Le cinéma, c’est quoi ? Derrière cette question simple et depuis l’apparition de celui-ci, on a toujours débattu de ce qu’était le 7ème art. Mais autant on pouvait en dessiner ses contours au XXème et début du XXI ème siècle, autant aujourd’hui avec le streaming, les plateformes comme Netflix, c’est beaucoup plus compliqué. La crise du Covid n’est pas responsable de l’apparition de ces symptômes mais a contribué à l’accélération de la mue que le 7ème art est en train d’opérer. Les salles de cinéma, bientôt un lointain souvenir ?

Intervenants :

Claude FOREST économiste et sociologue du cinéma, enseignant – chercheur à l’université de Strasbourg et rattaché à la Sorbonne Paris III, Anaïs TRUANT, administratrice de la cinémathèque de Grenoble, Gabriela TRUJILLO, directrice de la cinémathèque de Grenoble, nommée au début du mois de mars 2021.

Animateur : Gaspard DARJUZON, étudiant de l’école de management de Grenoble, membre de l’association Zone Art. Il remplace Eloïse Hallouache, malheureusement empêchée.

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Gaspard DARJUZON introduit la table ronde en notant la pertinence du thème choisi cette année et du verbe « s’adapter » qui est devenu un impératif aujourd’hui.

Qu’est-ce que le cinéma ?

Au-delà de l’aspect simpliste de cette question qui a toujours alimenté les débats depuis son apparition, si autant avant, on pouvait en dessiner les contours, au XXème et au début du XXIème siècle avec les films, et les séries, aujourd’hui cela devient de plus en plus compliqué avec les plates-formes de streaming, comme Netflix (la plus importante), et Amazon Prime. Tous les grands groupes tendent aujourd’hui à avoir leur propre plateforme de streaming (par exemple Disney), ce qui fait que certains contours du septième art paraissent de plus en plus flous. La crise de la Covid que nous traversons actuellement n’est pas forcément responsable de ces changements, mais elle va accélérer ses symptômes et on se retrouve peut-être à la veille d’un grand bouleversement. D’où la première question pour entamer cette table ronde : est-ce que les salles de cinéma seront bientôt un lointain souvenir ? Quelle serait leur définition personnelle du cinéma ?

Claude FOREST : pour lui ce que l’on appelle le cinéma, que l’on dit être né en 1895, c’est l’invention du tiroir-caisse. Le cinéma est un commerce. C’est le fait d’avoir proposé à un moment donné à des gens de venir payer pour voir des images animées, ensemble dans un lieu fermé. Tout le reste est soit de la technologie, soit une variation des supports de diffusion, mais il ne faut pas confondre ce qu’est l’objet cinéma en tant que spectacle, sortie collective, ou lieux où l’on peut voir des images animées. L’histoire a montré au fil du temps que ces supports s’étaient multipliés, d’abord avec la télévision puis ensuite la vidéo, le DVD, Internet et enfin les plates-formes numériques, ces dernières bouleversant en effet l’industrie. Mais elles bouleversent surtout la diffusion mais pas le cinéma en tant que tel. C’est la sortie collective et le fait de sortir de chez soi qui l’est. Par conséquent pour Claude Forest, la problématique ne lui semble pas forcément bien posée.

Gabriela TRUJILLO estime que la question dans son apparente simplicité est en réalité très complexe car à elle seule, elle pourrait faire l’objet d’une réflexion de plusieurs heures. Si elle approuve la définition de Claude FOREST, Gabriela TRUJILO estime que, par sa formation et sa trajectoire de cinéphile, elle voit le cinéma comme relevant l’ordre de l’affect. Elle repense notamment par exemple à cette séquence de Pierrot le fou où Samuel Fuller essaie de définir le cinéma en énumérant les différents ingrédients qui constituent ce dernier et à la fin, en un mot il résume par celui-ci : l’émotion. En tant que cinéphile, c’est cette définition qu’elle continue de défendre.

