1er atelier de la fabrique du festival 2022 : « Technologie, l’essence de la puissance ? »
« Il est assez convenu aujourd’hui de placer pour partie les enjeux de rivalités internationales sur le champ de l’appropriation de technologies, tant celles-ci sont perçues comme les clés du statut des Etats dans le monde à venir, que ce soit sur le plan de leurs capacités militaires, de leur réussite économique ou de leur capacité d’influence et de projection de celle-ci. L’inclusion de la technologie dans le paradigme de la puissance n’est pourtant pas une histoire si ancienne. De plus, la course aux technologies présente des particularités par rapport aux modalités classiques de la compétition pour la puissance, et le jeu est beaucoup plus complexe qu’une simple « Guerre Froide Technologique » entre grandes puissances, bien qu’il y ait des points communs. D’où une tentative de tour d’horizon de ce champ particulier des relations internationales. ». Jean-Marc Huissoud-Germain, président du comité scientifique du festival de géopolitique de Grenoble.
Ce 1er atelier se propose de d’abord clarifier le sens et les implications de la relation que la technologie entretient avec la notion géopolitique classique de « puissance ».
Les technologies ? On s’accordera sur cette définition classique : « Ensemble de produits issus de la recherche-développement, appliquée à l’industrie ». Elle aussi par extension l’empreinte de l’Homme, amené à façonner son environnement. On verra aussi combien ses représentations comptent et comment elles façonnent l’imaginaire humain.
La notion de puissance mobilise plusieurs leviers : la capacité d’action, le statut qu’elle confère, son renouvellement par l’innovation.
La 2nde Guerre Mondiale, moment fondateur
Ces 2 paradigmes se rencontrent au moment de la 2GM. Notons que le mot existe déjà au XIXe s, mais son sens est péjoratif, comme emphase par rapport à la technique.
Il est donc admis au sortir de la guerre que c’est la capacité technologique dans le domaine militaire qui a triomphé du fascisme.
Un monde nouveau, guidé par les Etats-Unis d’Amérique
Le discours du président Truman du 20 janvier 1949 présente la perspective d’un monde nouveau, dans lequel l’humanité serait débarrassée de la guerre et des conflits du passé. Sortir du « sous-développement » – notion qui aura le succès que l’on sait – est la nouvelle tâche qu’assument les Etats-Unis devant le monde, en fait celui de leurs alliés qui auront la possibilité de se reconstruire et de se moderniser via l’aide américaine. C’est le choix de devenir une « nation extravertiela « nation messianique », celle dont le destin est d’accueillir sur la nouvelle terre promise ceux qui veulent une vie meilleure, n’avait pas fait ce choix en 1918. ». L’affrontement avec l’URSS va ainsi porter à son maximum la capacité de développement des techniques.
Le paradoxe, c’est que les EU sont en situation géographique d’infériorité qu’il faut donc compenser en termes de technologie militaire et scientifiqueVoir la doctrine de la « puissance structurelle », développée par l’économiste britannique Susan Strange..
Une société désirable
Malgré le conflit, la société américaine apparaît comme désirable car elle se présente comme capable de transformer le monde. Ainsi la puissance atomique, la puissance financière, la capacité industrielle au service des besoins des individus, la puissance normative avec l’établissement de normes et la production considérable de brevets lui fournissent un prestige incomparable. C’est le triomphe de l’American Way of Life symbolisé par la possession par les classes moyennes et populaires de l’automobile.
Une mobilisation de toutes les forces productives publiques et privées
Dès 41 la transformation extraordinaire de l’industrie US a été le fruit de la collaboration entre le Pentagone et les grands groupes industriels. L’Etat fédéral étant restreint dans ses pouvoirs et ses budgets, donne naissance à ce qu’on a nommé le « complexe militaro-industrielExpression datant du discours d’adieu du Président Eisenhower, le 17 janvier 1961 : « Nous devons être en garde contre l’influence indue du complexe militaro-industriel, qu’elle soit voulue ou pas… de façon à ce que la sécurité et la liberté soient assurés ensemble . » », auquel on doit ajouter celui de « complexe scientifico-industriel ».
Le coût est néanmoins prohibitif avec des dépenses 8 fois supérieures à celles de la France par ex. Les pouvoirs publics vont donc faciliter par des commandes publiques le retour sur investissement des entreprises. Exemple connu, l’armée américaine équipée pléthoriquement (gadgétisée ?).
