Compte rendu de Sophie Pereira et Laurent Gayme

Participants à la table ronde:
Hervé Drevillon, G. Traina (spécialiste de l’histoire romaine à Paris IV Sorbonne), B. Deruelle (spécialiste d’histoire moderne à Lille III, a écrit une thèse sur la guerre et la chevalerie au XVIe), N. Offenstadt (médiéviste et spécialiste de la Grande guerre, Paris I), Ch. Ingrao (spécialiste de la culture de la violence dans l’Allemagne nazie ; CNRS)

Hervé Drevillon introduit la table ronde en rappelant que le thème de la bataille est à nouveau dans les intérêts des chercheurs et sur les étals des libraires. Ce thème connaît un renouveau historiographique depuis les années 1970 en dépassant la disqualification de l’histoire-bataille, longtemps considérée comme une histoire nationaliste, une histoire des généraux et des héros. Ce renouveau est en particulier porté par deux historiens qui font office de grands précurseurs: John Keegan dans Anatomie de la bataille et Georges Duby dans Le dimanche de Bouvines.
A leur suite, d’autres historiens sont décomplexés et se lancent dans cette forme d’écriture de l’histoire malgré la mauvaise presse de l’histoire-bataille. Ainsi trois livres paraissent en 2013 pour le centenaire de la bataille de Leipzig (1813) qui était ignorée avant.

La bataille, objet d’histoire, semble ne plus poser problème, être « naturalisée ». Mais il est peut-être risqué de ne pas l’interroger.

Qu’est qu’une bataille?

Giusto Traina évoque l’Antiquité

Dans l’Antiquité la bataille a plusieurs définitions. Il y a des traités théoriques sur les ordres de bataille mais qui ont été interprétés de façons différentes.
Entre la société grecque et le monde romain il y a une conception différente des points d’attaque et des stratégies militaires. Par exemple, à l’époque des guerres puniques au IIIe siècle avant JC la phalange hellénistique existe déjà, mais les légions romaines (pourtant redoutables) n’ont pas encore de cohortes, des unités tactiques qui feront plus tard son succès. Hannibal prend l’avantage en utilisant les dispositifs militaires grecs et romains les plus efficaces et en pratiquant une phalange modernisée.

En revanche, il est plus difficile de savoir comment se déroulent les batailles. Les récits sont très littéraires, ils sont écrits pour séduire le public qui lit ou écoute ces textes. On n’a pas de chiffres, de schémas. Les reconstitutions postérieures par des stratèges sont faussées en fait. On n’arrive pas à reconstituer le champ de bataille car on ne connaît pas le terrain. Ainsi, il est très difficile d’étudier la bataille de Carrhes perdue en 53 avant JC par les Romains contre les Parthes.
Pourtant, les grands stratèges de l’antiquité ont depuis toujours inspiré les écoles militaires. Or les plans de bataille étudiés sont plus ou moins faux puisque l’on n’a pas de connaissances précises sur la plupart des terrains de bataille. Végèce, auteur du IV après JC, a ainsi été reconnu comme le grand dépositaire de la sagesse militaire des Anciens alors qu’il présente plus une interprétation des batailles de l’antiquité qu’un travail d’histoire solide.
Les grands stratèges n’ont pas toujours été de grands conducteurs de bataille : César en a gagné 50 et pourtant il prend pour modèle Alexandre qui n’en a gagné que 4 et voit la guerre différemment.
On peut surtout étudier l’avant et l’après de la bataille.
L’intérêt de tout de même faire l’histoire de la bataille c’est que l’on peut en apprendre davantage sur les sociétés en guerre. Mais c’est difficile. Il y avait par exemple des auxiliaires dans les légions romaines dont la mémoire a été perdue car ces cavaliers menaient une stratégie de guérilla finalement méprisée et peu appréciée.