Anaïs TRUANT pense quant à elle que, lorsqu’on est dans une cinémathèque aussi importante et particulière comme celle de Grenoble par exemple, (cette dernière est aussi organisatrice du festival du film court en plein air) ce qui ressort le plus fort est le vivre ensemble, le fait de voir ensemble en grand. Sa définition reposerait elle aussi sur celle de l’affect et, justement, cette démarche d’aller ensemble dans un lieu correspond bien à ce qui nous manque actuellement.

Gaspard DARJUZON : deux mots ressortent des différentes définitions : émotions et partage. Pouvez-vous dire que cela semble être l’essentiel du cinéma et justement, ces deux termes sont-ils indissociables de cette notion de cinéma ?

Gabriela TRUJILLO : en effet, ils l’étaient forcément dès les frères Lumière et avant même que le cinéma ne devienne un spectacle global collectif mais elle reconnaît également que sa définition (subjective donc) reposant sur l’affect, elle évoque surtout ce qui lui manque sans doute le plus actuellement : le fait d’aller en salle, de regarder vers le haut l’écran. La consultation, qu’elle soit en VHS, DVD, ou en streaming sur un ordinateur est différente : elle ne peut pas dire que ce ne soit pas du cinéma certes mais peut-être que là on choisit justement de répondre par rapport à ce qui nous manque, cette dimension collective du cinéma et non les images. Actuellement, nous avons accès aux images avec des écrans plus ou moins performants mais sans l’aspect collectif.

Gaspard DARJUZON :  en effet pour beaucoup de personnes, ce sentiment de partage d’émotions est un manque. Quel est votre avis sur l’apparition des plates-formes de streaming comme Netflix par exemple, plates-formes qui ne sont plus forcément aussi jeunes mais qui prennent une place de plus en plus considérable ? Certains films devaient sortir en salle mais justement ils ont été rachetés par ces plates-formes pour qu’ils soient sortis directement, parfois même à l’insu des réalisateurs car c’est une question aussi de budget, question davantage liée aux producteurs ?

Claude FOREST : justement, la question posée correspond au sujet posé au concours d’entrée de la Fémis cette année[1]. Mais là aussi Claude FOREST pense que deux aspects sont mélangés. Par exemple, est-ce que l’on pose la question de savoir si les restaurants vont disparaître ? Non, pourtant il s’agit exactement du même phénomène. Les restaurants ont fermé pendant ce confinement donc, mécaniquement, les repas pris chez soi ont augmenté ainsi que le nombre de repas servis à domicile. Mais personne ne se pose la question de savoir si les restaurants vont réouvrir ou disparaître. Donc, pourquoi se poser la question pour le cinéma ? Il s’agit là d’une question en réalité extrêmement ancienne car, à chaque fois qu’un nouveau média est apparu, et ce fut le cas lors de l’apparition de la radio, de la télévision puis de la vidéo, puis enfin d’Internet, à chaque fois on s’est posé la question de la disparition du cinéma avec cette crainte que cela n’arrive. Si effectivement on appelle « cinéma » la sortie collective, les deux autres intervenantes ayant souligné que le cinéma est aussi un partage d’émotions, sur un mode collectif certes, le point essentiel est effectivement celui-ci : on sort de chez soi et on partage quelque chose avec d’autres. Mais Claude FOREST ne souhaite pas réduire le cinéma à cela même ceci peut faire l’objet d’un long débat. En effet, il estime que l’on peut avoir de l’émotion aussi tout seul, devant un petit écran. En revanche, le fait de sortir de chez soi pour partager et d’avoir une émotion collective cela reste un aspect spécifique à la salle de cinéma. Il ne faut pas confondre la salle de cinéma avec le film de cinéma. Donc d’un côté il y a le support.

