Avec la participation de :

Yanna BOUIRAT, chercheur associé au Centre d’études des mondes moderne et contemporain de Bordeaux auteur de Devoir d’intervenir ? L’intervention humanitaire de la France au Liban, 1860, éditions Vendémiaire, 2013.
Hervé DRÉVILLON, professeur d’histoire moderne à l’Université Paris I, directeur du domaine « Histoire de la défense et de l’armement » de l’IRSEM, auteur de nombreux ouvrages et directeur de la collection « Le temps de la guerre » aux éditions Vendémiaire.
Marc-Antoine PEROUSE DE MONTCLOS, professeur à l’IEP de Paris, co-directeur de l’ouvrage La tragédie malienne, éditions Vendémiaire, 2013.

Le débat était ainsi présenté : Les interventions humanitaires se multiplient avec l’aval des organisations internationales, et souvent l’approbation des opinions publiques. Nécessaire remise en cause de la souveraineté d’un État au nom de l’humanité ou impérialisme ? Et si l’humanitaire n’était que le nouveau visage de la guerre ?

Mais l’ampleur du sujet et la volonté de lui donner une profondeur historique que permettait la participation du moderniste Hervé Drévillon n’ont pas véritablement permis de structurer, de développer et d’approfondir cette problématique. Les intervenants sont souvent restés trop allusifs pour le grand public, pressés qu’ils étaient de soutenir une argumentation qui nécessitait la connaissance de plusieurs éléments qu’ils ne pouvaient rappeler. L’ensemble est donc apparu assez décousu mais néanmoins passionnant et l’on aurait aimé que cette table ronde ait pu être prolongée dans le temps, ce dont il n’est évidemment pas question à Blois où la succession des conférences dans un même lieu implique un strict respect des horaires. Un compte rendu thématique semble plus approprié que celui qui voudrait suivre le cours réel de la discussion.

De quand peut-on dater les premières interventions qu’on appellera, par facilité mais non sans anachronisme, d’ingérence humanitaire ?

YB. Tout n’ pas commencé dans les années 1980. La réflexion théorique et juridique sur cette nécessité d’intervention se trouve déjà chez les juristes du XVIIe siècle et fut largement approfondie par ceux de la fin du 19e. Au XVII siècle se la réflexion de Hugo Grotius (1583-1645), plus tard celle d’Antoine Rougier, qui publie en 1910 une réflexion intitulée La théorie de l’intervention d’humanité.

Si l’on qualifie l’ingérence humanitaire comme le fait d’intervenir dans un état ou un territoire souverain pour aider la population persécutée sans l’accord du pouvoir en place, la première intervention de ce type est celle de la France au Liban en 1860, suite au massacre de 6000 à 8000 personnes dans la montagne libanaise. Napoléon III décide d’intervenir, il réunit un sommet diplomatique, il arrache à l’empire ottoman son accord d’intervention en affirmant clairement que de toute manière la France interviendra.
Signalons néanmoins que le terme « humanitaire » est ambigu car il s’agit de l’intervention d’un État et non des organisations privées ou non-gouvernementales. La Croix-Rouge et le CICR sont nés dans les années 1860.

HD. Il existe des raisons d’intervenir dans un conflit qui, à l’époque moderne, ne sont pas réductibles aux motifs habituels des conflits (motifs dynastiques, motifs frontaliers etc.). Ce ne sont pas des motifs purement humanitaires mais ce sont des motifs dont les ressorts mobilisent des éléments proches du paradigme humanitaire. Ainsi durant les guerres de religion on observe des souhaits d’intervention en fonction des sympathies religieuses. Durant la guerre de Trente Ans, l’intervention de la France dans l’empire germanique se fait au nom de la défense des droits des princes protestants spoliés par le pouvoir excessif de l’Empereur, et aussi pour un motif humanitaire : parce que des populations sont massacrées, par exemple au sac de Magdebourg en 1631.

La conception de la violence change au XVIe et XVIIe siècles : la violence pour motifs religieux devient illégitime. On observe une captation de la motivation « humanitaire » par l’État et la notion de raison d’État. Richelieu intervient au nom de la raison d’État (quite à s’allier avec des protestants) parce que l’État a intégré cette nécessité. Cette séquence chronologique qui s’ouvre au XVIIe siècle se prolonge avec la Révolution française, la captation est désormais faite par la nation : on considère qu’il est légitime d’intervenir pour libérer les peuples opprimés. Nous sommes alors dans la préhistoire des motivations d’intervention pour motifs « humanitaires ».

Qu’entend-t-on par intervention humanitaire ? Quelles en sont les fondements juridiques ?

