Artémise a dirigé une flotte de cinq vaisseaux dans la rade de Salamine pour y combattre les Athéniens et leurs alliés. Nous sommes au début du 5e siècle avant J.-C. La présence de la reine d’Halicarnasse, une cité grecque d’Asie Mineure, dans l’armée impériale perse décentre les représentations traditionnelles sur les femmes de l’Antiquité et sur ce que signifie être grec dans l’espace égéen.

Intervenant

Violaine Sebillotte Cuchet est professeure d’histoire ancienne grecque (Paris I Panthéon-Sorbonne), avec des thèmes de recherche qui allient histoire politique et histoire du genre. Elle présente son dernier ouvrage sur Artémise, une femme capitaine de vaisseaux dans l’Antiquité grecque, qui est bien plus qu’une biographie d’Artémise.

Un enregistrement sonore de la conférence est disponible. 

 

Introduction

L’idée de l’auteure a été de partir d’un cas historique, Artémise, pour voir ce qu’il était possible de faire pour une femme dans le monde des cités grecques. Car on part souvent de l’a priori qu’il n’y avait pas grand-chose de possible, à part être à la maison et s’occuper des enfants. Elle est donc partie d’un cas connu mais peu exploité par les historiens pour voir ce qui a rendu possible son propre itinéraire de capitaine de vaisseau et en même temps ce que ça dit des itinéraires possibles pour d’autres femmes qui vivaient dans le monde grec classique.

On n’a pas de tête d’Artémise. On ignore à quoi elle ressemble.

Artémise a vécu au Ve siècle en Asie Mineure. Il n’y a pas de biographie antique d’Artémise, il faut tout reconstruire. Les éléments de biographie que l’on a sont très minces : on sait qu’elle a été adulte, capitaine de vaisseau en 480 avant J.-C.. Elle est née à la fin du VIe siècle, et elle morte dans la première moitié du Ve siècle avant J.-C..

Le moment où elle est en action en 480, capitaine de vaisseau, est le point de départ de l’enquête : l’idée de l’enquête est de savoir si elle vraiment existé, qu’est ce qui a rendu possible sa fonction de capitaine de vaisseau et qu’est-ce que cet itinéraire nous dit de ce qui était possible pour les femmes de l’Antiquité grecque (Artémise a bien existé).

  1. Enquête sur Artémise
  2. Enquête sur en quoi ce cas singulier intéresse l’historien qui travaille sur les sociétés antiques puis nos sociétés en général.

Que sait-on d’Artémise ?

Elle est connue par Hérodote : il est né en 485, au début du Ve siècle, quand Artémise est déjà adulte. Il meurt vers 420. Il traverse le siècle de Périclès en temps qu’enquêteur. On l’appelle le premier historien. histor c’est celui qui mène l’enquête. C’est celui qui regarde, écoute, restitue, donne à voir, selon une narration qui est la sienne, à travers son regard : le résultats sont ses Histoires composées en 440-430.

Il dispose de la Méditerranée dans son ensemble. Il est originaire d’Halicarnasse en Asie Mineure. Il s’installe à Athènes, il voyage en Égypte, en Libye, il a des informations de la Mer Noire, de l’Italie du Sud : son espace d’intérêt est principalement la Méditerranée dans son ensemble, et plus particulièrement la Méditerranée orientale (égéenne).

 

Cette Méditerranée (les rectangles rouges sur la carte représentent les cités grecques ; les points jaunes représentent les phéniciens qui proviennent de Syrie. Ce sont des comptoirs importants) est une Méditerranée envisagée de façon globale où se côtoient des gens qui parlent Grec, des Phéniciens et d’autres populations qui parlent d’autres langues. C’est un univers de contacts.