Les plates-formes sont effectivement un nouveau mode de consommation domestique, chez soi, d’images animées (films de cinéma, séries, reportages…). Or, lorsqu’on est chez soi on cherche de la distraction, donc c’est ce type de consommation disponible qui est proposé avec les plates-formes de streaming et de vidéo à la demande, dont l’essor était prévisible. Mais ce qui n’a pas été vu et qu’il faut souligner et que, durant l’été, dès le retour des beaux jours, les salles ont réouvert et le taux d’abonnement et de consommation des plates-formes a mécaniquement diminué. Elle a augmenté à l’automne à nouveau, avec le nouveau confinement. Donc nous aurons prochainement le même phénomène. Donc, il ne faut pas penser à chaque fois en termes de substitution (un média qui se substitue à un autre) mais en termes de complémentarité. Il y a d’un côté ce que je fais quand je sors de chez moi et ce que je fais et consomme chez moi. En revanche, chez soi à quoi se substituera à l’avenir le temps passé devant sa plate-forme ? On a tous fait l’expérience suivante, celle de passer sa soirée à consulter le sommaire de la plate-forme sans voir aucun film au final tellement le choix est vaste. Or la grande différence avec les salles de cinéma et les cinémathèques, est l’existence un travail éditorial, de propositions de choix, d’orientation, de sélections ce que ne proposent pas les plates-formes qui, elles utilisent un algorithme qui fait que, parce que vous avez aimé tel ou tel film, vous devriez aimer tel ou tel autre. On a affaire à une forme de concentration qui ne propose ni d’ouverture ni de diversification. Par conséquent, il ne faut pas confondre les lieux de consommation des images, (soit chez soi soit à l’extérieur) et les plates-formes. En fait, elles ne font pas réellement concurrence au cinéma et à l’avenir ne feront pas concurrence aux salles de cinéma mais plutôt aux autres formes télévisuelles, c’est-à-dire la part de marché des chaînes de télévision classiques. Ces dernières vont mécaniquement diminuer parce que lorsque je suis chez moi, même si je passe en moyenne trois voire quatre heures devant un écran, finalement, qu’est-ce que je regarde, seul ou en famille dans mon poste de télévision ?

Gabriela TRUJILLO trouve la réponse de Claude FOREST très juste et très encourageante. On ne peut en effet pas réduire le cinéma à sa seule manifestation collective en salle. Comme le rappelle Claude FOREST, l’évolution des moyens d’accès au cinéma lui rappelle ce que disait François TRUFFAUT : en tant que cinéphile on aime la vidéo. Et quand on a aimé le cinéma aussi on aime forcément les DVD, et les plates-formes par ce que on peut avoir accès aux films pour les études par exemple. Elle a par exemple soutenu une thèse en cinéma et elle a pu le faire notamment grâce aussi aux DVD. Donc c’est tout un mode qui est bouleversé certes mais, pour autant, les plates-formes ne sont pas forcément l’ennemi du cinéma. C’est aussi que c’est ce qu’elle se dit en tant que cinéphile.

Gaspard DARJUZON comprend parfaitement le ressenti et l’idée selon laquelle plates-formes et salles de cinéma se complètent mais il a quand même l’impression qu’il y a une certaine concurrence à un certain niveau, mais pas forcément au niveau de la consommation. Par exemple quand un film comme Wonder Woman 1984[2] qui est prévu, qui était important pour les salles de cinéma qui comptent sur ces gros films pour remplir leurs salles, ne sort que sur des plates-formes ne peut-on pas parler là justement de concurrence ? Lorsque des réalisateurs d’art et essai et de documentaires comme Martin Scorsese ne peuvent pas produire leur film parce qu’ils n’ont pas l’argent nécessaire et que Netflix leur donne carte blanche et le budget nécessaire pour le sortir, est-ce qu’il ne faut pas là aussi parler de concurrence entre ces plates-formes la salle ?

