Conférencier :  Olivier Christin, professeur à l’université de Neuchâtel

Modérateur : Farid Abdelouahab

Olivier Christin propose, à travers son ouvrage publié aux PUF en 2021, différents jalons pour  délimiter le dévouement politique depuis son invention dans l’Antiquité romaine jusqu’à la Révolution française.

Farid Abdelouahab qualifie le livre de bienfaisant car il est une antithèse au cynisme. Il est construit en cinq chapitres :

  • l’invention des figures du dévouement civique à Rome à travers quelques figures archétypales.
  • l’intégration de ces vertus par les humanistes de la renaissance italienne
  • la gloire et la vertus dans les cours européennes
  • la révolution de la démocratisation de la vertu
  • l’engagement révolutionnaire

C’est donc une histoire des fondements philosophiques et politiques de l’engagement civique et humanitaire.

Comment être arrivé à ce sujet ?

Olivier Christin explique avoir eu, tout d’abord, envie d’écrire un livre optimiste après avoir observé une tendance à se plaindre que la société est individualiste alors qu’il constate que l’engagement pour les causes humanitaires, environnementales, ou animales n’a jamais été aussi fort. Il part donc de ce paradoxe qui cible notamment les jeunes et leur incapacité à pratiquer le vivre ensemble mais qui sont aussi très mobilisés. Ainsi, il souhaite apporter une contraction à cette idée répandue d’une société  où le civisme serait obsolète.

La deuxième raison qui a motivé l’écriture de ce livre est théorique

Si on regarde le classement des actes vertueux dans la philosophie classique depuis Aristote, on constate les actes mauvais, les actes indifférents et les actes bons qui sont des devoirs. Mais on assiste à des gestes moraux (sauver un bébé qui va tomber d’un balcon…) mais qui ne semblent pas correspondre à l’accomplissement d’un devoir. En effet, aucune loi n’indique qu’on doive donner sa vie ou prendre des risques pour sauver quelqu’un. Donc, il est intéressant d’étudier ceux qui font davantage que ce qui est prévu. Ainsi, pendant la pandémie on a pu voir de nombreuses situations où des personnes ont fait plus que leur devoir : infirmiers, enseignants, postiers, caissiers…

Est-ce qu’il y a de la place pour la morale en politique ?

La politique est-elle devenue l’affaire de ceux qui y ont un intérêt personnel, carriériste ou financier ?

Les acteurs politiques sont-ils encore mus par l’intérêt général ?

La vertu en politique existe-t-elle encore ?

Le livre se place sur un arc chronologique très long. Qu’avait-il fallu inventer pour que s’engager gratuitement pour le bonheur d’autres citoyens ait du sens ? Dans le christianisme, on sait que la vraie vertu est dans l’au-delà puisque le bonheur ici-bas n’est pas une fin. Par conséquent, cela ne vaut la peine de s’engager pour autrui. Le grand moment de bascule de l’engagement correspond au XVIIIe siècle et son idée du bonheur défendu par ses grands hommes. L’idée de bonheur et l’idée d’humanité relèvent de ce moment. Voltaire écrit notamment un texte sur le tremblement de terre de Lisbonne où il éprouve de l’empathie pour des inconnus qui souffrent.

Quelles sont les sources ?

Le fil rouge choisi est celui des grands héros civiques inventés par Tite-Live, Cicéron, Horace, ou Virgile à Rome à la fin de la République. Ces modèles de comportements vertueux sont développés par les philosophes. De plus,  ils auront un poids si important qu’ils inspireront les hommes politiques réels. Ces personnages inventés sont étudiés au fil de la chronologie.

Brutus

Brutus de Rome est célébré par Tite-Live pour avoir condamné à mort ses propres fils qui intriguaient avec les Tarquins. Par conséquent Brutus sacrifie sa famille pour la République et place la loi au-dessus de sa vie privée. Il applique l’universalité de la loi.

Scaevola

Scaevola, un jeune héros romain qui s’illustre au moment où Rome est assiégé par les troupes de Porsenna qui menacent donc la liberté de la cité. Il imagine le projet d’aller assassiner le roi mais il tue une autre personne. Arrêté, il est conduit devant le roi mais au lieu d’avoir peur, il met son bras dans un brasier et son bras brûle complètement. Il en met donc sa main au feu ! Il défend donc ses convictions jusqu’au bout.

Marcus Curtius

Marcus Curtius. Suite à un tremblement de terre à Rome, une fosse s’ouvre et un incendie s’y déclare. Face à cela, les oracles annoncent que Rome va être brûlée sauf si les Romains donnent ce qu’ils ont de plus précieux. Donc les femmes apportent leurs bijoux, les hommes jettent leurs insignes militaires mais cela reste sans effet. Marcus Curtius, jeune noble chevalier, annonce que ce qui est le plus précieux ce sont les citoyens de Rome et il se jette dans la fosse qui se referme aussitôt. Il s’agit donc d’une marque d’héroïsme militaire.

