Présentation par la chaine YouTube « La Tronche en Biais » d’une discussion sur la guerre et la paix. 

Thomas Durand (TD), animateur de « La Tronche en Biais » :

Pour commencer une constatation apparemment anecdotique :  « Un monde dans lequel tout le monde vivrait en harmonie » c’est le souhait manifesté des candidates au concours de beauté. Ce propos assez consensuel suppose que la paix ne fasse pas débat.

Mais, peut-on se mettre d’accord sur ce qu’est la paix ?

Malgré la « guerre contre le covid » le pays est dit « en paix », alors qu’il déploie ses armées dans le monde. La France serait constamment en guerre et les Français ne le voient pas…

Est-ce le cas ?

Ensuite, est-ce que ce que l’on nomme « guerre économique » l’est en effet ?

Est-ce que la diplomatie est toujours pacifique ?

Carl von Clausewitz a écrit dans une formule célèbre « que la guerre était le prolongement de la politique par d’autres moyens ». Est-ce que la politique fait la guerre ?

Rudyard Kipling a dit « La 1ère victime d’une guerre, c’est toujours la vérité ».

Sait-on enfin de quoi on parle quand on parle de la guerre et de la paix ?

Y a-t-il des disciplines scientifiques qui donnent une explication des phénomènes qui conduisent à une violence armée ou bien permettent de produire des scenarii qui conduisent à une désescalade des conflits à venir ? Peut-on tester la fiabilité des travaux qui sont produits en polémologie (ou science de la guerre) ou irénologie (science de la paix) ?

Nous espérons avoir les idées plus claires sur ces (trop) nombreuses questions pour le temps imparti avec l’aide de nos deux invités :

Quentin Censier, polytechnicien et animateur de la chaîne YouTube « Sur le champ » , spécialisée dans la présentation des conflits militaires.

Gabriel Galice, politologue, président du GIPRI (Genova International Peace Research Institute) animateur du colloque : « Quelles voies vers la paix ? ».

Guerre et paix - chaine YouTube « Sur le champ »

 

Quentin Censier (QC) : je fais de la vulgarisation en histoire militaire. Le but n’est pas tant de revenir sur l’événementiel que d’avoir une approche holistique du phénomène « guerre » à travers toutes les périodes de l’histoire.

Gabriel Galice : le GIPRI se positionne dans les pas du grand frère suédois le SIFRI

TD : : Commençons par un effort de définition de ces 2 sciences. Ont-elles des liens avec d’autres sciences plus connues ?

GG : ces 2 disciplines s’accordent plus qu’on ne le croit. C’est plutôt à l’intérieur de chacune que des divergences existent. πόλεμος en grec veut dire la guerre et a donné polémique en français, la paix se dit en grec ειρήνη qui a donné « irénologie », mot savant qui se justifie car le mot anglais « Peace research » ne rend pas la nuance française de recherche sur, mais aussi de et pour la paix…

Nous pourrions dire aussi que les polémologues sont généralement plus « neutres » que les irénologues…

TD : mais quelle différence entre les 2 ?

GG : Le polémologue se limite stricto sensu à la description de « l’objet guerre » : modalités, développement, fin. il ne va pas au delà. L’irénologue, lui,  étudie la paix pour l’obtenir.

TD : l’irénologue serait donc plus engagé ?

GG : Quentin et moi nous nous sommes accordés par la passé, lors d’un colloque du GIFRI… Nous n’avons pas de divergences fondamentales. J’ai observé par ailleurs que les militaires ne sont pas les plus belliqueux en comparaison de certains civils.


QC : il y a eu une nuance qui s’est imposée au départ. Le polémologue considère que la guerre est cosubstantielle à la société. On doit faire avec. L’irénologue vit la guerre comme une maladie qu’il faut soigner ou prévenir.

TD : C’est quoi la guerre ? Ça commence et ça finit où ?

QC : difficile de répondre. On peut mieux la définir par ce qu’elle n’est pas, par exemple, un ensemble de rixes entre individus.

C’est au contraire un emploi organisé de la violence avec des objectifs, et dans lequel la politique entre très vite en jeu. Ce que Clausewitz a pensé  oblige à rajouter des concepts qui vont servir à caractériser non pas la guerre mais une guerre. Et la déclaration de guerre, l’armistice, les traités, c’est surtout valable entre Etats. Car pour caractériser les guerres civiles ou asymétriques, il faut du recul. Leur chronologie ne peut se faire qu’a posteriori.