Pour Claude FOREST, il s’agit de trois sujets différents. La première question concernait la définition du spectateur. Là ici deux autres sont posées. La première concerne ce que peut apporter au niveau de l’industrie Netflix et les autres plates-formes. En fait c’est du financement pour produire des œuvres, quel que soit la dénomination de ces dernières (films, sous film…). Dans tous les cas, des créateurs ont trouvé du financement pour amener une œuvre à destination d’un public sur un support déterminé. Il ne faut pas confondre le support et le lieu de la diffusion de l’œuvre en elle-même. L’autre point concerne l’ensemble du financement de l’industrie. Les plates-formes d’aujourd’hui apportent de l’argent, effectivement, mais le cinéma en tant que tel est une filière industrielle dont il faut distinguer les différents stades sans les mélanger.

D’un côté, il y a en amont la production, le fait de trouver des financements, de mettre en œuvre tous les moyens humains et matériels pour produire une œuvre. Ensuite, il y a la distribution, et les distributeurs qui amènent les films dans les salles versus les diffuseurs et Netflix et les plates-formes sont des diffuseurs sur les réseaux domestiques. Enfin on distingue l’exploitation c’est-à-dire la salle de cinéma. Tout apport de nouveau média permet de trouver et d’apporter des moyens financiers supplémentaires, d’où la multiplication des œuvres quel que soit leur support de diffusion et leur appréciation. De l’autre côté, se trouvent les exploitants et les salles de cinéma. En moyenne chaque année 650 films sortent en France par an or ici, trois quatre cas sont cités. On voit bien que c’est anecdotique et que ce n’est pas forcément représentatif mais il faut le contextualiser.

Quel est le souci des producteurs en question ? En l’occurrence ici, il s’agit de Disney et de la Warner. Vu le coût de production de ces films (entre 150 et 250 millions de dollars[3]) est-ce qu’ils peuvent se permettre de ne pas les amortir rapidement étant donné que les frais financiers, eux, courent puisque cela se fait souvent par emprunt ou par avance bancaire ? La réponse est bien évidemment non. Il y eut donc une double réponse avec l’une, financière de court terme qui était : les films sont là, peut-on attendre pour les sortir ? Six mois, un an ou plus avant de les amortir ?  La réponse de Disney a été négative. Mais cela va se jouer sur deux ou trois titres seulement. D’autre part, qu’est-ce que ça fait pour eux de les sortir directement sur les réseaux domestiques et non pas en salle ? Ils ont fait cette expérience et ont bien vu que l’économie n’y est pas car de nos jours, le cinéma au niveau industriel et mondial, c’est le cinéma hollywoodien. Il réalise la moitié de ses recettes en salle, à l’étranger. Structurellement, sur du court et du moyen terme, la sortie des films en salle est économiquement indispensable. Les majors ne peuvent pas s’en passer, c’est impossible. Ça, c’est la situation aux États-Unis.

La situation en France n’est pas du tout la même. En France, il n’y a que trois ou quatre films qui ne s’amortissent que via la salle de cinéma car, depuis longtemps, le financement des films dits de cinéma (c’est-à-dire qui sortent en salle de cinéma) est assuré par les télévisions, ces dernières assurant l’amortissement économique. Or, les plates-formes sont un « plus » et une complémentarité en termes financiers. Ce qui peut se développer à l’avenir seront des problèmes juridiques et politiques mais pas des problèmes économiques ni de réception.