On offrira à Louis XIV son portrait en Marcus Curtius mais celui-ci ne l’appréciera guère. Est-ce que Louis XIV rejette l’idée du sacrifice ? Cela coïncide au moment où La Fontaine écrit «Les animaux malades de la peste » qui relate la même histoire : la forêt brûle, les animaux vont tous mourir, le roi tient conseil.  Il est décidé du nécessaire sacrifice de l’un d’entre eux. Le roi lion n’est pas courageux du tout et c’est l’âne qui s’accuse qui est sacrifié.

Les héros romains disparaissent et sont remplacés par les martyrs chrétiens

En effet, les Romains mouraient pour les honneurs terrestres ce qui est sans valeur pour le chrétien. Malgré tout, ces héros romains reviennent à la fin du Moyen Âge.

Farid Abdelouahab revient sur le dialogue qu’entretenaient les héros romains avec leurs dieux et interroge donc le lien à la religion. Il s’agit du rituel de la dévotion romaine où les gens se dévouent aux dieux infernaux sous forme de rituel d’exécration contre les ennemis. On se jette dans la gueule des ennemis qui sont entraînés dans la mort avec le sacrifié.

Il est vrai que le christianisme des premiers temps reprend les exemples des actes  héros romains en les présentant comme des actes moraux. Ce sont des actes libres, les martyrs ne sont pas obligés d’agir ainsi.

Saint Augustin s’intéresse beaucoup à ce sacrifice mais réalise qu’il est trop lié au paganisme donc il le rejette. De plus, les héros sont peu nombreux alors que les saints et martyrs sont une multitude et de toutes conditions (enfants, femmes…). Cela a un impact supérieur.

Les autres sources sont des discours, des traités à l’usage de jeunes nobles, des discours d’échevins de la ville de Lyon, des manuels scolaires et sous la révolution française des recueils d’actes héroïques de citoyens ordinaires. L’iconographie propose également souvent des portraits de Scaevola, de Brutus et c.

Quelle est la définition de ce concept moral qu’est le dévouement à la chose publique ?

Dans les textes italiens du Moyen Âge, le dévouement politique concerne des personnes qui s’engagent dans la vie active, renoncent au bénéfice de la vie consacrée en subordonnant leurs intérêts personnels à l’intérêt général : le bien-être de la cité. On constate un lien fort entre la redécouverte des héros romains et le retour à un contexte républicain de Florence, Sienne ou Venise.

Le dévouement à la chose publique : en philosophie, cela s’appelle des actes subrogatoires

Ce sont des gestes coûteux et non exigibles de tous. Les gestes minimes sont accessibles à tous, cela est différent lorsqu’on se met en danger. Le livre se termine par exemple sur l’invention, fin XIXe s, de la grève de la faim comme mode de protestation. Les pacifistes et les féministes (les suffragettes comme Mary Gawthorpe) l’ont beaucoup mis en avant. Ce sont des actes de résistance passive.

La notion d’exemplarité est cependant à préciser : dans le cas des héros romains, on a des assassinats dont un infanticide, ce qu’il est difficile de présenter comme un exemple à suivre.

Par ailleurs, les sacrifices des héros sont toujours suspectés d’être entachés d’orgueil et de fama. Le culte romain civique des héros courageux est célébré et ces personnages sont forcément convoqués lorsqu’il s’agit de bravoure et de courage. Ainsi, Cicéron a fui Rome lors de troubles et explique son départ comme un acte de dévotion à la cité tout comme ces héros. Les héros le servent.

En revanche, saint Augustin considère que ces actes héroïques ne sont pas bons car ils ne sont pas réalisés pour la gloire de Dieu mais pour la propre gloire de son auteur, c’est donc pour la fama, c’est-à-dire pour les honneurs et la renommée donc l’orgueil. Le doute est toujours présent dans les actes glorieux actuels.

Ce livre « La cause des autres – Une histoire du dévouement politique » est européen

car la Suisse, la France, l’Italie, l’Allemagne y sont convoqués. Bien sûr des figures de héros et de sacrifices sont très présents également en Amérique latine ou au Japon mais ils n’ont pas été étudiés ici.

Cet ouvrage commence par la IIIe république avec un texte de Tocqueville (1840)

où le contexte économique américain entraîne les gens à gérer leurs affaires commerciales et où les vertus civiques semblent donc moins fortes que dans l’Ancien Régime connu pour les vertus nobles existaient. Tocqueville pense qu’il va y avoir un recul civique dans un système démocratique sauf si l’Église s’en mêle.

Quinet, Vacherot, Barny s’interrogent sur la possibilité d’une république vertueuse. Ils considèrent que la république sera vertueuse si l’école réussit à former des citoyens vertueux.

