Géraldine POELS est chargée de la valorisation scientifique des collections de l’INA, Christian INGRAO est historien, directeur de recherche au CNRS, spécialiste du nazisme, auteur de plusieurs ouvrages de référence parmi lesquels Le nazisme et la guerre,  La promesse de l’Est – Espérance nazie et génocide (1939-1943), Croire et détruire. Les intellectuels dans la machine de guerre SS, Le Soleil noir du paroxysme. Docteure en science politique, Lisa VAPNÉ  a soutenu une thèse intitulée Les Remplaçants. Migration juive de l’ex-Union soviétique en Allemagne. 1990-2010. Elle collabore régulièrement à des films documentaires en tant que traductrice et chercheuse. Elle est la rédactrice en chef de la Revue Alarmer.

Le 23 mars 2022 est sorti en salle Le dernier témoignage (Final Account), documentaire signé du réalisateur britannique Luke Holland et présenté en avant-première au 77ème Festival International du Film de Venise en septembre 2020. « Historiquement essentiel mais humainement glaçant », Le dernier témoignage donne la parole à la toute dernière génération encore vivante d’hommes et de femmes ayant connu, voire participé activement, au Troisième Reich d’Adolf Hitler, de 1933 à 1945.

Des individus lambda qui ont exécuté les plans élaborés par les nazis

Tour à tour, les derniers témoins prennent la parole devant la caméra de Luke Holland. Certains n’étaient alors que des enfants. Des enfants embrigadés dès leur plus jeune âge et qui voulaient déjà, à onze ou douze ans, détruire le quartier général des communistes. Mais le plus effroyable, en-dehors des propos de « simples civils innocents », ce sont très certainement les interviews que le réalisateur est parvenu à obtenir d’anciens membres de la Wehrmacht, de gardiens de camps ou de la Waffen SS, l’unité d’élite du Troisième Reich.

S’ils disent n’avoir rien à voir avec les atrocités commises, leur manque d’empathie et leur « « fierté d’avoir fait partie de cette unité » » glace le sang ! Anciens officiers SS, combattants de la Wehrmacht, gardiens de camps de concentration, secrétaires, fermiers, témoins silencieux, ce sont des individus lambda qui ont exécuté les plans élaborés par les nazis, des « petits hommes qui regardent de côté et se penchent de temps en temps pour donner un coup de main », ces « pires que les monstres », tels que les décrit Primo Levi.

Aujourd’hui, installés dans leurs appartements douillets, ces petits vieux à sonotone, chemise à manches courtes ou polo décontracté, répondent à une question commune : « Vous sentez-vous coupables ? » Herman Knoth explique que les Waffen-SS étaient considérées comme l’élite de la nation, « pas seulement physiquement, spirituellement aussi ». « Alternant images d’archives et entretiens, le film traverse les questions de la honte et du déni, de l’aveuglement et de la complicité, en montrant frontalement comment la vérité se cache dans les plis et replis de la conscience« .

295 interviews accessibles aux chercheurs

De 2008 à 2017, poussé par les secrets de son propre héritage juif, ses grands-parents ont péri dans les camps, Luke Holland a recueilli 295 interviews d’hommes et de quelques femmes (seulement 23) nés dans les années 1905-1934. En 2010, il a présenté à l’INA son travail de collecte de témoignages de ceux qu’il appelle perpetrators (criminels). En 2022, deux ans après sa mort et conformément à sa volonté, l’INA a rendu accessibles aux chercheurs les entretiens qu’il a réalisés. Son objectif était de lutter contre le négationnisme. Il donne la parole aux acteurs, aux rouages de la machine de mort. Holland estime faire un acte de mémoire et constituer une ressource pour la recherche.

Il ne travaille pas à micro caché, il sollicite et conduit les interviews. Le réalisateur a pu trouver ses témoins car il existe en Allemagne des réseaux qui les rassemblent de fait. Il y a très peu de Français, d’une part parce que ces réseaux n’existent pas, mais surtout parce qu’il n’y a pas eu d’assassin de ce calibre. Christian Ingrao réfute d’ailleurs le terme de « bourreau », car celui-ci est l’exécuteur d’une décision de justice légalement prononcée. Pour sa part, ami d’Henri Rousso et adepte de ses thèses, Luke Holland estimait que les Français se refusaient à voir les réalités : leur passé ne passe pas.

L’image d’une société allemande impliquée dans le meurtre de masse

L’échantillon de témoins est très diversifié, les degrés d’implication dans le meurtre, variables. L’ensemble donne l’impression d’une société allemande impliquée dans le meurtre de masse et permet de toucher les limites de la dénazification. Christian Ingrao affirme que la dénazification a fortement touché les hommes dans les années 1945-1950. Mais beaucoup ont contesté juridiquement leur implication et le droit criminel allemand de 1937 imposait des conditions qu’il est difficile de réunir. Les règles de droit ont bénéficié aux suspects.

Lisa Vapné montre que ce document est exceptionnel sur la constitution de l’identité personnelle de ces acteurs. Beaucoup ont gardé des documents qui attestent de leur proximité avec la machine de crime. Ils les montrent avec complaisance et nostalgie. Luke Holland attendait que ces assassins reconnaissent leur culpabilité. Mais ils ne le peuvent pas. A la rigueur, certains admettraient une responsabilité collective, mais pas la leur ! Une autre fois, [Luke] Holland rangeait son matériel quand l’ancien membre SS Karl Hollander l’a arrêté. Il a dit : « Herr Holland, vous avez encore un peu de temps ? Venez, je veux vous montrer quelque chose. » Je l’ai suivi dans les escaliers – cette séquence est dans le film – et il a sorti une boîte et a présenté toutes ses médailles de guerre. Je me suis dit : « Qu’est-ce que ça veut dire ? » Mais je me suis aussi dit : « Je ne vais pas rater l’occasion de lui poser des questions difficiles ». C’est là que j’ai réussi à lui faire reconnaître qu’il honorait toujours Hitler. Il ne l’avait pas dit en bas et il ne l’avait pas dit en sept heures d’interviews, mais maintenant il le disait. C’est devenu une scène très importante et troublante qui, je l’espère, va impressionner le public. »

Christian Ingrao estime que la contribution du film correspond à l’état de la recherche sur le militantisme nazi. On découvre par exemple l’importance du sport, que l’adhésion aux Jeunesses hitlériennes a pu avoir pour objectif de se libérer de l’autorité parentale, que le nazisme a une forte capacité d’attraction par son ouverture d’espaces de sociabilité. Cette source audiovisuelle est essentielle, les visages, les postures corporelles disent beaucoup. On peut critiquer le montage du film en extraits courts, le manque de contextualisation, voire des erreurs. C’est un film à thèse. L’injonction de ne pas utiliser cette source est selon Christian Ingrao inacceptable.

Joël Drogland