Anaïs TRUANT : souhaite apporter une remarque en tant non pas qu’administratrice de la cinémathèque mais plutôt par rapport ç sa vie précédente, puisqu’elle a été exploitante d’une salle de cinéma. Elle a le sentiment que l’économie du cinéma s’arrête chez le distributeur dans la mesure où elle n’a rien entendu concernant l’économie de la survie des salles. Oui, à l’échelle globale et mondiale, on est sur de l’anecdotique quand Wonder Woman ou le dernier Pixar ne sort pas, mais dans la petite et moyenne exploitation ce sont des films locomotives. Il faut rappeler que pour ces dernières, il leur suffit d’un ou deux gros films pour tirer économiquement toute une année pour l’exploitant. Alors oui, certes, du point de vue des producteurs et des grandes majors hollywoodiennes oui, il y a bien une question économique immédiate mais, il y a un impact qui est considérable sur les exploitants. Mais ce sont ces derniers qui font vivre le cinéma en salle. Enfin il y a également un autre corps de métier concerné qui est lié à l’éditorialisation et à la programmation. C’est un vrai métier dans les salles et les cinémathèques.

L’entrée dans une économie de programmation d’un film comme Wonder Woman est susceptible d’avoir un impact énorme sur les politiques et les économies de programmation. Et effectivement, là, un point va être certainement repensé, plus ou moins en profondeur. Il faut rappeler que lorsque Disney prend sa casquette de distributeur et qu’il va sortir un film, il est le roi qui décidera de tout : du nombre de salles qui passeront son film à quelle heure combien de fois et les salles, petites ou grandes n’auront pas leur mot à dire. Elles n’auront qu’à s’adapter car c’est leur survie qui est en jeu. Donc sur ces questions de sortie, cela risque de provoquer une réflexion de fond dans les métiers du cinéma. Pour autant, cela ne va pas remettre en question ni la salle de cinéma ni la pratique en salle si nous reprenons un point de vue plus sociologique.

Claude FOREST estime qu’Anaïs TRUANT a raison en abordant deux aspects fondamentaux. Mais la question précédente ne portait pas justement sur la salle mais sur trois films. Six mois de confinement, cela veut dire que les distributeurs ont un stock non écoulé aujourd’hui de 300 à 350 films. Le problème qui va se poser à tous les exploitants ne va pas être lié à une question de pénurie mais à une gestion du trop-plein : il va y avoir un déferlement incroyable, et tout un travail d’éditorialisation à réaliser. Ce qui est à craindre est plutôt le nombre de morts qu’il va y avoir dans les films aussi bien pour les distributeurs que pour les exploitants de la petite à la grande, qui font un travail plus fin, en termes de choix et de programmation puisqu’en plus, il y aura une rotation accélérée des titres tellement il y en aura. Ce que l’on observe chaque année est que, depuis environ trois décennies, une concentration sur quelques titres s’opère dans le choix des spectateurs qui ne fait que croître. Ces films-là sont et seront toujours là. C’est leur identité qui change chaque année.

Mais nous avons un paradoxe. Au niveau de la distribution, de la production et de l’offre, la diversité se fait par l’accroissement de la quantité. On est satisfait qu’un plus grand nombre de créateurs puisse avoir accès à la production et que ces films sortent. Or, au niveau du consommateur et du spectateur, plus il y a de choix, plus l’incertitude est grande et plus la consommation se concentre sur quelques titres. Or, plus la concentration est forte, plus les petites et moyennes exploitations sont dépendantes de quelques titres. Sur ce point, Claude FOREST rejoint à 100 % les propos d’Anaïs TRUANT. Mais il tient à les rassurer : selon lui, ce n’est pas parce que ces titres vont sortir sur les plates-formes de streaming que ça va bouleverser l’économie de l’exploitation.

Anaïs TRUANT : effectivement c’est un vaste débat, qui pourrait continuer pendant des jours, ce serait même limite un sujet de colloque !

Gaspard DARJUZON : lorsqu’il posait sa question initiale, il avait en tête en effet les petites salles et le cas de cet exploitant qui, en août 2020, avait cassé le grand panneau de Mulan quand il avait appris sa diffusion sur une plate-forme après avoir été retardé[4]. Il aimerait revenir sur l’algorithme des plates-formes et le choix éditorial que peuvent faire les cinémas et surtout les cinémas indépendants. Dans un essai consacré à Fellini[5], Martin Scorsese se livre à une critique du contenu des plates-formes, ensemble biaisé par les recommandations, qui fait qu’au final n’y avait donc plus vraiment de choix. N’avez-vous pas de crainte que l’on aille moins vers un cinéma synonyme de « découverte », pour aller davantage vers la facilité des algorithmes de préférences des plateformes de streaming ?

