Gouverner par gros temps : comment sortir de la guerre civile ?

Le titre de la conférence suppose la tempête et le temps de crise. Il s’intègre dans la démarche de l’Ecole des Annales puisque sortir de la guerre civile implique des articulations de temporalité : la guerre civile rejoue des « avants » et annonce des « après ».

Avec Patrick Boucheron, Quentin Deluermoz, Anne Simmonin et Vincent Azoulay – Ecole des Annales

Introduction par Vincent Azoulay

Le titre de la conférence « gouverner par gros temps » suppose la tempête et le temps de crise. Il s’intègre dans la démarche de l’École des Annales puisque sortir de la guerre civile implique des articulations de temporalité : la guerre civile rejoue des « avants » et annonce des « après ». Cet enchevêtrement est étudié ici à travers 1) la guerre civile et 2) les diverses façons d’en sortir.

Chaque intervenant propose une analyse concernant des crises en des époques différentes : XXème siècle et la Seconde guerre mondiale, XIXe siècle et la Commune, les villes italiennes au Moyen-Âge et finalement l’Antiquité avec les guerres civiles athéniennes (411 et 404- 403 av. J.C.). Chacun s’exprime sur ce qu’est la guerre civile puis sur les manières d’en sortir.

Précisions : gouverner relève du vocabulaire de la météorologie et de la navigation. Gouvernare en latin : se diriger. C’est une métaphore sur le gouvernement, tenir le cap, tenir la barre, le gouvernail qui s’origine en Grèce. Le « kubernetes » (timonier ) tient le gouvernail du navire de l’État par gros temps et les autres se laissent mener : on est dans un dessaisissement populaire. Platon  utilise la métaphore du navire pour indiquer qu’il doit mener la cité à bon port. Platon insiste sur le fait que sur le bateau, il existe différents rôles qui viennent jouer leur rôle émancipateur.

« Gouverner par gros temps » ne dit rien sur la façon dont on gouverne : hiérarchique (verticale) ou plus horizontale ?

On s’aperçoit que, quand vient la guerre civile, on peut en sortir soit par l’écrasement, soit par une ouverture plus émancipatrice.

La guerre civile 

Anne Simonnin:

En 1944, à la fin de la seconde guerre mondiale, la France est-elle en situation de guerre civile ? Les historiens sont en désaccord sur cette question. Notons deux choses. 

  • l’Etat de droit est manquant : en effet, depuis que le régime de Vichy a mis en place un système de cour martiale pour éliminer les opposants politiques, c’est « La justice du pire ». La situation frontale enclenche une situation de guerre civile.
  • Il n’y a pas de troisième voie à côté de celles du « Pétain n’a rien protégé » ou de « De Gaulle a tout sauvé ».

La mémoire de la Libération est liée à l’image des femmes tondues, victimes expiatoires qui cristallisent ce que l’on nomme l’épuration sauvage. Il manque pourtant des chiffres fiables : les estimations vont de 10 000 à 40 000 morts. Entre mai et octobre 44, période reconnue comme très intense, des débuts de guerre civiles apparaissent mais les structures de gouvernements, en particulier les commissaires de la République, ont réussi à les interrompre par la création des juridictions d’épuration.

Si la France n’est pas entrée en guerre civile à ce moment là, elle n’est pas passée loin de se trouver déchirée. Les structures en place ont permis de ne pas avoir à gérer une telle situation de guerre civile.

Quentin Deluermoz

De mars à mai 1871, la Commune de Paris se situe dans une vraie situation de gros temps entre la sortie de guerre franco-prussienne, la transition républicaine du 4 septembre et la Commune elle-même. En mars, les deux camps, Versaillais et Communards, veulent éviter la guerre civile car le souvenir de Juin 1848 où la République massacre les émeutiers est encore bien présent. 

Pourtant, les tensions augmentent. Progressivement, Versaillais (monarchistes conservateurs) et Communards se dressent les uns contre les autres. Les Communards ne seraient qu’un ensemble d’anarchistes, d’ouvriers incontrôlables. Les communards font un pari sur l’avenir pour mettre en œuvre une politique d’émancipation. Ils pensent à organiser le futur. Mais Versailles et la Commune projettent deux futurs bien différents.