GG : d’accord sur le fait que « la guerre n’est pas un conflit comme les autres » (Jean-Jacques Rousseau). Je ne suis pas d’accord en revanche sur la remarque sur l’irénologie. Je ne considère pas que la guerre est une maladie mais une réponse inadaptée. Je reste pour autant réaliste et je ne tiens pas l’agressivité comme une maladie. Quand nous parlons des polémologues, rappelons que les fondateurs français de cette école, Gaston Boutoul et Louise Weiss étaient au sortir de la Grande Guerre tous les deux profondément pacifistes. Boutoul disait « Si tu veux la paix, connais la guerre ».

TD : Faut-il de la violence pour qu’il y ait une guerre ?

QC : Le mot déborde dans des champs très larges. Il s’agit d’abord d’imposer sa volonté à un adversaire.

GG : Non la guerre, n’implique pas toujours la violence. 2 officiers chinois, Qiao Liang et Wang Xiangsui, colonels de l’Armée Populaire de Libération ont écrit en 1999 « La guerre hors limites », un livre qui a eu un retentissement mondial. Ils y expliquent que les guerres du XXIe sièlce seront des « opérations de guerre non militaires ». Ce qui veut dire qu’elles se dérouleront dans le culturel, le technologique, l’économique, l’industriel, le monétaire, etc. Rien n’est inventé puisque les Américains l’avaient théorisé en hard/soft et smart power…

TD : A quoi sert la guerre ? Sait-on identifier les raisons externes mais aussi internes au fait d’être en guerre ?

GG :  c’est un corps politique qui essaie d’imposer sa volonté par pleins de moyens à un autre corps politique. Rousseau disait que « la guerre idéale serait celle où on ne tuerait personne ». Pour les Chinois, il faut éviter la sang, vous faire peur ou vous étouffer, c’est à dire la stratégie de la lamproie (qui parasite le poisson en se nourrissant de son sang mais sans le tuer).

L’usage interne sert à resserrer les rangs autour de soi. Boutoul allait même jusqu’à dire que c’était un moyen d’éliminer les fils que les père envoyaient se faire tuer…

Les motifs réels sont d’ailleurs la plupart du temps inavoués.

QC : le coeur du sujet c’est qu’il y a toujours une partie de la population qui a intérêt à la guerre. On pense la guerre comme destruction des biens, des humains, mais la paix peut devenir un problème pour certaines populations qui la voient comme une injustice. Il y a aussi la question de débats sans fin qui ne trouvent pas d’issue. La guerre peut alors devenir préférable et les populations concernées vont construire un discours la justifiant.

TD : Se pose la question de la pertinence du vocabulaire. Peut-on parler de « guerre contre la covid » ou « guerre contre le terrorisme » ? Utilise t-on correctement les mots où rajoute t-on des maux ?

QC : d’un point de vue linguistique c’est légitime. Sinon ça pose des pbs non pas parce que le terme n’est pas bon mais parce que ça fait penser l’entité en face comme un être pensant ou un système. Or ni la covid ni le terrorisme ne sont des concepts pensants.

Il y a donc des enjeux qui sont d’ordre de la communication politique : « le covid nous a déclaré la guerre »

GG : pour moi c’est non. On est pas en guerre sans masques, ni lit, ça fait penser à la guerre en dentelles.

Pas le terrorisme, mais les terroristes, il faut les définir. Les Américains en Irak désignaient ceux qui leur résistaient après leur victoire militaire comme « Insurgents » terme qui renvoie à la distinction Terroristen / Résistants pendant l’Occupation. On peut faire une distinction utile : le résistant ou l’insurgent s’en prend à des forces armées chez lui ; le terroriste s’en prend à des individus ou à des forces en dehors de chez lui.

TD : mais des musulmans américains qui tirent sur d’autres Américains chez eux ?

GG : c’est aussi du terrorisme. Il y a la dimension manifeste : faire peur aux gens, par exemple avec les caméras et les tueurs, filmer les exécutions. Ce que Al Qaida et l’EI ont très bien compris. Et puis, la dimension cachée, c’est faire peur au corps social pour obtenir des gains, de façon insidieuse.

