« Tenir le désert : la lutte aérienne contre les Senoussis dans le sud tunisien. 1916–1918 »

Dans le cadre des journées d’étude de la société française d’histoire des outre-mers, notre collègue Jean-Baptiste Manchon, professeur au lycée Stanislas, Jean-Baptiste Manchon a très largement relu mes notes et a apporté des précisions particulièrement utiles à la compréhension de son propos. nous a apporté un éclairage original sur une forme de guerre très mal connue et qui n’est pas sans rappeler aujourd’hui ce qui peut se passer dans les zones désertiques de l’Irak et de la Syrie qui sont sous contrôle de l’État islamique.

Entre 1916 et 1918 l’armée française d’Algérie-Tunisie a participé à des opérations aériennes contre la Senoussia libyenne qui menaçait le sud du protectorat français de Tunisie. Auditeur attentif de cette communication, je l’ai été d’autant plus que Jean-Baptiste Manchon parlait de mon pays natal, et que chacun des villages qu’il évoquait était riche de mes souvenirs d’enfant.

La Tripolitaine est passée sous contrôle italien en 1911, mais la présence était surtout limitée à quelques points de peuplement sur le littoral. Les tribus libyennes organisées par les confréries tenaient l’intérieur du pays, et petit à petit, avec le soutien des puissances centrales, et notamment celui de l’empire ottoman, ces groupes de rebelles ont pu repousser les Italiens vers la côte dès 1914, laissant à découvert la frontière sud-tunisienne qui devint, après de nouveaux revers italiens et l’évacuation de Ghadamès et de Nalout pour les troupes transalpines, vulnérable aux raids des Senoussis à partir de l’été 1915.On peut trouver une présentation sommaire de cette confrérie islamique sur le lien suivant : Les Senoussis

Ceux-ci commencèrent, en effet, leurs incursions en Tunisie en août 1915 et mirent à mal les troupes françaises jusqu’en octobre 1915 où ces dernières obtinrent un premier succès contre les Senoussis à Oum Souigh. C’est alors que les rebelles se retournèrent contre l’Égypte sous domination britannique à la fin 1915. Début 1916, les Senoussis se battaient simultanément contre les unités de l’armée britannique à partir de l’Égypte, mais aussi contre les Italiens.
Cependant, la victoire décisive remportée à Solloum par les Anglais, fin janvier 1916, mit fin aux opérations rebelles vers l’Égypte et les Senoussis se retournèrent vers la Tunisie.
C’est pourquoi, en mars 1916 des groupes dissidents attaquèrent à nouveau les postes français à la frontière entre la Libye et la Tunisie. La mobilité de ces groupes, leur capacité à se fondre dans l’environnement, amenèrent l’armée française à constituer une escadrille d’observation qui, pour des raisons de sécurité et d’efficacité, sera bientôt pourvue de sections de tracteurs-mitrailleurs pour accompagner les avions dans leurs évolutions au-dessus du désert.

Ce qui est en train de naître lors de ces opérations militaires c’est un mode opératoire qui préfigure la doctrine de l’Air Control, théorisée et mise en œuvre par les Britanniques en Mésopotamie à partir de 1922.

Une escadrille est donc constituée, – elle porte au départ le numéro F 301 et sera transformée en F 541 en mai 1917 –, et elle est équipée d’avions Farman MF 41, et placée sous le commandement du capitaine de Lafargue. Pour plus de commodité, sa division de parc est installée à Gabès,grand centre du sud-tunisien, tandis que l’escadrille est basée plus au sud, à Foum Tatahouine, pour être plus proche du théâtre d’opérations.

Un Farman au sol à Foum Tataouine

Cette unité de 14 avions va peu à peu développa peu à peu une doctrine d’emploi originale de l’aviation en milieux désertiques que l’on pourra retrouver ensuite, avec des variantes, notamment dans la manière d’opérer des Italiens pour tenir le désert libyen à partir des années 1936-37 et évidemment, dans l’Air Control britannique.