Parce que ce développement technologique est piloté par des intérêts privés, il va explorer toutes les possibilités offertes par la science, la technologie, les financements. Ce qui lui permet d’attirer une foule de savants du monde entier, ce que les Soviétiques à l’époque ne savent pas faire.
Il y a l’exemple très intéressant de Boeing, petite compagnie dans les année 30, qui produit les bombardiers stratégiques de 45 et deviendra le numéro mondial de l’aviation civile.
On sait peu que le groupe agro-alimentaire Kellog’s a été l’un des principaux contributeurs du projet Manhattan. Manifestement hors de son domaine industriel, il attend en fait un retour du gouvernement via des commandes publiques…
Les alliés furent également mis à contribution. Les technologies que les Britanniques avaient développées pendant le Blitz, sont transférées pour développement outre-Atlantique : on « récupère » le moteur à réaction, le calculateur, le radar… L’espionnage des alliés est systématique, au nom de la lutte contre le communismeOn pensera au Five Eyes, dont on ne peut que constater la persistance au vu de l’accord AUKUS…. C’est ainsi que la théorie de l’internet, au départ, une technologie française va trouver sa traduction industrielle aux Etats-Unis. Le projet internet fondé en 63 est devenu public en 92, époque dans laquelle les universités et les entreprises vont commencer à en tirer les fruits.
En fait, cette capacité extraordinaire de mobiliser pour l’innovation qu’ont les Etats-Unis reste à un niveau sans comparaison avec les autres nations, à l’exception peut-être de la Chine.
D’autres modèles à l’époque ?
- Le Soviétique, avec une technologie spatiale en avance qui provoque un choc psychologique considérable aux Etats-Unis.
- Le Français, avec le rôle de l’Etat qui va soutenir des secteurs stratégiques comme les télécom, le transport, l’aérien et le spatial, le nucléaire et la production d’électricité.
- L’Allemand, dans des branches industrielles déjà présentes avant-guerre et déjà novatrices : l’automobile , la chimie, la sidérurgie.
- D’autres pays se structurent industriellement par l’imitation du modèle US, mais avec un potentiel humain de très haut niveau : Suède, Finlande, Suisse, Japon, Corée du Sud.
- Enfin des pays dits « de niche » qui développent l’un de leur point fort, comme le Brésil, l’Inde, Taïwan et Israël.
La fin de la Guerre froide repose sur un récit communément admis que l’URSS a fini par jeter le gant avec le projet de guerre des étoiles de Reagan. En fait, dès Brejnev, l’Union Soviétique n’avait pas les moyens humains et technologiques pour continuer la compétition avec les Etats-Unis.
En fait, les paliers technologiques franchis durant la Guerre Froide furent plus le fait de la volonté des deux complexes militaro-industriels de se développer et d’en engranger les gains financiers que de la menace réelle que représentait l’adversaire dans une croyance auto-entretenue…
.
« Le moment américain » à partir de 90 :
En une décennie, la « mondialisation heureuse », celle qui devait parachever le leadership américain sur le monde, est remise en cause.
Car le concept même de mondialisation va avoir des conséquences géostratégiques que l’on avait peu mesuré.
La capacité de projection des acteurs s’est accrue. Projections militaires : missiles inter continentaux, porte-avions, sous marins. Projections technologiques : réseaux internet, gps, temps atomique. Les espaces politiques s’entremêlent et entre en concurrence plutôt qu’en coopération.
D’autant que d’autre espaces s’ouvrent : les pôles, l’espace, les minerais stratégiques, qui donnent à certaines régions périphériques un nouveau rôle central.
Place à la mondialisation des menaces
La mondialisation libérale fait place à la mondialisation des menaces : militaires, nucléaires, terroristes, sanitaires. Rien ne se passe comme imaginé. Cela se sent avec Clinton qui relance les programmes de recherche avancée. Le but de sa lettre de mission est très claire : garantir la suprématie US au XXIe siècle, avec les programmes financiers qui vont avec. En 96, c’est le Japon, devenue la puissance technologique dominante qui est la menace. Puis, progressivement, la Chine.