Patrick Boucheron 

Au Moyen-Âge, les mots « discorde », « division » , « désaccord », « révolte » existent mais la guerre civile n’est pas nommée. Un mot clé de l’anthropologie politique : fitna. C’est un mot qui désigne le moment où les successeurs du prophète Mohammed se déchirent, brisent l’unité de l’oumma. C’est un incendie qui parcourt l’ensemble du corps social. La plus célèbre des fitna est celle qui détruit l’empire omeyyade en Andalousie de 1009 à 1031.

La guerre de Cent Ans est décrite comme une guerre féodale qui tourne au choc des nationalités. Elle a toutes les caractéristiques d’une guerre civile où l’on se déchire. La même constatation s’applique pour ce que l’on appelle les guerres de religions. La nation et la religion cachent la réalité de la guerre civile. Pour sortir de cette situation, se crée un Etat.

Vincent Azoulay

En Grèce, on parle de stasis (la guerre civile). Nicole Loraux a travaillé sur la stasis qui caractérise le monde des cités grecques et accompagne leur naissance à partir du VIIIe siècle av. J.C jusqu’à l’époque impériale. Aux Ve et IVe siècle, deux stasis viennent ponctuer la fin de l’affrontement entre Athènes et Sparte : en 411 et en 404-403. 

En 411, on déplore quelques dizaines de morts mais la sortie de guerre civile est émancipatrice. Les oligarques prennent le pouvoir à Athènes mais cela n’aboutit pas car les rameurs (athéniens pauvres) à Samos s’engagent dans le conflit et s’opposent au renversement de la démocratie. Athènes a connu en 415 un désastre : l’expédition de Sicile. ¼ du corps civil disparaît. La démocratie des rameurs a réussi à se maintenir contre la prise de pouvoir oligarchique dans la cité d’Athènes.

Mais en 404, cela recommence lorsqu’Athènes perd la guerre contre Sparte. S’installe alors une oligarchie sanguinaire les Trente qui imposent un État d’exception. Les institutions sont suspendues et la désignation de l’ennemi est claire : ceux qui ne font pas partie des 3000 citoyens listés perdent toute protection juridique et sont donc très fragilisés. On estime qu’entre 1500 et 2500 citoyens sont exécutés par les Trente. Au début de la guerre du Péloponnèse, on pense qu’il y avait 60 000 citoyens. La peste (en réalité le typhus) a tué ¼ de la population, sans compter l’expédition de Sicile. Donc les citoyens sont sans doute entre 15 000 et 20 000. Le corps civique se réduit, dans un climat d’extrême violence. En effet, les oligarques ont construit une communauté fermée de 3000 citoyens : pour y entrer, un autre doit être exclu.

La tension perdure car ces quelques citoyens sont susceptibles d’être éliminés. Critias théorise cette violence et cette tension : un bon citoyen est un citoyen qui a peur. Il faut alors le terroriser. Chacun doit lutter pour ne pas mourir. Le corps civique se replie sur lui-même et devient complice des meurtres. 

La sortie de la guerre civile 

 Patrick Boucheron

Dans les expériences politiques urbaines (XIIe, XIIIe et XIVe siècle), la question de la stasis est essentielle. Dans les communes italiennes, les éléments structurels sont identiques. Ce qui fracture le corps social est la montée aux extrêmes. Le droit n’empêche pas cette montée rapide. Les villes italiennes sont pourtant très judiciarisées et les rapports sociaux régulés. Les tyrans, les seigneurs vont tirer partie de la situation car ils prétendent avoir une solution au problème. Ils proposent une paix seigneuriale : celle du maître.

La paix est ici un thème seigneurial donc hiérarchique.

Sur la fresque siennoise peinte pour le palais public par Lorenzetti en 1338 habituellement nommée « L’allégorie des effets du bon et du mauvais gouvernement » montre une cité qui se pacifie par la justice sociale. Le bon citoyen doit admettre qu’il faut être juste pour avoir la paix.