TD : Paradoxe dans la guerre contre le terrorisme : on instrumentalise des groupes armés qui ensuite se retournent contre nous.

GG : C’est le côté le plus cynique des puissances : ex les US en Afghanistan avec le soutien aux moudjahidines contre les Soviétiques dont est issu Ben Laden…

QC : on peut pas faire la guerre à un concept. Tant qu’on est perdant on est terroriste, quand on est gagnant on devient institutionnel.

TD : Le but n’est il pas de délégitimer l’adversaire ?

QC : On oublie le terroriste est un être humain, on le déshumanise et il se déshumanise également. La guerre au Mali est invisible. Les militaires en sont très conscients se posent beaucoup de questions sur la manière de restabiliser une région.

GG : G.W. Bush a parlé de croisade, mot malheureux pour qualifier des résistants dans leurs pays. il y a aussi la notion de terrorisme d’Etat qui ne respecte pas le droit de la guerre qui est un droit humanitaire.

TD : Quelles lectures recommander ?

GG : « Terrorisme international et marché de violence » écrit il y a 20 ans par 2 Canadiens,  qui emploient le terme anthropologique de « marché de violence » où en plus de l’argent, on échange des honneurs, des places, une symbolique sociale pour les groupes n’ayant pas leur place dans une société donnée. 

QC : « Les sciences sociales, la guerre et l’armée. Objets, approches, perspectives » de Bernard Boëne qui est une excellente base, toujours d’actualité.

TD : Que pensez-vous du livre « Gouverner par les fake news » ?

GG : Jacques Beaud est un ancien colonel de renseignements de l’armée suisse qui démontre que tout le monde fait des opérations de manipulations psychologiques. Ça s’appelle les « psy-ops » et les Occidentaux ne sont pas en reste quand il s’agit d’accuser leurs adversaires ! Les renseignements sont paresseux et il ne cherchent pas à savoir à qui profite le crime. Bachar est un criminel mais pas un idiot pour franchir la ligne rouge. Quel intérêt avait Poutine de faire assassiner Skripal ?

QC : tout ce qui est « psy-ops » ? Ça existe depuis longtemps. Par contre difficile de savoir si en démocratie on est dans l’illusion d’être correctement informé. Il y de la rétention, de la mésinformation, mais aussi des intentions difficiles à comprendre sur le coup. Une résistante a dit qu’à l’époque en 40 il n’y avait guère d’impératif moral à résister à l’allemangne nazie. Ce n’est qu’ensuite que c’est devenu évident… L’appréhension de la vérité est extrêmement difficile sur le moment car brouillée par chaque entité « belligérante »…

TD : On en revient donc à la phrase de Kipling… Sur les guerres modernes ? Qu’est-ce qui change ?

QC : Les moyens changent mais pas les discours autour. On a les drones – une mise à distance de la violence et de la mort – et la théorie du drone de Chamayou, c’est de dire que ce n’est plus la guerre, car l’un des 2 camps ne peut pas mourir. Or ce discours, on le retrouve au XVIIe quand les canons s’imposent aux mousquets.

GG : Dès le XVIIIe siècle on parle « d’état de guerre », qui n’est ni la guerre, ni la paix.

Pour revenir à la « bible chinoise » évoquée plus haut, je suis très sensible à la guerre économique, qui n’est pas létale mais qui tue indirectement par la mort sociale.

Ce qui change et n’a pas changé : nous avons le même cerveau que l’homme de Cro-Magnon et nous réagissons de la même façon surtout en situation de stress. Et en meme temps nous avons développé de tels outis technologiques (drones), des artefacts économiques (monnaies et marchés financiers virtuels) et « l’hypervitesse » qui les fait marcher que cette contradiction entre nos deux dimensions fait que nos peurs et convictions se sont mondialisées. Charlie-Hebdo se retrouve aujourd’hui en virtuel au Pakistan, déclenchant de nouvelles conflictualités, alors qu’avant les mêmes gens s’ignoraient.

Les questions du public :

TD : Ces 2 sciences proposent-elles des solutions ?  Et qu’est-ce qui ferait consensus ?

