L’échange de ce matin réunit des représentants de toutes les maisons d’étude mondiales pour échanger sur le cadre impérial et sur la notion « gouverner ». Emmanuel Laurentin, modérateur de l’évènement, rappelle en introduction qu’il s’agit d’une question qui revient sur le devant de la scène de la recherche depuis une quinzaine d’années. La notion d’empire est questionnée. Le débat du jour est le fruit de cela.

 

Intervenants :

Lucas GABBIANI : Ecole Française d’Extrême Orient

Guillaume GAUDIN : Maitre de conférence à Toulouse, membre de la Casa Velazquez

Christophe GIROS  : Spécialiste Byzance, maitre de conférence Lyon 2

Annick PETERS-CUSTOT : Professeurs à Nantes

Robin SEIGNOBOS : Archéologue, Institut Français d’Archéologie Orientale, spécialiste des fatimides

Emmanuel LAURENTIN : Modérateur

La suite de l’échange, afin de retranscrire le plus fidèlement les pensées des conférenciers, prendra la forme d’un verbatim.

 

I. La notion d’impérialité

Le programme Imperialiter

Annick Peters-Custot : Imperialiter est un programme commun, porté par l’École française de Rome et la Casa Velasquez. Nous travaillons sur les transferts d’impérialité. C’est une notion descriptive des caractéristiques de ce que l’on nomme gouvernement impérial, et de la performance du souverain. C’est une construction développée par les historiens de l’empire Plantagenet (Fanny Madeline auteure des Plantagenets et leur empire : construire un territoire politique lien vers sa fiche personnelle) qui participe à la construction d’un territoire impérial par la pérégrination du souverain Plantagenêt.

Ce programme parle de l’impérialité seconde. Si l’impérialité est propre au gouvernement impérial, l’impérialité seconde est l’étude du nouveau sens que prennent ces caractéristiques en dehors de la personne du souverain (appropriation). Nous devons éviter deux écueils :

  • L’hyper modèle de Rome
  • La confusion entre empire et impérialisme, en héritage de l’histoire coloniale

Impérialiter tente de voir et de constater les usages de l’empire par des royaumes. Pour les contemporains médiévaux, qu’est-ce qui était efficace dans l’empire ? Ce programme est une ruse pour se dégager de ces deux écueils évoqués plus haut.

Une notion élastique et féconde

Guillaume Gaudin (GG) : C’est une bonne question d’autant plus pour l’empire espagnol sous Philippe II. La monarchie espagnol est composite, ce qui est une caractéristique de l’impérialité. Le souverain espagnol est un empereur sans l’être véritablement. Philippe II est dans un grand écart : gérer des territoires immenses et  éloignés dans des modèles politiques et une culture de la proximité, issue du Moyen-Age. Nous étudions les stratégies nouvelles pour gouverner ces espaces, tout en n’étant pas empereur mais tout en revendiquant les attributs de l’empire. 

Annick Peters-Custot : Ce qui est fabuleux, c’est que ce terme d’empire permet de faire cohabiter des objets historiques totalement différents et parfois antithétiques (les pérégrinations du souverain sur son territoire par exemple). La multiplicité de la notion d’empire rend difficile toute tentative de définition du mot. L’empire est un horizon des possibles, jamais atteignable. L’empire est une croyance, comme le disait l’historien au collège de France spécialiste de l’empire byzantin Gilbert Dagron. 

Christophe Giros  : Le terme même d’héritier, pour parler de l’empire byzantin, est douteux. En Occident nous considérons que l’héritage impérial fut transféré à Aix la Chapelle à partir du Xème siècle. En Occident, nous cessons d’ailleurs d’appeler les byzantins « romains ». Tous les byzantinistes ont considéré qu’il y avait un hiatus entre l’empire byzantin et l’empire romain. Nous  remettons en cause cela car il y a une continuité totale de la structure de l’État et de l’empereur.

