant une remise en cause des disettes et famines médiévales mais un rappel nécessaire de l’existence d’une alimentation quotidienne issue du potager et intégrant la peur de la disette dans le cadre d’une culture de la faim. Le potager c’est une réponse trouvée pour se rassurer pour une population sans garantie sur son approvisionnement alimentaire. Cette garantie n’existe d’ailleurs pour l’élite qu’à partir des XVII et XVIIIème siècles.

Le jardin paysan est un espace compensatoire. Le lieu où la paysannerie peut pratiquer la culture qu’elle veut. Elle est libre par rapport au plein champ et aux contraintes collectives qu’il impose. Libéré de la contrainte de la dîme, c’est l’espace cultivé le plus proche du foyer. Le jardin potager c’est un premier pas vers un approvisionnement garantie et maîtrisé. C’est un contre-modèle s’opposant au marché, une telle idée faisant son retour aujourd’hui dans les jardins potagers du XXIème siècle.

Mais il ne faut pas surestimer le poids alimentaire du jardin potager. On ne peut pas vivre qu’avec lui. La base de l’alimentation, c’est la céréale. Le jardin est un complément ce qui explique que les légumes soient dépréciés, associés à la pauvreté. Une expression comme « En faire ses choux gras. » traduit l’importance du gras, et l’existence d’une société qui veut manger gras au XVème siècle. Mais c’est encore le cas au XIXème siècle avec l’apparition de l’expression : « Mettre du beurre dans les épinards ». Cette image de pauvreté est consolidée dans la société par le biais du christianisme, et des moines vivant en communauté ou en ermite. Le jardin est valorisé dans l’éthique monastique, un lieu de pauvreté valorisé car c’est une pauvreté voulue. C’est une manière de faire preuve d’humilité et de se placer dans les pas du Christ. On peut en effet relever l’importance de la consommation de légumes dans les premières règles monastiques de Saint Pacôme ou bien Saint Benoît. Les ermites eux consomment des légumes feuilles et des légumes racines à l’image des premiers ermites égyptiens.

La thématique du bon jardinier évolue cependant, et vers la fin du Moyen-âge et le début de l’ère moderne le jardin potager se rapproche du jardin de l’élite. Ce jardin se développe autour des résidences aristocratiques autour des villes mais aussi dans les villes, dans les hôtels aristocratiques. Le plan d’urbanisme de la ville de Bordeaux au XVIIIème siècle indique la présence de potagers à arrière des résidences aristocratiques.
Le bon ménager vit donc de son domaine, idée qui rejoint l’appel à la paix civil lancé après les guerres de religions par Olivier de Serres notamment. C’est l’idéal fiscal de l’homme vivant de son domaine mais c’est aussi l’idéal de l’honnête homme, cultivant légumes et fruits à la mode faisant preuve de bon goût en cultivant de bons produits. Les primeurs sont alors mises en avant. Leur culture repose sur le jeu des saisons et la production de légumes et de fruits domestiqués. Cela renvoie au modèle de la société du XVIIème siècle. Le potager roi résume le royaume. C’est un microcosme au pied du château de Versailles réunissant tous les produits du royaume, contrepoint de l’orangerie jugée trop méditerranéenne.

Cultiver son jardin

L’idée c’est alors de montrer que l’on n’a pas la préoccupation de remplir son ventre car l’on est bien né, amenant à privilégier les végétaux légers comme le melon, les petits pois, les figues ou les pêches. Pour ces derniers, il s’agit de fruits qui ne nécessite pas de mastication et où on ne montre pas sa dentition s’ils sont biens mûrs.
Donc le potager est un lieu contre nature, où l’on trompe la nature pour les Lumières. Dans l’Émile de Rousseau, les enfants sont gâtés par l’éducation comme des légumes forcés hors saison et des arbres taillés. Dans Candide de Voltaire, le conte philosophique se termine sur l’idée qu’ « Il faut cultiver son jardin. » fruits et légumes, indifféremment. On peut faire deux lectures de cette phrase, l’une métaphorique et spirituel mais aussi une autre plus littérale, celle de l’éloge d’un mode de vie, celui de la bonne chère dans le jardin et dans les maisons de plaisir.

Florent Quellier conclut alors sur le potager comme jardin de propreté. Il est dès le Moyen-âge le lieu de la propreté. Cette notion est à comprendre différemment selon les périodes. C’est une propreté morale que cultivent les moines et les ermites. A l’époque moderne, c’est une propreté pour montrer son éducation, qu’on est un gentilhomme. La propreté c’est l’élégance. Au XIXème siècle, la propreté du jardin ouvrier fait délaisser les cabarets et être un bon travailleur. C’est un loisir utile et productif à la classe ouvrière, qui n’est pas oisive. Enfin la propreté aujourd’hui c’est celle d’un jardin qui n’utilise pas d’engrais ou de pesticides.
Enfin le jardin potager a un aspect compensatoire. C’est un point de vue imaginaire et réel dès le début du christianisme où le jardin d’Éden est une réponse à la peur de la disette médiévale.
Aux XVII et XVIIIème siècles, les élites jouent au souverain dans leur pré carré, leur potager, ne pouvant plus à commander dans les batailles ou diriger au conseil du roi. C’est un espace qui s’oppose au marché encore aujourd’hui où les jardiniers justifie leur activité par l’idée que l’on sait ce que l’on mange. Il y a une valeur ajoutée du potager, et si le potager induit la notion de valeur ajoutée alors ce jardin est bien ancré dans le fonctionnement de la société.