Le monde d’Hérodote et le monde d’Artémise est aussi un monde clivé politiquement. La puissance politique majeure se trouve dans l’ancienne Mésopotamie, dans le Croissant fertile. De nombreux empires, qui évoluent avec les conquêtes perses de Cyrus au milieu du VIe siècle. Puis l’empire perse dans son extension maximale avec Darius : c’est le roi sous lequel grandit Artémise. Elle habite dans une cité incluse dans l’empire perse : cela signifie qu’Artémise, née à Halicarnasse, comme ses compatriotes, doit donner un tribut et un contingent pour la guerre aux Perses. Darius meurt en 485, et son fils Xerxès lui succède. C’est cette période qui correspond au grand conflit que sont les  guerres médiques, qui met aux prises l’empire et les Grecs de la péninsule balkanique. La Mer Égée fonctionne comme une fracture.

La cité d’Halicarnasse a été fondée par des Grecs au XIe siècle avant J.-C. : c’est une vieille installation grecque, qui n’est pas isolée avec beaucoup de circulations dès l’âge du Bronze.

L’histoire que les Anciens racontent sur Halicarnasse est celle d’une fondation par des Grecs du Péloponnèse. On y parle le dialecte du Péloponnèse.

La grande affaire que raconte Hérodote c’est l’histoire des guerres Médiques. La Première guerre médique c’est Darius qui l’organise et envoie 1 flotte depuis l’Asie Mineure. C’est une  expédition punitive contre Athènes et l’île d’Eubée. C’est un échec perse, avec la grande bataille de Marathon en 490.

 

En 481-480, Xerxès met en place un grand plan d’attaque de la Grèce balkanique, avec une orientation des combats navals et terrestres : La deuxième guerre médique avec beaucoup de combats. Cette grande boucle par le Nord a pour objectif d’attaquer et dominer les cités grecques, pour englober l’Égée dans l’empire perse. C’est un échec, les Grecs se coalisent, et résistent. Une succession de batailles dont Salamine en 480 qui est une vraie victoire Athénienne de la flotte contre les Perses. A Platées en 479, les Perses sont battus, c’est la fin de la guerre.

C’est un récit par Hérodote qui est tout à l’honneur des Grecs, qui loue le courage des Spartiates et l’audace des Athéniens. On a des catégories de récit avec des polarités : l’opposition entre la liberté de la démocratie et la servitude imposée par le grand roi ; l’Orient contre l’Occident ; les Grec contre les barbares : ce sont des catégories de lecture, d’interprétation utilisées par Hérodote pour raconter cette histoire. Comme si les Grecs étaient tous du même côté. Il y a une schématisation (bien connue en temps de guerre), un durcissement des frontières et des rassemblements politiques et idéologiques pour faire bloc.

Quelle est la place d’Artémise dans tout cela ?

Elle intervient à Salamine comme capitaine de vaisseau : elle est grecque mais elle est dans l’armée de Xerxès, dans l’armée des barbares, parce qu’elle fait partie d’une cité qui est sous la domination perse. Elle est cheffe de la cité, et cette cité est loyale à son suzerain.

Sa place dans le récit est donc très compliquée, et vient mettre du désordre dans la polarité grecque / barbare, dans la schématisation.

 

Hérodote raconte peu ce qui s’est passé à Salamine, mais il s’arrête sur Artémise. Ile de Salamine a beaucoup de caps. Les Grecs peu nombreux se cachent, ce qui crée un effet de surprise.

Pour comprendre le poids de cette bataille, première victoire de la deuxième guerre médique, on peut lire l’extrait d’Eschyle, qui compose une tragédie à Athènes en 472, Les Perses. Le cri de guerre des Athéniens quand l’aube se lève est un peu « L’Internationale de Salamine », qui est devenue un symbole de combat pour la liberté des peuples. Il y a donc une charge idéologique et politique de la bataille de Salamine. Artémise n’est pas vraiment du bon côté …