L’arme aérienne est également un vecteur de propagande et un outil psychologique. Des tracts sont lancés sur les villages considérés comme hostiles, et quand cela s’avère nécessaire pour le haut-commandement, des actions de bombardement sont menées ponctuellement, y compris avec des gaz de combat sur la ville tripolitaine de Nalout en septembre 1916 à titre de représailles. Les opérations se déroulent à 500 mètres d’altitude et visent davantage à effrayer les tribus pour les empêcher de se rallier à la dissidence, même si des avions viennent soutenir l’avancée de troupes au sol.
Dans leurs évolutions, les avions sont accompagnés par des tracteurs- mitrailleurs Brasier 15-/18 -III. Il s’agit d’un véhicule largement improvisé à partir d’un camion de transport auquel on a retiré l’essentiel de sa carrosserie pour lui donner des capacités certaines de franchissement de zones rocailleuses ou sablonneuses et pourvu de mitrailleuses, d’outillage divers, d’eau, de vivres et de moyens de communication avec l’arrière (des pigeons voyageurs) et avec les avions (fumigènes, toiles).

Un Farman au décollage avec un tracteur mitrailleur

Chaque section de deux tracteurs- mitrailleurs de soutien et de convoyage accompagne un avion. Les forces qui communiquent ensuite par des moyens rudimentaires, des comme les messages lestés lancés par l’observateur depuis l’habitacle de l’avion, pour informer les troupes au sol des positions avancées. Des fusées de couleur ou des toiles blanches disposées au sol selon le code Morse permettent de communiquer avec les aviateurs.
Malgré une perte davantage liée aux conditions désertiques, comme la disparition de l’équipage Chastenay/-Lebœuf, liée aux spécificités du vol à long rayon d’action au-dessus du Sahara et aux difficultés d’orientation en milieu désertique sans soutien au sol, ces opérations aériennes furent parfaitement réussies.
C’est pourquoi, comme l’armée française devait faire face à la révolte de l’Aurès en Algérie qui dura de novembre 1916 à mars 1917, le rapatriement d’une partie de ses moyens stationnés dans le sud-tunisien a été décidé. Il fut question d’affecter à ce théâtre d’opérations une seconde escadrille. Celle-ci, la F 542, était opérationnelle à Zarzis en avril 1917.

Ces activités dissidentes des Senoussis recevaient toujours le soutien des puissances centrales. Aussi, la crainte des états-majors français et italiens, même si elle n’a jamais pu être véritablement vérifiée, était que des sous-marins allemands croisent du côté de Djerba ainsi que dans les golfes de Gabès et Hammamet dans le but de ravitailler en armes la rébellion. Cela justifia la création de deux nouvelles unités aériennes, les escadrilles C 543 et C 544, stationnées respectivement à Sfax et Mahdia et dotées de bimoteurs d’observation Caudron G4 pour tenter de débusquer des submersibles germaniques.

Jusqu’en 1918 l’activité aérienne vise à combattre, après détection, des rezzous, des groupes rebelles qui viennent piller des villages loyalistes, à l’aide de quelques bombardements et mitraillages. Cette aviation n’a cessé de se perfectionner jusqu’à la fin du conflit : a partir de janvier–février 1918, les premières radios TSF sont mises en dotation tandis que, durant l’été, l’on équipe l’escadrille d’avions de type Vvoisin- Renault de 180 chevaux, avec cette délicieuse précision « modèle colonial » qui indique que ces appareils sont pourvus d’hélices blindées et de renforts de structure adaptés à leur emploi outre-mer..

Jean-Baptiste Manchon nous a fait découvrir un conflit évidemment très peu connu, mais surtout d’une surprenante modernité. La rusticité des moyens employés ne doit pas faire oublier les principes fondamentaux de la doctrine d’emploi de l’arme aérienne dans un milieu particulier qui n’est pas aussi désertique qu’il en a l’air et dans lequel, – surtout dans les conditions de l’époque – , les groupes dissidents extrêmement mobiles, pouvaient très facilement se fondre dans le paysage.

Les problématiques de cette période ne sont fondamentalement pas tellement différentes de celles auxquelles des troupes pourtant bien mieux équipées et dotées de matériels de détection sans commune mesure avec ceux du début du XX° siècle, sont pourtant encore confrontées aujourd’hui.
L’association troupes motorisées au sol dotées d’une certaine puissance de feu et des moyens de projection à longue distance de l’aviation a peut-être trouvé dans cette zone où les rebelles se dissimulaient dans des grottes, dans les cités troglodytiques comme celle de Foum Tataouine, leur premier terrain d’expérimentation en milieu désertique.
Des conflits plus contemporains, voire très actuels, permettent d’en souligner le caractère précurseur.