La maison de la Magie est le lieu tout trouvé pour ce grand entretien, mais si les historiens ont l’habitude de dire que le passé est là pour éclairer l’avenir, le paléoanthropologue, lui, n’hésite pas à convoquer l’aube des temps anciens pour tenter d’y voir clair dans une question qui n’a rien d’une illusion…

Pourquoi ce titre ? Une jeune lycéenne d’Afrique noire francophone m’interpelle sur un mémoire sur le numérique. Sommes nous à l’aube d’une nouvelle humanité ? Oui ! 

La question de l’évolution des espèces humaines, des populations humaines et des sociétés est déjà au cœur des préoccupations du paléoanthropologue ; le feu et la cuisson avaient déjà  transformé l’homme en un redoutable prédateur pour les autres espèces animales ; les hommes ont toujours été mobiles, et ils ont toujours échangé. 

D’un point de vue philosophique, Pascal Picq rappelle que l’humanisme à la Renaissance était lié à l’accès à de nouvelles connaissances et à l’émergence des sciences et des techniques. L’idée que les humains ont des droits sur la nature vient de loin, même si Voltaire peut dire à propos du tremblement de terre de Lisbonne de 1755 que ces manifestations leur restent incontrôlables, car du domaine du hasard. Nous vivons actuellement un processus qui s’est appelé « humanisme » il y a 500 ans et que nous nommons aujourd’hui « transhumanisme ». Or il y a co-évolution entre la nature et nous (les microbiotes) ; l’autre évolution est que nous sommes plastiques (sur le plan cognitif, corporel), ce que les humanistes ont minimisé et ce que les transhumanistes veulent accélérer.

La modernité c’est Julian Huxley, frère de l’auteur du « Meilleur des mondes », biologiste eugéniste qui fut le 1er secrétaire de l’UNESCO et dont le père était un grand ami de Darwin : pour lui, si la science doit faire l’objet de discussions avec l’éthique, nous sommes loin d’avoir développé nos potentialités, ce que la génération de baby-boomers a en partie accompli pour une large partie de la population occidentale. Puis la notion de transhumanisme dont il est l’initiateur est repris par les années 90 en Californie. N’oublions pas les Russes, fascinés par le cosmos dès le début du XXe siècle (cf. Fiodorov et la recherche de l’immortalité par la technique), qui amène la science soviétique à tenter d’améliorer les conditions humaines à l’aide de greffes animales ; le résultat est désastreux, mais les Californiens penseront la même chose, cette fois avec du numérique et de l’électronique, dans le but de réaliser des projets d’amélioration du bien-être humain tout en en transmettant la circulation de l’information de façon instantanée. 

L’idée d’immortalité suscite un fort intérêt mais pose des questions complexes. « L’eugénisme positif » est poussé par l’évolution des technologies qui le permettent : pourquoi se priver de ce que la médecine fait aujourd’hui et qui pourrait nous aider à progresser notre condition ? Ceci posé, on peut distinguer plusieurs transhumanismes : Joël de Rosnay dit « progressons mais avec des limites éthiques » ; d’autres plus sur un mode libertarien : « usons d’exo-squelettes et de processeurs en fonction de la demande du public » ;  enfin ceux qui se considèrent comme les « élus » sont prêts à chercher des lieux à eux pour vivre leur immortalité future (sur Mars, sur ou sous l’océan…). Autre argument intéressant, pour Laurent Alexandre, ces technologies ne sont pas chères, se répandent très vite et dans le monde entier… Faisons donc évoluer nos sociétés au mieux. 

Les transhumanistes nous disent nous allons basculer dans un nouveau monde d’ici 10-20 ans. Il n’y a qu’eux aujourd’hui pour nous proposer une vision du futur, pendant que les jeunes s’angoissent sur le leur et que les politiques le négligent, leur temps étant plus court. Or l’émergence d’une classe moyenne a connu de tels progrès qu’il est difficile d’accepter la dissociation entre deux forces contraires : des promesses de progrès rapides et spectaculaires, d’une ampleur jamais réalisée jusqu’à présent – mais au profit de qui – et l’amplitude déjà énorme et qui continue de se creuser des inégalités et la baisse de l’espérance de vie dans la partie qui régresse et s’inquiète d’être perdante, ce dans chaque pays sans exception. Ce problème éminemment politique n’a pas été anticipé et commence timidement à être débattu. Pourtant, il est urgent que les citoyens s’en emparent, car les enjeux sont énormes (sentiment de perte des identités culturelles, remplacement du travail humain par les robots, transferts des décisions « démocratiques » aux algorithmes…). Ces enjeux, que le paléoanthropologue juge dangereux pour la société induisent une fracture entre une population connectée et le reste en dehors, à l’origine de toutes les tensions dans le monde actuel. 

Au travers de son dialogue avec une jeune étudiante africaine dont le mémoire porte sur le transhumanisme et l’évolution induite par les réseaux sociaux, Pascal Picq nous invite à prendre conscience que nous vivons un moment décisif pour l’humanité.