À l’occasion du 150ème anniversaire de la République, le 4 septembre 2020, le Comité d’histoire parlementaire et politique ainsi que Sciences Po Alumni ont organisé un colloque exceptionnel à l’Assemblée nationale. Par un jeu subtil de comparaisons et d’éclairages sur la IIIe République mais aussi sur ses successeurs de la IVe et de la Ve République, les différents intervenants ont tenté de saisir la nature de notre modèle républicain et ses limites. Petit tour d’horizon des différentes interventions.

Présentation de Jean Garrigues.

Le 4 septembre 1870, les députés font le choix de la République contre l’Empire. Plus tard dans la journée, Gambetta proclame la République à l’Hôtel de ville. Les défis sont immenses: la paix face à l’Allemagne, le rebond économique, le réarmement moral libéral, patriotique et laïc du pays, etc. La première décennie républicaine (1880-1890) est fondatrice par ses engagements législatifs, ses rites, ses nouvelles institutions.

Que faire de ce legs aujourd’hui ? Le colonialisme, les relations avec l’Allemagne, le conservatisme bourgeois, la révolution industrielle, tous ces éléments renvoient à un passé largement révolu. Bien des acquis que l’on croyait inamovibles sont même remis en question. Plus que jamais, repenser à cet âge d’or du parlementarisme est indispensable.

 

1. « L’évolution du modèle » (sous la présidence de Pierre Allorant)

Dotée de lois constitutionnelles fort brèves, critiquée jusque dans les rangs de ses premiers soutiens, confrontée à des débuts difficiles, la IIIe République paraît de prime abord vulnérable. Pourtant, le régime réussit le tour de force de surmonter la défaite face à l’Allemagne, les scandales, les oppositions multiples, plus grave encore l’épreuve de la Grande Guerre. En 1917, alors que le pouvoir civil cède au pouvoir militaire en Allemagne, il résiste en France. À bien des égards, la IIIe République mérite qu’on se penche à nouveau sur son histoire. Qui se souvient par exemple de la loi Treveneuc de 1872, sorte d' »article 16 décentralisé », qui prévoyait qu’en cas d’empêchement ou de dissolution illégale du Parlement, l’ordre et la tranquillité publique reviendraient aux conseils généraux ? Pareille disposition fut bien utile à la France Libre en 1940 et à la représentation provisoire à Alger en 1943…

 

1a. Nicolas Rousselier, « Gouverner la République »

Le régime est le premier à passer le cap des vingt ans. Certes la République connaît des crises mais elle survit à chaque fois. Dans les manuels scolaires, la République souffre d’une mauvaise image, celle de l’instabilité ministérielle, de la précarité gouvernementale, du « régime d’assemblée ». Le gouvernement est comme dissout dans le parlement. Mécaniquement, la IIIe République serait la république de « l’anti-gouvernement », ou plus exactement de l’anti-pouvoir personnel. 

Une telle rupture n’a rien d’évident. Proclamer la République quand le Second empire est vaincu, quand on ne fait que « ramasser à terre le pouvoir » ne permet pas d’avoir le verbe haut. Les premiers républicains forment d’ailleurs un groupe de bric et de broc. Comment dès lors penser un « gouvernement républicain »? La République s’installe dans les murs des anciens palais monarchiques et impériaux. La République n’a même pas vraiment créé le Parlement : l’interpellation, l’amendement, presque tout vient des régimes précédents. Le Conseil d’État, la préfectorale, le gouvernement colonial, tout est hérité, réadapté, maintenu, etc.

Qu’y a-t-il donc d’authentiquement républicain dans cette histoire ? Pour Léon Gambetta, « commis voyageur de la République », gouverner la république, c’est « d’abord se gouverner soi-même », au sens de s’extraire de ses passions,  débattre sans tomber dans l’injure, se dominer. Puis il faut dominer les comités, et plus avant, dominer le Parlement.  Le gouvernement est celui de la discussion. Ladite discussion se passe d’ailleurs sans trop de mal de la discipline des partis ou du rationnement du temps parlementaire. Gouverner la république, c’est enfin gouverner les cœurs, par des cérémonies, du civisme, des rituels, des « fêtes républicaines ». Dans un banquet, par le plan des tables et les usages, nul n’est mis en avant, si ce n’est la république elle-même.