Montesquieu pense que la monarchie tient grâce à la peur et à l’obéissance au roi, l’aristocratie tient grâce à l’honneur et la république tient grâce à la vertu car les citoyens créent le droit. Ces derniers doivent donc maintenir ce droit. Les citoyens doivent alors être libres et vertueux. Le livre retrace ainsi l’origine de ces vertus sublimes.

Au Moyen Âge, on suit la doxa chrétienne qui préfère les martyrs et saints aux héros mais les choses changent au XIIIe siècle avec l’essor urbain et les républiques italiennes. Le livre propose une chronologie non classique avec une rupture au XIIIe s puis au XVIIe s au début des Lumières.

Au XIIIe s, la vie active est valorisée

Parallèlement, les humanistes, latinistes débattent et lisent Tite live et Cicéron. Ils s’identifient à la république vertueuse. Bruni écrit une histoire de la ville de Florence qui imite l’histoire de Tite-Live. Le modèle de vie consiste à vivre dans la cité et surtout ne pas vivre à l’abri du péché dans un monastère. Il vaut mieux faire le bien de milliers de personnes plutôt que de s’occuper de son unique et propre salut. La vie politique et civique est le modèle de la vie morale. Machiavel présente la cité comme le lieu où l’on peut s’épanouir grâce à la politique vertueuse.

Se profile alors un discours républicain où le citoyen modèle conjugue vertu et liberté. Ces régimes sont républicains mais non démocratiques car une oligarchie gouverne. Cependant, on y voit la naissance de l’idée de citoyenneté par l’engagement. Notons que les marchands ne font pas d’affaires pendant qu’ils sont au service de la cité mais acceptent volontiers ce sacrifice financier. Ils exercent un pouvoir sous forme collégiale avec renouvellement régulier. Les villes offrent des fresques qui représentent la liberté vertueuse pour rendre hommage à cette démarche.

Autre exemple : un doge vénitien surnommé « le chien » car il est allé s’humilier en s’agenouillant devant le pape. Il  a mis ainsi  le salut de Venise au-dessus de son propre honneur. Il a  renoncé à son amour propre pour l’amour de sa patrie.

Fin XVIe s, XVIIe s la culture des cours l’emporte sur la culture des républiques (sauf à Venise).

On constate  alors une captation des exemples romains par les rois et princes ainsi que par l’Église post-tridentine. Les martyrs et les saints sont représentés comme des héros romains où ils défient de manière dramatique leurs bourreaux. La noblesse s’empare de ce modèle. Les jansénistes, comme Pascal, regrettent qu’ils aient cependant oublié la première vertu qu’est la modestie.

Le dévouement politique est-il une marque aristocratique ?

On constate des emballements de la vertu dans le monde noble. On lit des Éloges de Louis XIV présenté comme ayant remporté des victoires plus impressionnantes que celles d’Octave ou Antoine notamment contre la maladie. L’auteur file la métaphore du lit comme champ de bataille du roi.

Des héros ridicules

Pour répondre à cet emballement nobiliaire, Voltaire, Montesquieu constatent que les héros sont devenus ridicules. Voltaire préfère des personnes utiles. Les grands héros militaires sont alors remplacés par les grands hommes. Vers 1730, on reconnaît la valeur du commerce qui crée des liens entre les hommes et apporte de la prospérité. Les hommes des Lumières sont rejoints par une partie du clergé qui considère que les héros militaires ne signifient rien pour les hommes du quotidien. Il faut trouver des vertus imitables donc faire de son mieux dans sa vie quotidienne. Ceci démocratise la vertu.

Pourquoi et comment faut-il encourager les gestes vertueux utiles ?

  • soit on considère qu’il existe une instance intérieure, la conscience, qui obéit à une transcendance (commandements de Dieu par exemple)  qui permet d’opposer le bien et le mal
  • soit on pense que, au contraire, c’est une affaire de coutume ou de culture (Holbach et Helvétius) donc l’Etat doit s’en mêler et il importe d’enseigner ces habitudes.

Une documentation, le traité de Beccaria ou celui de Dragonetti,

qui fonde les délits et les peines mais aussi les récompenses. Pour lui, il faut punir les délits mais aussi récompenser les bonnes actions. Il écrit donc un traité des vertus et des récompenses : comment encourager les médecins, les artistes, les professeurs, les marins…Face aux risques pris il faut mettre en place un système de protection pour les enfants et les veuves. On fait le lien avec les discussions post-pandémiques où on s’interroge pour récompenser ceux qui sont restés en poste. La question des professions utiles qui ne sont pas assez reconnues est chez Dragonetti. Mais les deux conceptions s’affrontent : conscience ou État ?

Quelle est la place de la liberté individuelle dans l’action morale ?

La période révolutionnaire concentre les questions de liberté, conscience, humanité commune,  cause morale. La question ne peut être explicitée par manque de temps donc Farid Abdelouahab renvoie chaudement à la lecture du livre. Les femmes sont particulièrement absentes de cette histoire.  Seul apparaît  le cas des vierges qui doivent ou non se sacrifier (Lucrèce) .