Le rattrapage chinois
Copier puis égaler
La chine copie le meilleur modèle, tout en protégeant sa propriété scientifique, alors que le transfert de technologie nord-sud proné par l’ONU n’a jamais eu lieu. Avec ses Zones économiques spéciales (ZES), elle avait réussi à échanger du travail d’usine à bas coût, ce qui lui a permis en attirant les entreprises étrangères de gagner peu à peu du savoir technique puis technologique.
Quel objectif ?
L’objectif stratégique, c’est la parité avec les EU. Ne pas oublier que le but de la Chine est de se constituer un espace chinois autonome dans la mondialisation.
Pour résumer, 2 croyances :
la technologie, solution miracle
Une nécessité qui s’entend comme la maîtrise de technologies de pointe qui permettront d’agir sur le futur.
Le paradigme est partagé par la plupart des acteurs : il y a forcément une réponse technologique à tout. Ainsi de l’invulnérabilité militaireCf. la théorie du « zéro mort » popularisée par la victoire rapide durant la guerre du Golfe sous Bush Père. , les progrès de la santé, et maintenant la capacité à sauver le monde de la catastrophe climatique.
En fait, technologie et puissance ne se marient pas si bien :
Ainsi, le savoir scientifique n’est pas considéré comme un bien commun de l’humanité : en matière de dépôt de brevets, les 20 premiers sont des pays développés. L’impératif de progrès humain est contredit par la quête de puissance.
Les entreprises privées ont d’autres rationnalités, de même que les communautés scientifiques.
Pourquoi ? Les coûts de R&D sont mécaniquement croissants. Celui qui fait cavalier seul a peu de chance de réussir et il risque d’être doublé par ceux qui le suivent en produisant à moindre coût.
La collaboration est donc la règle même en gardant un certain nombre de secrets pour soi. En France, Orange, Bouygues et SFR ont pu se lancer dans des infrastructures à déployer sur une grande partie du territoire.
Il y a donc nécessairement transferts de technologie. Les grands de la tech travaillent avec tout le monde. C’est la même chose pour les grandes universités.
Si on prend les GAFAML’acronyme de Google (Alphabet), Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft — qui sont les cinq grandes firmes américaines qui dominent le marché du numérique, parfois également nommées les Big Five,, leur richesse est essentiellement spéculative, à part maintenant Amazon. Elles pompent les investissements qui seraient utiles ailleurs. Sans compter les manipulations sur les questions de données et de vie privée auxquelles ils se livrent, qui inquiétent les citoyens et les poussent à des radicalisations, à l’époque ou se pose la question de l’impact des technologies lourdes sur l’environnement.
Ou bien, on a des technologies immatures comme le modèle de l’auto électrique, sans optimisation et recyclage des batteries, et sans se poser la question du type de véhicule souhaitable dans un contexte de renchérissement inévitable des coûts énergétiques.
Néanmoins, le sentiment qu’aucune position n’est jamais définitivement acquise est fortement ancré dans leur culture, d’où la tentation d’aller toujours plus loin. Dans ce contexte, les recherche sur l’IA et l’ordinateur quantique déboucheront sur de l’inconnu… Si on peut penser que la recherche technologique puisse nous aider, son invocation magique doit elle, être fortement remise en cause.
La croyance en la victoire militaire
Dans le contexte d’une généralisation de conflits asymétriques, on voit bien que le choix est fait d’un recours massif aux technologies, avec des résultats plus qu’aléatoires. Les exemples abondent de conflits s’éternisant, sans véritables gains politiquesil semble que le stratège du Kremlin l’ait fort bien compris, en gelant des conflits à son avantage….
Questions du public :
Q1: Qu’est-ce qui selon vous est actuellement à surveiller en matière de technologie de pointe ?
Ce qui est à surveiller c’est la technologie des robots, notamment militaire.
Q2 : Face au défi climatique, le nucléaire reste-t-il un atout pour la France ?
En matière nucléaire, il s’agit comme toujours de souveraineté nationale. La France ayant là un patrimoine technologique précieux. Maintenant rien ne prouve que cela pourrait marcher à l’avenir que ce soit l’EPR ou les mini-réacteurs. Et puis reste la question épineuse des déchets, non résolue, malgré ce qui avait été promis.
Merci à tous ! On se retrouve le 14 décembre pour un 2nd atelier…