 

II. Gouverner les marges

Une administration spécifique

Christophe Giros : Nous avons longtemps cru que l’administration byzantine était homogène. Or nous constatons désormais que l’administration des marges diffère de la région du Péloponnèse. De même, l’empereur byzantin a laissé un grand rôle à la gentry locale. 

Robin Seignobos :  Dans la gestion de l’empire Fatimide se retrouve cette gestion différenciée des marges. On a spéculé sur l’influence byzantine. Nous penchons plutôt sur une logique interne, avec une assez forte propension à la délégation du pouvoir, sans que cela soit perçu comme un délitement de l’État. C’est à dire que sur les marges bédouines, sur la frontière sud de l’Égypte, dès le début du XIème siècle, on délègue à l’émir bédouin le contrôle de cet espace et des prérogatives régaliennes, avec  en échange la reconnaissance de la tutelle du calife-imam. 

La prise en compte du temps long

Lucas Gabbiani  : Quand on parle de Chine et d’empire chinois, nous devons bien prendre en compte la très longue période. Ce qui est intéressant, c’est que si cette idée d’empire s’est imposée, l’espace géographique, que l’on considère comme la Chine, ne fut pas une réalité. On parle d’un espace que l’on considère comme la Chine car l’empire Qing est un empire de conquête. C’est une dynastie qui n’est pas Han mais Mandchoue. Elle vient du nord de la grande muraille et gère comme dynastie étrangère la Chine des Ming et des Qing inclues par la conquête. La légitimité était donc une question capitale pour la dynastie Qing, y compris dans les territoires conquis (Mongolie, Tibet). La plasticité  du système gouvernemental, à travers les élites, permet d’imposer la légitimité Qing. 

Guillaume Gaudin : Nous allons poursuivre, Lucas Gabbiani et moi-même, un grand projet : comparer l’empire espagnol et Qing. L’empire espagnol procèdera de la même manière dans les espaces colonisés, en s’appuyant sur les élites et les caciques sur place. 

III. Pourquoi repenser la notion impériale ?

Le cas français

Annick Peters-Custot:  Du point de vue historiographique français, il y a un non-dit venu de la construction de l’Etat nation français. L’État royal français s’affirme comme un État-Nation depuis le XVIème siècle au moins. Cette construction serait en opposition à l’empire. De nombreux exemples montrent une tendance impériale : titre que prenait Louis XIV dans la correspondance étrangère, et même l’existence du Vice-Roi en Nouvelle France. Cette vision historiographique a eu un grand  impact sur nos recherches (réévaluation des travaux de Duby sur la chute de l’empire carolingien). 

La crise de l’Etat-Nation à l’heure actuelle joue énormément également dans cette réactualisation de ces études, au moment aussi où certains États se réapproprient cette notion impériale (Chine, Turquie). Cette crise nourrit une acuité plus fine sur la notion et les espaces (études métropole/colonie). 

Des ressemblances entre le califat fatimide et les Byzantins

Robin Seignobos : On se rend compte que la gestion de ces empires se fait par des liens personnels, au delà des liens institutionnels. Par exemple la délégation du gardien d’Assouan a été supprimée pour la donner à un émir local dans lequel on avait plus confiance.

Dans le cas du calife Fatimide, se trouve une notion sacrée à laquelle les émirs des marges et les opposants ne pourront pas accéder. Cette aura impériale se manifeste de différentes façons : 

  • Le mode de réclusion dans le palais qui le rend inaccessible   
  • Le titre d’imam réputé infaillible

Christophe Giros : La même situation se retrouve chez les Byzantins car la notion d’empire tient à la dignité personnelle plus qu’au territoire. L’empereur est désigné par Dieu et couronné  à Sainte Sophie. Il délègue ensuite, selon une hiérarchie des titres, ses pouvoirs. Cette délégation va jusqu’à l’étranger. L’empereur byzantin offre des titres, des pouvoirs et de l’argent à des élites extérieures à l’empire, comme en Sicile. Une science politique, héritée de Rome, que l’on voit à l’œuvre par exemple sous Justinien, offre un  corpus idéologique à ces pratiques. À partir du VIème siècle, s’élabore une idée de relation familiale entre les souverains, qui passe dans une idée d’égalité entre les souverains.