Hérodote, lui, s’attache au personnage d’Artémise. Il explique qu’elle est sur son bateau, poursuivi par les Athéniens et pour leurs échapper elle vire de bord et frappe avec son éperon le bateau voisin qui est un bateau perse, allié, qui coule directement, sans survivant : les Athéniens la voyant couler un navire perse pensent qu’elle est de leur côté et abandonnent la chasse. Xersès, sur son trône, croit que c’est un bateau grec qui a été coulé : Artémise est gagnante des deux côtés, même si son action est déloyale elle sauve sa vie face aux Athéniens et passe pour une extraordinaire combattante du côté des Perses : Hérodote raconte cela en disant qu’elle est bénie des dieux. Elle agit comme un héros d’épopée, elle a les dieux de son côté.

 

Fragment en marbre, le relief de Lenormant : on y voit des trières. Elles sont construites à partir de 485. Ce sont des vaisseaux puissants car les rameurs sont sur 3 rangées et ils ont aussi une voile.

 

Cette manœuvre d’attaquer l’ennemi en faisant volte-face est très technique, et elle est connue dans le monde naval.

 

Artémise est donc une femme puissante dans le récit d’Hérodote. Hérodote la présente en disant qu’il ne fait pas mention des autres officiers mais fait une exception pour Artémise car elle est extraordinaire. Elle est taxiarque (chef de contingent, c’est une fonction dans l’armée de Xerxès). Elle est aussi reine.

 

 

Hérodote la présente comme quelqu’un de grande valeur, d’un point de vue technique, stratégique et intellectuel.

Pourquoi, ce choix de la nommer elle et pas les autres ? Sans doute parce que c’est une femme. Et aussi parce que les Athéniens avaient mis sa tête à prix, car une femme ne doit pas combattre à Athènes. En effet, elle était déjà intervenue à la bataille de l’Artémision, et les Athéniens ne supportaient pas de voir une femme participer au combat. Il y a un arrière-plan poétique : Artémise est un genre de résurrection d’Amazone.

 

Les dangers de la navigation sont montrés sur les vases : naufrages, avec des requins, les récifs, … La mer peut être fatale pour les Grecs. Il y a le risque de tomber dans l’Adès.

Artémise vient d’une région, la Carie, connue pour ses marins et pour ses guerriers : c’est cohérent d’y trouver de très bons marins. Un navigateur de Carie a ainsi exploré l’Indus au temps de Darius. Les Cariens sont aussi réputés être allés en Égypte comme mercenaires dès le VIIe siècle, et ils s’y sont installés pour apprendre le grec aux Égyptiens.

On voit donc là un faisceau de vraisemblance sur le personnage d’Artémise et sur ses actions.

 

Quel intérêt pour Hérodote et pour les historiens d’aujourd’hui de raconter cette histoire et de s’arrêter sur Artémise ?

Les historiens ont mis du temps à s’y intéresser, car ils ont mis du temps à penser qu’Hérodote pouvait être une source intéressante car dans la tradition historiographique, le jugement de Plutarque a pesé : il a écrit entre le Ier et IIe siècle un traité, Sur la malignité d’Hérodote, en disant qu’Hérodote raconte des histoires pour faire plaisir à son auditoire. Il participait en effet à des concours quand il écrivait : il y a une manière de faire de l’histoire dans l’Antiquité qui a recours à la poésie et aux dieux.

L’historien moderne devait arbitrer sur ce qui lui parait vraisemblable : cela dépend de l’enquête de l’historien Pour Plutarque, Hérodote ment car c’est impossible qu’une femme ait fait la guerre.

Il y a beaucoup de représentations mentales qui conditionnent la manière dont on considère Artémise, et la fiabilité du témoignage d’Hérodote.