GG : Les consensus ? Il faut lire le Norvégien Johan Galtung, père de l’irénologie européenne pour les modes de coopération. Il y a également Alain Joxe pour la France, qui est à la fois polémologue et irénologue, et qui travaille sur les stratégies.

Ensuite, il y a la charte de l’ONU qui contient dans ses articles 46 et 47la charte de l’ONU qui contient dans ses articles 46 et 47 la proposition d’un Etat-major regroupant les armées des membres du conseil de sécurité, restée lettre morte. L’ONU pourrait être un outil efficace pour la paix. Un autre outil, la multipolarité, ce que nous Occidentaux comprenons mal. L’Afrique n’a pas de siège au Conseil. L’Inde ou le Brésil non plus.

Les guerres sont quand même plus coûteuses que la paix pour le plus grand nombre.

TD : Si on veut la paix, comment on fait ?

QC : l’enjeu d’une approche pacifiste  passe par une appropriation du phénomène de la violence par le politique. C’est-à-dire qu’on supporte très mal la violence, pas seulement physique. On ne supporte plus de s’engueuler pour arriver à une organisation du dialogue régulée par les institutions démocratiques. La question n’est pas de dire « la guerre c’est mal » mais pourquoi la guerre ? Comme dit Boutoul, « qui veut la paix comprend la guerre ». Et on a des outils pour comprendre ce qui déclenche à l’échelle d’un Etat des situations « belligènes ».

TD : par rapport à votre travail sur YouTube, on popularise l’art de la guerre ou on les immunise contre ça ?

QC : je construis une relation de mise en contexte comme pour les jeux vidéos ou le cinéma, sans qu’il y ait une relation claire sur le fait que la violence décrite serait incitative. La polémologie est une des matières les plus réfléchies de l’histoire de l’humanité.

La stratégie militaire sur YouTube :
« Sur le champ » de Quentin Censier

TD : Est-ce la guerre est nécessaire pour que la paix existe ?

Et peut-il y avoir des conflits sans guerre ? Peut-on imaginer la fin des guerres ?

GG : lire « L’éloge du conflit » ! Discours schizophrène, il faut assumer le conflit en évitant le conflit ultime. La Disputatio médiévale entre savants européens était l’art de s’opposer avec des arguments, parfois avec une franche engueulade…

TD : Les médias contribuent-ils à réduire ou alimenter la violence ?

GG : ils l’alimentent plutôt.  L’information est une marchandise et une arme (cf. la notion d’« info war ») ; il y a malheureusement plus d’effets belligènes.

TD : Les conflits ne sont pas des problèmes en soi. Il ne faut pas avoir peur de dire qu’on est pas d’accord. Je m’engueule souvent mais je ne fais pas la guerre. Débattre est mieux que se battre.

GG : je ne suis pas optimiste ; c’est dur il faut lire beaucoup, écouter des vidéos. Le repos et la liberté sont incompatibles ! Lire la servitude volontaire de la Boëtie : les moutons sont parfois plus dangereux que les loups… Donc pas de repos pour l’irénologue !

TD : et repos pour le guerrier…

QC : Un mot qui n’a pas été dit : la paix, ce n’est pas l’absence de guerre. La non-guerre c’est le fruit d’efforts et d’énergie. Le fait de dire que nous sommes en paix par ex. depuis 70 ans, c’est le fruit d’une politique, un enjeu d’investissement personnel et collectif, avec des structures qui permettent de limiter les conflits. La paix doit être un exercice populaire. Il faut s’approprier ses structures qui nous permettent de dire non.

A l’inverse, la paix qui enferme peut être mortifère, car elle empêche toute résolution des conflits.

TD : le monde n’étant pas parfait, l’injustice étant parmi nous, on ne va pas la régler en mettant les problèmes sous la table.

Thibaud Durand remercie l’équipe de GEM et Isabelle Sauret ; Thibaud Renard qui l’a aidé à préparer l’émission.

Vous pouvez revoir la vidéo sur la chaîne YouTube du festival :

Cette discussion clôt donc le festival de cette année. 

Tous nos comptes-rendus sont maintenant disponibles sur le site des Clionautes, section « Conférences » :  

Festival de Géopolitique de Grenoble 2021

Bonnes lectures, et à l’année prochaine ! 

Jean-Michel Crosnier, référent des Clionautes pour le festival de Géopolitique de Grenoble