APM. Il n’y a pas de consensus sur ce qu’est l’humanitaire et il convient de distinguer immédiatement et fortement deux approches antagonistes : celle qu’incarne Rony Brauman (président de Médecins sans frontières de 1982 à 1994), le « dunantisme », qui estime que l’humanitaire moderne est né en 1863 avec Henri Dunant et qui récuse absolument l’idée de sacrifier des vies pour en sauver d’autres (et qui donc refuse le qualificatif d’humanitaire à toute intervention militaire) ; celle qu’incarne Bernard Kouchner (cofondateur de Médecins sans frontières et de Médecins du monde) qui estime que l’humanitaire moderne est né en 1968 aux Biafra et qui accepte une intervention militaire pour des motifs humanitaires.

Les partisans d’une intervention humanitaire ont toujours soigné leur communication (Henri Dunant a fait un best-seller avec son ouvrage Un souvenir de Solferino, mais cette communication appuyée sur les médias s’est beaucoup développée à la fin du XXe siècle et les campagnes de communication jouent un rôle essentiel dans notre représentation de la guerre. La projection que font les humanitaires des conflits contemporains à partir d’un modèle et la Grande guerre, tend à laisser penser que les civils seraient davantage touchés. Or les guerres entre les états sont aujourd’hui l’exception, et la guerre civile, est devenue courante.

Le droit international humanitaire se construit avec Henri Dunant en 1864 pour protéger les blessés de guerre, les militaires en uniforme. Notre sensibilisation plus grande à la souffrance et la multiplication des témoins que sont les membres des O.N.G. a conduit à l’émergence du civil comme principale victime et à sa nécessaire protection. Le droit international humanitaire a donc évolué vers une plus grande protection des civils, encore peu présent dans les quatre conventions de Genève de 1949, tandis que les protocoles additionnels de 1977 font obligation aux états signataires de protéger les civils dans des guerres avec des combattants irréguliers.

HD. La distinction du civil et du militaire et un fondement essentiel de la construction du droit de la guerre en Europe. Au XVIe et XVIIe siècles, les populations civiles sont très touchées par la guerre, la guerre de siège notamment. Puis de plus en plus les populations civiles sont épargnées par les combats ; les bacilles de virus et les maladies se propagent néanmoins avec les armées. Au XVIIIe siècle les victimes de guerre sont de plus en plus des militaires plutôt que des civils. A la distinction militaire/civil s’ajoute la distinction combattant/non-combattant. Un soldat blessé n’est plus un combattant, il devient un être humain. Sur les théâtres d’opérations de mondes occidentaux contemporains, la distinction civil/militaire n’est pas facile.

YB. Sur le plan du droit l’ingérence récente est fragile et sa base juridique très faible. L’article 2 de la charte des Nations unies interdit à un État de s’ingérer dans les affaires d’un autre État, sauf légitime défense ou si un pays est une menace pour la stabilité mondiale. Le droit international strict ne bouge pas. L’intervention au Kosovo 1999 était illégale du point de vue du droit et l’ONU a dû la régulariser après coup. Beaucoup d’États restent hostiles au droit d’ingérence, beaucoup de pays en développement particulièrement, y compris les plus puissants : la Chine, l’Inde et le Brésil. Ils n’apprécient pas que les États occidentaux cherchent à intervenir en essayant de contourner le feu vert du conseil de sécurité.

Quelques réflexions sur la récente intervention française au Mali

APM. Il est sans doute trop tôt pour établir un bilan. Il est positif de constater que le gouvernement français n’a pas utilisé la rhétorique humanitaire pour justifier l’opération SERVAL. Il s’agissait de restaurer l’autorité de l’État sur tout son territoire. Il s’est agi d’une intervention bilatérale régularisée par l’ONU qui ne l’avait pas demandée, d’autant plus que l’ONU est très réticente à voir intervenir dans un pays en développement son ancien colonisateur. Il s’est agi d’une guerre asymétrique et la France a bien évidemment gagné la bataille, mais le vrai défi est maintenant de contrôler un espace vaste et peu peuplé, de gagner les coeurs et les esprits, donc de gagner la paix. La France se voit accusée d’occupation et de soutien au MNLA et à l’indépendance touarègue, dans la mesure où elle a interdit à l’armée malienne d’entrer dans Kidal, pour y éviter des massacres de populations civiles. Elle peut être accusée aussi de chercher à relancer un vieux projet de 1957 qui consistait à réunifier les régions où vivent les Touaregs afin de constituer un État tampon entre le Mali et l’Algérie. De toute manière la tâche est immense pour reconstruire un État dont le nord du Mali.