Une vision eschatologique

Annick Peters-Custot : Sur la question de la dignité impériale, le programme imperialiter se pose la même problématique. Par exemple pourquoi la France est allée en Italie pour faire des conquêtes ? Car l’objectif est Constantinople et le titre impérial. Cette vision eschatologique, qui s’appuie sur le texte biblique en Europe, nourrit la volonté d’être le dernier empire avant la fin des temps. Cela s’exprime dans l’appétit de croisades, dans les caractéristiques eschatologiques et messianiques de son titre. Ces approches sont à prendre en compte, et ne pas les rejeter sous couvert de rationalité moderne. 

Guillaume Gaudin : Ce cocktail messianique et eschatologique marche très bien pour l’empire espagnol : Colomb trouve le paradis lors de sa traversée, Cortez en disgrâce, partira en croisade, Philippe IV se présente d’ailleurs même comme « roi planète ». Le juriste Antonio Leon de Pinello place le paradis au Pérou, ce qui nourrit cette vision eschatologique.

Lucas Gabbiani  : Cette eschatologie n’a pas de prise en Asie, car nous ne sommes pas dans un monde monothéiste. L’empereur Qing a une forte connotation religieuse (le mandat céleste) mais il n’y a pas de dogme et de parole. Nous sommes dans une religion d’État, du rituel et de la parole. Lorsque les mandchous commencent à reconstruire leur  pouvoir politique dans le Nord Est, il y a d’abord un rapport avec les Mongols qui va  se jouer. Il s’agit de conquérir le titre de Khan. De plus, quand les mandchous arrivent sur place, il ne sont pas perçus comme des envahisseurs. En effet le dernier empereur Ming s’est suicidé à la suite d’une révolte paysanne. Les mandchous sont appelés pour restaurer le pouvoir et s’installent.

IV. Comment communiquer dans le cadre impérial ?

Un réseau postal insuffisant dans de nombreux cas

Robin Seignobos : Ces dimensions sont étudiées depuis peu. On a souvent dit que les fatimides n’avaient pas de  système postal à la hauteur et cela est assez vrai. Nous avons très peu d’informations. Les messages circulent de manière informelle et les réseaux marchands semblent plus efficaces (mais peut-être que cela est le fruit d’un biais de sources).

Christophe Giros : En s’appuyant sur les propos de Procope sur le délitement de la poste byzantine, nous pensions que ce système avait essentiellement disparu. Or, il y a certes une diminution des moyens. Mais il s’agit d’une adaptation à un nouveau système, plus petit mais qui demeure entretenu et fonctionnel.

Guillaume Gaudin : Le système postal explose durant le règne de Philipe II et le développement de l’empire. Le courrier suit les grandes voies de communication (routes américaines et asiatiques via les galions venus d’Amérique du Nord et de Manille). 

Je viens d’étudier le voyage d’un certain Jacques de Coutre, voyageant en Asie portugaise et devant porter des lettres au roi à Madrid. Le plus simple aurait été de passer par le cap de Bonne Espérance. Or il passe par Ormuz,  Alep, Alexandrette. Il est capturé en Sicile et réduit en esclavage. Un Français le rachète et il gagne l’Espagne. Il transmet son message au roi, après trois ans de voyage. 

Le cas particulier de la Chine

Lucas Gabbiani  : L’empire Qing est un empire de la paperasse. Il y a aussi de l’oralité, ce qui pose soucis pour nous, mais beaucoup d’archives textuelles. Ce système repose sur le relais postal dont hérite cette dynastie. Les Qing apportent une innovation : la vitesse de transmission. Pour les documents les plus importants (les mémoires de palais), les distances parcourues pouvaient atteindre 350 km/jour.

 

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