La fin de cette république, lamentable, est bien connue. En 1940, la France, qui avait résisté à la vague autoritaire des années 1920-1930, tombe devant l’Allemagne nazi. Le « gouvernement de guerre » (P. Renouvin), qui avait sauvé le pays lors du premier conflit mondial, a disparu dès 1918. On a manqué le passage à une nouvelle république, réformée sur le plan gouvernemental. L’avènement des partis vient paralyser le fonctionnement transpartisan des institutions, la fameuse « diagonale parlementaire ». Les mots ne doivent pas abuser: la ‘dictature Daladier’ est fictive. Le refus du leadership pénalise la France là où, le renforcement du Cabinet soutient l’effort de guerre au Royaume-Uni. En 1940, ce refus est coupable. L’ombre de la révision qui a plané tout du long sur la république montre la faiblesse du consensus politique, et ce malgré une oeuvre législative immense et incontestable.

Les corps intermédiaires sont vivants (comités, conseils généraux, etc.) et le relatif respect pour la chose votée tempère la vie politique. Survivre au débat parlementaire vaut, d’une certaine façon, adoubement. La loi de 1905 est sévère mais n’entraîne pas un mouvement social si profond que cela. 

 

1b. Jean Garrigues, « Incarner la République »

Les pères fondateurs de la IIIe République sont obsédés par la crainte de personnaliser le régime mais le grand public réclame des figures d’incarnation. Gambetta, chantre de la dimension collective, a fait l’objet d’un quasi-culte avec  des poèmes, des lettres, des chansons, un almanach à sa gloire. Est-ce à dire que n’importe quel chef de gouvernement ou chef de l’État convient ?  Les difficultés d’un Nicolas Sarkozy ou d’un François Hollande à représenter la République incitent à croire que non.

La République a d’abord cherché des héros, héros qu’elle a pu trouver en la personne d’un La Fayette ou d’un Lamartine. Mais les héros sont morts en 1870. Qui trouver parmi les vivants ? Trois personnages tiennent la corde : Victor Hugo, Adolphe Thiers et Léon Gambetta.

Victor Hugo c’est la magie du verbe qui rallie les ouvriers parisiens. Il porte la république solidaire et fraternelle. Il fournit un idéal et …des illusions. Gambetta, c’est l’énergie qui séduit les paysans, la passion de l’égalité, la vigueur du combat patriote. Adolphe Thiers, c’est le bon sens bourgeois, le libéralisme, l’homme des notables.

Le rassemblement est la première qualité de celui qui incarne. Jules Ferry, père des lois scolaires, échoue sur ce mur: très peu ont oublié son rôle durant la Commune. Les présidents de la République de la IIIe, quoique sans grand pouvoir, sont une incarnation ce rassemblement. Sadi Carnot, mal connu et caricaturé, réussit à séduire : il se déplace dans tout le pays, il diffuse son portrait, etc. Son assassinat a contribué d’une certaine façon à figer sa mémoire. Félix Faure aussi était populaire alors que son bilan politique paraît secondaire. Émile Loubet ou Armand Faillères, des « présidents normaux », ont insufflé le respect et ont pu avoir des gestes forts (grâce de Dreyfus par exemple).

Cette qualité de rassemblement ne suffit pas toujours. En France, il y a un tropisme du combattant. Le Lorrain Raymond Poincaré est un président de guerre salué en 1914. Clemenceau, le père la Victoire, a l’honneur de voir son buste installé au Sénat. Des figures d’apaisement comme Briand viennent en contrepoint. Doumergue est un président de deuil: il a perdu quasiment tous ses fils à la guerre. Ses souffrances familiales sont un écho de celles des Français. Après 1934, tout un courant réclame « un chef » et espère beaucoup de Doumergue. L’homme déçoit, on se tourne alors vers Weygand et Pétain.

Que dire de la postérité de ces deux qualités dans les républiques suivantes ? De Gaulle combine la figure du combattant, du rassembleur et du prophète. Il y a aussi des inclassables, plutôt des prophètes comme Jean Jaurès ou Léon Blum (Europe). Pierre Mendès-France pourrait rejoindre cette liste: François Mauriac en parlait comme de la « petite fille Espérance », la presse américaine le qualifiait de « superman ». Le mendésisme est une invention de L’Express.