Gabriela TRUJILLO : Gaspard fait référence à ce documentaire où Scorsese avait demandé à des plates-formes de revoir leurs taxinomies c’est-à-dire de parler d’un film ou d’une œuvre au lieu d’un contenu. La discussion en cours pour cette table ronde confronte justement les points de vue en fonction de ce dont on parle et de quel point de vue on parle. Mais justement comme le disait Claude Forest, que ce soit Scorsese ou Spike Lee, ils vont chez Netflix parce qu’ils ont des financements pour faire leurs films avec carte blanche d’un point de vue financier. C’est une position qu’ils défendent. Mais quand on parle d’une génération qui est celle de Gaspard DARJUZON qui peut-être se laisse justement entraînée par les algorithmes, elle pense qu’il faut défendre aussi cet irrationnel lié à la curiosité de chacun c’est-à-dire cette capacité de découvrir et de se rassembler autour de films aux contenus très différents. On parle aussi d’un problème du choix que font à notre place les algorithmes mais la question se pose aussi sur YouTube et sur toutes les plates-formes en général. Elle estime aussi que cela relève de la commodité et de la paresse mais c’est le travail justement de la programmation que d’essayer aussi d’aiguiller et de proposer un algorithme différent.

Pour Anaïs TRUANT, c’est directement lié à la question du manque qu’on évoquait tout à l’heure et de la question émotionnelle du manque. Le manque vient aussi du fait qu’on peut passer une soirée sur le sommaire de Netflix sans être capable de faire un choix, même à plusieurs. Ce manque remet finalement en valeur l’offre et la programmation culturelles que ce soit celles d’une cinémathèque ou d’une salle de cinéma.

Des études en sociologie du cinéma des années 2000 resituaient par exemple la place centrale de la caissière dans le choix du film que l’on va voir. En fait c’est aussi un réseau d’humains lié à un choix de programmation, doublé d’une confiance pour se laisser porter. On le voit à la cinémathèque : les gens viennent, peu importe le programme, et ils acceptent qu’on leur propose quelque chose qui soit construit, qui ait du sens et qui les pousse parfois dans leur propre retranchement. En fait la position centrale qui fait et qui restera essentiel dans cette proposition est cette éditorialisation que l’on ne le trouve pas sur les plates-formes.

Claude FOREST : c’est aussi un choix entre deux modèles de sociétés et de relations humaines. D’un côté nous avons un travail de prescription lié à une réflexion, un choix qui est fait par le programmateur, la caissière ou l’exploitant. Si nous venons en tant que spectateur, nous faisons confiance. Certes on peut être déçu, cela arrive, mais on arrive toujours à la conclusion que l’on a découvert quelque chose. De l’autre côté on a un choix qui est basé sur un algorithme. Qu’est-ce que ce dernier ? C’est un choix opéré en fonction de nos consommations antérieures pour essayer d’en prédire des propositions ultérieures. Donc c’est un effet de pacification extrêmement fort mais qui rejoint l’ensemble de nos consommations depuis ces deux ou trois dernières décennies dans tous les secteurs et qui consiste à miser sur un effet de mimétisme.

Quelle crainte peut-on avoir ? Amener à un renforcement de l’écran autour de quelques titres phares quel que soit leur qualité. Et il y a un paradoxe apparent de la part des plate-formes avec ce raisonnement : « je vous offre un choix incroyable et vous ne pourrez pas tout voir mais puisque vous ne pourrez pas tout voir je vais vous dire ce qu’il faut voir ». Donc nous avons bien deux modèles extrêmement différents qui rejoignent des philosophies et des choix de société très différents.