Pour refuser la paix du seigneur, il faut la charger d’une autre signification et admettre qu’il y a dans tout système politique une mésentente et qu’il faut accepter la violence qui fonde la cité. Il faut reconnaître sa puissance de guerre civile. Machiavel le confirme: la république ne s’ordonne pas sans danger. La lutte sociale, la possibilité de la guerre civile créent les bonnes lois.

La guerre civile latente est liée à la paix communale.

Anne Simmonin

Les situations de guerre civile sont créatrices d’institutions car la violence doit être modérée comme avec l’aide des commissaires de la république. La guerre civile remodèle la citoyenneté car il faut réaliser des tris ou mettre en place des alertes : il faut être vigilant pour ne pas relancer le dissensus. Il faut préserver la cité. La création de l’indignité nationale par les juristes de la Libération est un moyen : on institutionnalise temporairement une citoyenneté de second ordre. Il faut accepter une période probatoire avant de redevenir de bons citoyens. La circulation est libre mais les droits sont limités. C’est une sorte de citoyenneté à degrés qui permet de vivre ensemble en acceptant les différences.

Quentin Deluermoz

Pour sortir de la guerre civile, un répertoire d’actions se décline :

  • La violence : les Versaillais massacrent les insurgés parisiens. Le nombre de morts est toujours en débat.
  • Le droit : toutes les contradictions sont présentes. La France veut être un Etat libéral mais elle ne veut pas de la guerre civile. On suspend le droit que l’État est pourtant sensé défendre au nom de …la raison d’Etat.
  • La justice met à l’écart les condamnés considérés comme des criminels : exil.
  • L’État interdit la circulation des représentations de la Commune : interdiction de la montrer. De plus, des peintres, comme Manet, qui vont tenter de représenter la Commune ne vont pas réussir. L’effet de sidération bloque la représentation.

C’est là un des modes de sortie de la guerre civile. Le retour à l’ordre est très rapide : les routines urbaines ou institutionnelles reprennent. Ainsi, les vélos sont de nouveau en ville deux semaines après et le montant de l’octroi est le même en moins d’un an. Le retour au jeu politique reprend en moins d’un an également. La résilience est rapide.

Vincent Azoulay

Entre 411 et 404, les deux guerres civiles présentent deux sorties de guerre démocratiques différentes : une démocratie plus intégratrice et émancipatrice en 411 et une démocratie autoritaire, fermée sur elle-même en 404.

En 411, la démocratie des rameurs a lieu après l’expédition de Sicile donc elle est en situation de fragilisation. Les oligarques prennent le pouvoir à Athènes : ce que refuse la flotte de Samos. Les rameurs, dont Thrasybule, vont refonder la démocratie hors d’Athènes, à Samos en faisant jurer le serment de protéger la démocratie aux équipages. Mais ces équipages sont composés de peu de citoyens (moins de la moitié), ce sont des métèques, des esclaves et des Samiens. Il ne s’agit pas du corps civique habituel. C’est une vraie expérimentation politique qui dure plusieurs années : elle participe à la restauration de la démocratie en 410 et dure jusqu’en 407.

La démocratie, ensuite, à la différence de la démocratie de 451, exige d’avoir un père et une mère citoyen pour devenir citoyen.

En 403, sortie de guerre civile où Thrasybule est l’homme de la réconciliation. Ceux qui avaient lutté contre les Trente n’étaient pas que des citoyens. Par exemple, Lysias a financé les mercenaires contre les Trente. La sortie se fait de manière autoritaire : l’alliance d’une fraction des oligarques modérés et de ceux qui avaient résisté dans le Pirée impose un serment d’amnistie. Ils trouvent leur solution dans le sang avec le maintien de mesures d’exception. Ceux qui contestent sont éliminés.

Il s’agit d’une justice de transition et la démocratie n’est pas affaiblie.

Pour en savoir plus…

Vous pouvez consulter les autres comptes-rendus de conférence de l’édition 2020 des Rendez-vous de l’Histoire. Vous pouvez également vous reporter au compte-rendu des Clionautes sur le dernier ouvrage de Patrick Boucheron ou encore consulter celui abordant l’histoire des violences intellectuelles, rédigé par Patrick Boucheron et Vincent Azoulay en 2009.