Nicolas Offenstadt revient sur la bataille au Moyen-âge

Le procès de l’histoire-bataille n’est pas passé, la mue n’est pas faite chez les médiévistes.
Keegan commence par Azincourt mais son étude est peu utilisée par les médiévistes dans les manuels et directives car Keegan n’était pas médiéviste. L’histoire médiévale n’est pas au niveau d’un certain nombre de publications récentes sur l’histoire de la guerre.
On a le même problème sur les récits de bataille que pour l’Antiquité, les chroniqueurs prennent beaucoup de libertés : personnages qui n’étaient pas là, discours qui n’ont pas été prononcés, etc. On a quand même des sources comptables, mais savoir ce que l’on peut croire pour faire des reconstitutions est un gros problème. La période sur laquelle on a le plus d’information est la fin du Moyen-âge.
À cette époque, la bataille est relativement rare, on fait surtout des sièges. Même les rois les plus chevaleresques comme Edouard III n’en ont pas fait beaucoup.
Il y a des chevauchées (on traverse le pays en faisant éventuellement des pillages) mais elles débouchent rarement sur des batailles comme Crécy. La bataille est toujours interprétée comme un choix de Dieu (une ordalie) et ritualisée. On peut l’engager avec des armées mais on peut aussi l’éviter par un combat, un tournoi entre deux chevaliers, un duel des princes…Le « choix de Dieu » permet d’éviter le combat. La bataille n’est pas toujours extrême et elle est combinée avec les autres types d’opérations militaires.

B. Deruelle présente l’époque moderne

Tous les points précédents restent valables.
En 1955 Michael Roberts parle de « révolution militaire ». Geoffrey Parker le suit dans les années 1980 et cette notion devient dominante. On a donc cherché cette révolution dans la manière de faire la guerre, dans les technologies utilisées, dans l’histoire moderne. Mais ce processus a en fait pris 250 ans (depuis les armes à feu) et a rencontré des résistances sociales et culturelles. Par exemple à Pavie les Suisses oublient leurs armes à feu : peut-être ne savent-ils pas s’en servir…ou ne veulent-ils pas s’en servir ! Dans les guerres d’Italie on introduit l’arme à feu par touches, sans généralisation rapide : c’est trop cher. De plus, l’arme à feu a des limites : elle est peu fiable en temps humide et s’encrasse facilement au bout de quelques tirs. Son usage pose aussi des problèmes tactiques. Entre le XVIe et le XVIIIe siècle on passe de l’ordre profond (carrés de 6000 hommes) à l’ordre mince (5-6 lignes de profondeur, étendues et peu mobiles). Ces changements tactiques entrainent de nouveaux problèmes. On pratique plus souvent la « petite guerre » au quotidien (Sandrine Picaud): la bataille reste rare, de petites troupes ou des « partisans » harcèlent l’ennemi (ordre réglé).

H. Drevillon revient sur Napoléon

La bataille est souvent vue au travers du prisme de Clausewitz pour qui c’est à l’échelle tactique que se joue la bataille « décisive » et au-delà la guerre. Il y a un moment de cristallisation de la bataille dans sa perfection idéale pour Clausewitz, c’est-à-dire un moment où l’affrontement-duel, qui se joue dans la violence, décide de la guerre. Pour lui la guerre napoléonienne est « La Guerre » (Austerlitz, Waterloo…)…

N. Offenstadt évoque la Première Guerre mondiale, guerre de ruptures décisives

Il n’y a pas de batailles décisives mais deux types de batailles en 1914-1918 : les batailles de mouvement qui restent plutôt classiques (Marne, Tannenberg) et la guerre de tranchée (presque une guerre de siège) d’où les Etats-majors veulent en fait sortir pour repasser au mouvement, ce qui explique l’obsession de la percée par grandes offensives.
La grande rupture est le rôle de la préparation d’artillerie, qui bouleverse le rapport entre le fantassin et l’artillerie et fait du champ de bataille quelque chose d’insaisissable, de compliqué : parfois les soldats ne le trouvent même pas dans un paysage trop modifié !
Il y a des enjeux de récit fondamentaux :
– trouver un vainqueur (les Allemands estiment qu’ils ont gagné La bataille de la Marne, les Français aussi, qui est vainqueur à Verdun?),
– nommer la bataille : Le Chemin des Dames devait s’appeler la bataille de France, puis de l’Aisne, puis le Chemin des Dames, puis offensive Nivelle (qui montre davantage les responsabilités !) ; Tannenberg a été choisi par Hindenburg parce que ça rappelait une défaite médiévale germanique : l’idée était de montrer l’expansion…
Il faut dénouer le conflit pour comprendre ce que chacun a voulu faire de la bataille.