Gabriela TRUJILLO est d’accord avec Claude FOREST : ce qui la frappe et c’est là où elle se dit que la démarche de programmation d’une cinémathèque doit trouver sa place et devra trouver sa place lorsque les salles ouvriront, c’est dans le fait que chez les jeunes générations on a l’impression que la fréquentation des plates-formes est liée à la promesse du meilleur film, l’absence d’ennui et de déception. Mais la cinémathèque propose des expériences très riches où l’on prend le risque de voir un film étrange qui peut désarçonner ou déplaire. Elle estime là que ce sont des choses très saines. Or les plates-formes, en renvoyant uniquement vers une sélection qui forcément plaira au spectateur, ne fait pas sortir ce dernier de sa zone de confort. Or il y a peut-être moyen justement de proposer encore autre chose aux gens et c’est là où je joue aussi la survie d’institutions ou de programmation plus audacieuses. Est-ce que le public suivra sur un choix risqué ?

Anaïs TRUANT : depuis le début, on parle de plate-forme du type Netflix. Elle aimerait en citer quelques-unes qui proposent des choses différentes et alternatives donc qui prennent de vrais risques : UniverCiné propose par exemple, moyennement un abonnement très modeste, une programmation ambitieuse.  Cette plate-forme prend de très gros risques y compris sur le plan financier. Certaines plates-formes sont nées du confinement avec par exemple celle de la cinémathèque française, ou MK2. Quelque chose est en train de se passer mais il faudrait pouvoir de temps en temps pouvoir mettre un coup de projecteur sur ces plateformes alternatives qui prennent des risques équivalents à ceux d’une petite ou moyenne exploitation.

Gaspard DARJUZON : en effet, peu de gens connaissent ces plates-formes, à tort, et il est bon de rappeler leur existence. On retrouve cette inquiétude concernant le choix de la découverte mais pas uniquement pour le cinéma puisqu’on le retrouve aussi pour la musique ou d’autres types d’arts. Pour citer par exemple l’un des membres de Daft Punk, expliquait qu’ils étaient assez inquiets que la découverte de la musique se faisait via Spotify et les algorithmes. Gaspard DARJUZON en profite pour reprendre une question du public qui pose la question justement de ce choix entre l’algorithme et la curiosité : comment susciter une démarche de curiosité artistique et lutter contre l’algorithme ?

Anaïs TRUANT tente de répondre avec son ancienne casquette d’administratrice de salle. Des dispositifs d’une grande richesse existent dans les écoles comme École au cinéma ou Lycéens au cinéma par exemple qui sont là pour ça, pour recréer le travail, le regard autour d’un film. Cette part de médiation culturelle, qui a toujours existé, est absolument essentielle, elle l’est peut-être encore plus actuellement pour réenchanter la pratique. Ces dispositifs existent donc, ils sont essentiels pour des raisons évidentes mais aussi il est fondamental de prendre le temps : le temps de choisir un film, de regarder comment on le propose, de regarder son affiche, sa bande-annonce, le temps de se rendre au cinéma de voir la lumière s’éteindre et de regarder le film puis d’échanger. D’expérience, elle peut affirmer que les enfants remettent la salle au centre des débats car la perception d’un film au cinéma et d’un film sur un autre type d’écran va avoir une incidence tout à fait différente quand on a un regard d’enfant, regard qui, justement, se construit.