Après De Gaulle, tout conspire contre les figures d’incarnation: l’évolution des pouvoirs dans le contexte européen et mondial, l’idéal horizontal de la société d’opinion, l’individualisme, etc. À ce jeu, le président Pompidou sauve les meubles. Que dire de Valery Giscard d’Estaing ? L’homme qui affirmait « regarder la France au fond des yeux » et faire sauter la barrière de l’intime tout en adoptant une posture presque monarchique dans son quotidien, a dérouté les Français. Impuissant à résoudre la crise économique, il n’a pas pu se faire réélire. À sa place, François Mitterrand, auteur d’un 14 juillet électoral, devient lui-même une sorte de Pharaon, avant que la campagne de 1988 ne le ramène à la figure plus acceptable du «tonton ». Jacques Chirac, par quelques gestes forts comme le non à la guerre en Irak, se hisse à la hauteur de sa fonction. 

Par contre, depuis, force est de constater que nous manquons de figures d’incarnation. L’hyperprésidence de Nicolas Sarkozy, cumulée à la trivialisation de la communication présidentielle, au storytelling permanent, au copinage médiatique brouillent les pistes. François Hollande échoue à incarner la « présidence normale »: le scooter est passé par là. Vient enfin Emmanuel Macron. Le président actuel tente plusieurs choses: il se pose alternativement en combattant, en prophète ou en rassembleur mais les oppositions ne faiblissent pas.

 

2. « Les failles du modèle » (sous la présidence d’Éric Anceau).

En l’absence d’Eric Anceau, quelques mots de transition ont été prononcés par Jean Garrigues. 

2a. Jean Baubérot, « La laïcité »

Inclure la laïcité comme une faille du modèle républicain, voilà une lecture discutable des faits. Jouons le jeu toutefois du sujet en débusquant les faiblesses ou dangers représentés par la laïcité.

1. La sociabilité laïque est essentiellement masculine. Les femmes sont, selon les discours scientistes, incapables mentalement de tenir un rôle politique et ce préjugé atteint les milieux laïcs. En septembre 1904, Emile Combes tient un discours à Auxerre : il s’adresse plusieurs fois et explicitement aux « Messieurs » de l’assistance mais n’a aucun mot pour les femmes qui sont bien alors présentes. Le combat laïc n’a pas su se concilier les voix des femmes. Les féministes s’indignent: de parias catholiques, elles sont devenues des parias laïques. Une occasion manquée.

2. La république est laïque partout, sauf dans l’empire. Alors que les « superstitions congréganistes » sont dénoncées en métropoles, elles sont pleinement et explicitement associées à la « mission civilisatrice » dans les colonies. Dans les trois départements algériens, c’est par le critère religieux (statut coranique) que l’on exclut les populations locales de la pleine citoyenneté. Ce statut est d’ailleurs racialisé car les arabes chrétiens sont considérés comme « musulmans ». La loi de 1905 n’est jamais appliquée.

3. La séparation est incluse dès le programme de Belleville et pourtant Gambetta finit par soutenir le Concordat. En fait, le Concordat est perçu comme une protection contre les catholiques car il donne des moyens de pression. Avec Dreyfus, Combes exprime en 1903 sa conviction que la religion est indispensable à la France.

4. L’écriture législative montre une contradiction entre l’esprit de la loi et son écriture. Briand dépose un texte libéral alors que parallèlement, la France rompt ses relations diplomatiques avec le Vatican. Son écriture se fait sur fond de guerre des gauches: en 1904, Combes propose un contre-projet plus dur mais surtout plus gallican. Briand se débat pour que la liberté de conscience figure en tête. La liberté de conscience est une liberté individuelle prolongée par la liberté collective.

5. Le texte est mal connu, résumé à ses deux premiers articles. Le libre exercice l’emporte sur les clauses de non-financement des cultes (cas des aumôneries scolaires). Beaucoup perçoivent le texte comme plus combiste qu’il n’est. La loi n’a par exemple pas interdit le port de vêtements ecclésiastiques hors des églises. Briand estime qu’il y a deux moyens de s’opposer à la loi de 1905, soit par une opposition frontale, soit par des surenchères gallicanes.

 

2b. Anne-Sarah Bouglé-Moalic, « Les femmes oubliées ».