Christian Ingrao évoque l’après-1918

Le concept de bataille éclate en 1914-1918. Les Etats-majors essayent de repasser du siège au mouvement et on y arrive en 1918 après un long processus de réflexion : les Allemands inventent les techniques commandos qui vont être généralisées.
L’offensive de la Wehrmacht de 1939 repose sur l’idée « tout sauf 1914 » d’où la mal-nommée « guerre-éclair ».
Y a-t-il des batailles en 1939-1945 ? Il y a Koursk, mais on distingue surtout des batailles navales et urbaines.
Avec la guerre de 1914-1918 le concept de bataille éclate dans le temps (la bataille de la Somme dure 6 mois) et dans l’espace. Les batailles du XXe siècle n’ont pas la même intensité parfois que des batailles comme Verdun.
C’est le cas par exemple de batailles comme celle de Falloujah en 2004. En Tchétchénie la bataille de Grozny s’étale sur 1994-1995.Dans le milieu maritime on peut penser à des batailles comme celles de Pearl Harbour ou de Midway…L’éclatement de l’espace est important pour comprendre le caractère parfois évanescent des batailles. Dans les guerres du XXe siècle il faut dissocier des moments « décisionnaires » mais en fait pas décisifs.
Il n’y a plus de batailles décisives au XXe siècle. A Berlin par exemple les jeux sont déjà faits.

H. Grevillon fait remarquer que finalement l’idée d’une bataille qui serait un archétype n’est pas si pertinente. La question vaut pour toutes les périodes. Comment faire l’histoire de la bataille, renouveler l’histoire-bataille et produire de nouveaux champs historiographiques?

Giusto Traina se demande si c’est l’historien ou l’histoire qui crée la bataille décisive ?

Dans les récits des historiens d’Alexandre la bataille crée un intervalle entre une campagne et une autre : les batailles sont des jalons.
Alésia n’est pas une bataille décisive, après la capture de Vercingétorix la conquête continue contre d’autres chefs.
Dans l’histoire grecque, on a des inscriptions où un village crétois montre sa valeur pour avoir volé des moutons au voisin… alors qu’il n’y a pas de source pour des batailles avec plusieurs milliers de morts !
Même chose pour Trajan qui est considéré par les historiens de l’époque comme un grand militaire, mais attention certaines sources sont de la propagande !

N. Offenstadt propose quelques pistes pour le Moyen-Age :

– travailler sur les mots, comprendre comment les acteurs ont construit la bataille, quels sont les signes qu’ils ont produit, de même que les hérauts, pour définir ce qui s’est passé, les lieux, le nombre de morts…Il faut s’en tenir à ce que disent les acteurs sur ce qu’ils ont fait.
– ne pas trancher entre les récits quand on a plusieurs sources mais qu’on ne peut reconstituer la bataille. Il faut accepter la mosaïque des regards sur la bataille. Froissart a beaucoup de sources, est très informé, rencontre des chevaliers, prend des notes au jour le jour … Il peut apparaître comme une source solide mais en fait on sait qu’il a aussi sans doute inventé au moins un chevalier. Des sources à première vue plus modestes peuvent également apporter beaucoup.
– penser aux limites pour reconstituer l’expérience de guerre : des chevaliers ont témoigné, pas des archers…

H.Drevillon fait remarquer que souvent Keegan dans son travail sur Azincourt est sur du sable mouvant et extrapole.

B. Deruelle invite à s’interroger : que veut-on faire en étudiant une bataille ? Reconstituer, définir un modèle, étudier une société au prisme de la bataille ?

Dans le dernier cas il faut croiser les regards et les sources : les comptes, les correspondances, les objets (par exemple cette pièce servant à tenir la lance, toujours présente dans les armures au XVIIIe siècle), les récits en se demandant ce que c’est que ce récit.
La mise en récit de la bataille produit un biais : est-ce qu’il est plus intéressant de trouver les biais ou de savoir pourquoi on en a mis un de ce contexte particulier (voie vers les représentations du monde).
On peut aussi considérer la bataille comme le lieu d’un échange, y compris culturel : on est d’accord pour la faire, il y a aussi consensus sur un échange de violences et les moyens d’en sortir.
Faut-il plutôt s’interroger sur les critères de vérité des acteurs de l’époque (Duby)