Aujourd’hui, des historiens travaillent sur Hérodote comme un document qui renseigne sur ce que des Grecs de l’époque percevaient de leur société. Le contexte d’Hérodote, ce sont les années 440-430, où Athènes se trouve en mauvaise passe car après Salamine, elle est devenue le leader du monde grec : Athènes a mis en place la ligue de Délos et a fait payer un tribut aux cités grecques alliées, dont Halicarnasse, à partir de 440 : le discours d’Hérodote n’est pas toujours si laudateur vis-à-vis de la cité d’Athènes. Son récit montre qu’Artémise a bien eu Athènes. Elle, une femme, a défié la puissance du moment. Elle a résisté, et le récit d’Hérodote est fait à une époque où des cités se révoltent contre la domination athénienne. Il faut tenir compte du contexte de production du récit d’Hérodote pour comprendre l’enjeu de ce récit.

 

Du coup, Artémise n’a jamais été prise au sérieux. Son personnage est « incasable ». Elle a seulement été traitée de manière métaphorique : les historiens ont vu dans le récit de son action par Hérodote une métaphore de la ruse dont sont capables les barbares. En plus, elle symbolise par sa féminité le fait qu’elle, seule, a réussi à s’en sortir, à l’inverse des Perses, qui ont tous été défaits : cela veut dire que dans l’armée perse les femmes sont comme des hommes, victorieux, et les hommes sont des femmes, défaits.

On oublie qu’elle a existé, qu’elle était technicienne.

Le livre enquête sur les différents points de vue qui ont été portés sur Artémise. Il montre que dans l’Antiquité grecque tout le monde ne considérait pas cela comme invraisemblable, inconcevable : il y avait de la place pour ce type de comportement.

Pour les historiens, l’intervention d’Artémise permet à Hérodote  de ridiculiser Xerxès.

 

Le livre enquête sur les stéréotypes, qui ont un contexte de signification. Les stéréotypes tournent autour du mariage, des enfants, de la sexualité contrôlée, du fait que la femme a une nature plus faible. L’auteure montre dans le livre qu’il ne faut pas les généraliser, il faut les restreindre à un contexte particulier.

 

L’Amazone n’est pas toujours détestable. La femme combattante peut être positive.

 

A Halicarnasse, aujourd’hui les fouilles s’arrêtent au niveau stratigraphique du Mausolée, qui est le monument funéraire fait en l’honneur de Mausole, qui a vécu pratiquement un siècle dans les années 350. On y a retrouvé un vase produit en Égypte, qui est un témoignage d’une offrande faite par Xerxès dans la cité d’Halicarnasse : c’est un signe d’une alliance.

 

Dans la galerie des ancêtres, on voit qu’Artémise est valorisée dans la dynastie, une reine n’est donc pas anormale dans cette cité. Même si les Historiens ont tout fait pour « barbariser » cette cité grecque.

 

En plus, d’autres femmes ont été cheffes de flotte, de guerre : par exemple Ada (alliée d’Alexandre). Et ce, dans des sites bien grecs. A Iasos, cité grecque littorale, aussi, il y a eu des rois et des reines comme on le voit sur les inscriptions.

Finalement, Artémise replacée dans ce contexte de cités organisées en dynasties, est normale, elle n’est pas transgressive. La fonction d’autorité n’est pas discriminante par rapport au sexe.

 

Des monuments honorent des hommes et des femmes dans le monde grec qui ont eu une autorité, un pouvoir. Des médecins, prêtresses, … il y a une diversité de fonctions pour les femmes. Même à Athènes on a des prêtresses honorées sur l’Acropole.

Conclusion

À partir d’Artémise, on voit qu’une diversité de fonctions était possible pour les femmes de la cité grecque : cela doit nous interdire de continuer à parler de « les citoyens », « les étrangers », « les femmes », « les esclaves » : les femmes sont partout, il y a des femmes citoyennes (même dynastes), des étrangères, des esclaves. L’enjeu dans ce livre est de faire prendre conscience que cette catégorisation des femmes comme catégorie de sexe vient de certains types de discours qu’il faut identifier afin de prendre une distance, de donner leur signification dans leur contexte mais pas au-delà.