En 1851, après l’établissement du suffrage universel masculin, les députés refusent d’accorder le droit de vote des femmes, même aux municipales. Le sujet n’est pas nouveau. Le vote est perçu comme un droit communautaire ou, a minima, familial: une femme vote par l’intermédiaire de son mari. Si l’on se déplace des décennies plus tard, même s’il y a de plus en plus de femmes diplômées, elles restent des mineures. Les lois constitutionnelles de 1875 ne font rien avancer.

Le féminisme de l’époque ne fait pas du droit de vote une condition indispensable. On est prêt à s’accommoder de droits civils élargis. Hubertine Auclert est la première à en faire un objectif. Louise Michel est anarchiste: le droit de vote n’est pas essentiel puisque tout le régime doit être abattu. Les socialistes ne cherchent pas à bouleverser l’ordre social. La philanthropie, la grande bourgeoisie au début du XXe siècle permettent quelques évolutions dans les perceptions : les femmes sont un moyen de lutter contre l’alcoolisme.

Plusieurs projets d’extension du droit de suffrage sont lancés. Un en 1906, un autre en 1919 (‘suffrage des morts’). Ce dernier texte est voté à l’Assemblée mais retoqué par le Sénat en 1922. Les défenseurs du projet font remarquer que les femmes votent dans plusieurs pays étrangers. Les adversaires appellent à respecter la nature des femmes et craignent la subversion sociale et politique qu’un tel droit représenterait. Le combat féministe progresse au niveau municipal avec l’apparition de conseils parallèles.

Les femmes ont voté massivement, battant en brèche l’image du désintérêt des femmes pour la politique. Poids du vote MRP, puis vote plutôt modéré (moins de votes extrêmes). Malgré des progrès, le chemin à parcourir est encore long.

 

2c. Emmanuelle Sibeud, « Le fait colonial en question »

Joachim Firinga, habitant de Sainte-Marie de Madagascar, adresse une pétition au sénat en 1911 pour se plaindre de la diminution des droits des citoyens locaux. On retire les services d’état-civil, on commence à prélever la capitation qui est l’impôt colonial, etc. La citoyenneté pour les colonies devrait faire l’objet d’une première loi mais en attendant ? Il a fallu se battre pour faire reconnaître sa citoyenneté: globalement, ce sera chose faite en 1949.

  1. La République et la colonie.

Il y a un empire colonial français, une société coloniale, malgré le cadre républicain. Si l’on suit J. Burbank et F. Cooper,  l’empire français présente des similitudes avec les autres empires coloniaux. Par exemple, le discours sur la mission civilisatrice se retrouve au Royaume-Uni ou aux États-Unis. Depuis 1854, le parlement ne traite plus de la gestion des colonies. Même chose en 1875.

Le personnel colonial est un personnel républicain, engagé contre les féodalités locales. L’administration ancienne est reprise si elle existe (bureaux arabes): elle mobilise les notables locaux des populations indigènes. L’administration coloniale connaît très peu ses administrés à la différence de la métropole: très faible état-civil, priorité à l’exploitation des populations locales (généralisation du travail forcé dans les années 1920), exaltation de l’autorité personnelle (respect des commandants, pouvoirs exceptionnels, justice dérogatoire)

2. La condition coloniale

L’expression « indigène » est péjorative et mal vécue, exactement comme celle de « Natives ». En 1927, Henry Solus distingue six sous-catégories d’indigènes. En 1928, la République prend en charge les enfants métis à condition qu’ils aient l’apparence européenne. Les députés coloniaux comme Blaise Diagne réclament que la citoyenneté puisse être donnée collectivement, notamment aux personnes diplômées. Cela ne fonctionne pas. En 1946, les habitants deviennent des citoyens de l’Union française. La République peut-elle être une union des peuples ? Quelle articulation entre droits politiques et droits sociaux ? Quelle solidarisme ? On protège les vignerons en 1906 mais on ignore les producteurs de coton de Martinique.

3.La décolonisation  Comment chasser l’esprit colonial, les usages coloniaux ? La Loi de 1961 par le rapatriement des Français d’outre-mer permet des migrations massives des vieilles colonies

[J’ai un regret personnel concernant cette dernière conférence. Du fait des retards accumulés, la conférencière a dû beaucoup raboter son exposé. Quel dommage !]