Drevillon souligne l’articulation des échelles de l’analyse : Keegan est à l’échelle de l’individu mais ça dissout l’échelle d’ensemble des logiques militaires, cela fait perdre la vision d’ensemble. Il faut articuler l’étude à toutes les échelles et sortir d’une vision uniquement militaire (s’intéresser à l’économie etc…).
Christian Ingrao souligne que la violence de guerre a connu un éclatement de ses cadres temporels et spatiaux. Il faut retrouver les conditions de cristallisation, de reconstitution de ceux-ci. L’unité de temps et d’espace peut se retrouver dans une bataille comme celle de Dien Bien Phu.
Il faut aussi faire attention à la question des savoir-faire et des pratiques combattantes. Il donne l’exemple de ces démineurs de l’Armée Rouge qui au cours de la libération de la Biélorussie ont réussi à neutraliser discrètement leurs propres mines en 15 jours pour que les chars soviétiques bénéficient de l’effet de surprise en ne faisant éclater des mines qu’au moment de pénétrer sur le terrain tenu par les Allemands. Il est très intéressant de faire l’histoire de ces pratiques combattantes, de ces compétences, de comprendre comment elles ont été mises au point, enseignées…contrecarrées par d’autres microtechniques combattantes.
Il donne l’exemple du sniping et du contre-sniping formalisés par les Russes et les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale et qui ressurgit et disparaît régulièrement…

Giusto Traina ajoute la difficile question de la comptabilité des forces et des victimes. La comptabilité des morts des suites de blessures est un gros problème.
H. Drevillon met en parallèle cette question et celle de la définition de guerre totale. On estime que pour un mort on a à peu près 2 ,5 blessés. Mais qu’en est-il des morts sanitaires. Le problème c’est que compter les morts c’est déjà se situer dans un débat idéologique.
Giusto Traina ajoute que c’est sans compter les chocs psychologiques ignorés par les sources antiques.

Questions du public :

Le traumatisme de guerre ?

H. Drevillon Rappelle que ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle qu’on commence à s’intéresser aux affections militaires. Puis apparaît la notion de « nostalgie » pour décrire l’attitude des soldats traumatisés. Elle connaitra un grands succès au XIXe siècle. Au XXe siècle on parle de choc psychologique, on l’appellerait aujourd’hui syndrome de choc post-traumatique. Il est important d’explorer les mots qui expriment le traumatisme de la guerre.

Finalement le mot bataille n’est-il pas un piège ? Ne faut-il pas lui préférer combat, opérations, affrontement?

Pour H. Drevillon il faut faire attention : la bataille existe d’abord dans son vocabulaire.
N. Offenstadt rappelle qu’il y a quand même bien eu des batailles à Azincourt et Crécy où il y a une unité de lieu et de temps.
Ch. Ingrao donne l’exemple de l’Afghanistan en 2002 où il a y bien eu des batailles réelles.
H. Drevillon rappelle qu’à Austerlitz il s’est passé des choses ! Même si on peut l’étudier avec des angles différents, déconstruire le géni de Napoléon etc…

Définition du mot bataille ?

Le mot bataille est en lui-même un mot complexe. Au Moyen-âge il a aussi un sens équivoque : la bataille est un affrontement mais aussi un ensemble armé autour d’un chef.
B. Deruelle rappelle la définition classique de bataille et montre l’ambigüité de la situation. A Pavie par exemple, les troupes impériales attaquent le camp français parce qu’elles sont à court de ravitaillement et en veulent aux réserves des Français. La bataille de Pavie est donc tout d’abord une escarmouche…ce qui aurait été peu glorieux pour François Ier : elle devient donc bataille.
À l’époque moderne une campagne se planifie sur une durée et un théâtre d’opération (ce qui a été théorisé ensuite par les soviètiques).
Giusto Traina ajoute qu’une provincia militaire c’est un théâtre d’opération.
Ch. Ingrao précise qu’il y a un changement d’échelle et de dimension entre campagne et bataille. Une campagne c’est un espace et une séquence, une bataille c’est un instant T et un point P.
N. Offenstadt rajoute qu’au Moyen-Age les acteurs eux-mêmes en font le choix. Ils décident ou non de s’affronter, d’engager la bataille.

Est-ce que ce n’est pas un moment où il n’y a pas de surprise ?

N. Offenstadt explique qu’au Moyen-âge la surprise existe. Un adversaire surpris peut tout de même riposter comme lors d’une bataille en Ecosse dans les années 1320.
H. Drevillon rajoute qu’il y a des batailles de rencontre comme celle de Solferino…Mais à un moment on suspend la violence pour s’organiser en ordre de bataille.

Au Burundi il n’y a qu’un mot pour décrire tous ces évènements. Mais on peut en rajouter un autre en cas de bataille. Par contre, même si le mot est unique, les témoins font la différence. La guerre n’obéit pas seulement aux critères occidentaux.
B. Deruelle se demande pourquoi il n’y a qu’un seul mot au Burundi pour décrire des choses multiples avec plusieurs mots en occident… Question très intéressante…

Un petit complément
http://ccrh.revues.org/2322