Gabriela TRUJILLO pense que c’est une chance d’avoir ces dispositifs et toutes les institutions culturelles sont là pour accompagner cela. Mais, selon elle, on peut certes rendre obligatoire le cinéma dès l’école maternelle si l’on veut, mais si les gens de moins de 30 ans en général n’ont pas la curiosité ou ne prennent pas le temps d’aller en salle et d’écouter des propositions nouvelles, les systèmes seront bloqués. Si on reprend le cas de la plate-forme Henri créée par la cinémathèque française : elle a été baptisée en référence à Henri Langlois, fondateur de l’institution. Ce dernier n’a pas eu d’éducation au cinéma dans sa jeunesse et pourtant, il avait cette curiosité et cette passion d’aller chercher des copies, de montrer sa collection et des films. Il y a donc là aussi quelque chose à rappeler : on ne peut pas tout faire reposer sur des structures qui, de toute façon va nous assurer un confort. Il y a une part de chacun, de curiosité et de transmission entre bureau d’étudiants d’amis et de parents de faire vivre ce tissu de la culture qui est quand même nécessaire. Les pionniers de la cinéphilie étaient des gens qui se réunissaient discuter des films entre eux et pour eux, c’était fondamental. On ne peut pas uniquement se reposer ou attaquer les algorithmes alors que l’on a une part de responsabilité, celle de prendre le temps de la découverte. La reprise repose également sur la venue de toute une génération dans les salles.

Claude FOREST abonde dans tout ce qui a été dit mais il est très pessimiste sur l’avenir. Le point essentiel est effectivement le temps. La culture nécessite du temps. Cultiver c’est avoir une sédimentation de l’ensemble des pratiques de l’ensemble de ce que l’on voit. Or, l’accélération de nos sociétés à tous points de vue, amplifiée par le numérique empêche d’avoir du temps. Pour aller vite, et de manière caricaturale, le Smartphone est l’assassin de la culture. Il suffit de songer au temps que l’on passe à regarder 100 fois par jour son portable pour vérifier qu’on a reçu un texto ou un mail et de répondre comme un esclave à la moindre injonction : c’est le contraire de la sédimentation nécessaire au fait d’aller voir un film, ou de lire un livre. La question qui se pose au cinéma se pose également pour toutes les autres industries de la culture. Il n’y a jamais eu autant de livres édités et pourtant, le temps de lecture diminue. Il n’y a jamais eu autant de CD et de musique édités et, pourtant, la concentration se fait autour de quelques titres. Une grande partie de la production nous échappe. Donc, ce qu’Anaïs TRUANT évoquait, c’est-à-dire la nécessité du temps, dépasse largement l’ensemble des problèmes d’éducation.

On peut certes forcer tout le monde aller au cinéma mais cela n’a aucun sens évidemment. Ce n’est pas cela l’éducation. C’est permettre de retrouver ce temps nécessaire qui est le contraire de l’abondance. Encore une fois, plus il y a de titres, plus on est perdu et plus il y a une espèce de boulimie et ce sentiment qu’on ne pourra pas y arriver or, à l’époque d’Henri Langlois, c’était la rareté. On pouvait être cinéphile et avoir vu tous les films de l’année, aujourd’hui c’est impossible. Le meilleur programmateur ne peut pas avoir vu 650 films, même le plus cultivé et le plus curieux. Il va faire des choix et parfois des choix qui ont été faits auparavant par d’autres avant lui.

Là où il est pessimiste aussi c’est que ce manque de temps, cette course à la rapidité, va de pair avec une simplification des choix or, c’est l’inverse de la culture. Plus le choix est important moins les agrégations sont possibles. On évoque effectivement la cinémathèque et les débats qui avaient lieu à l’époque : c’était Godard versus Chabrol. Mais pour pouvoir en parler, il fallait avoir vu tous leurs films, puis le débat s’instaurait. Aujourd’hui d’une part, il est impossible de voir toute la filmographie et d’autre part, celui à qui je pourrais potentiellement parler aura vu autre chose. Donc se pose ici un problème anthropologique plus large qui dépasse le débat du jour.

De toute façon pour Gabriela TRUJILLO dans le débat opposant Chabrol/Godard, c’est Rivette qui gagne à la fin !

Gaspard DARJUZON les rejoint en reconnaissant qu’effectivement on aimerait bien prendre le temps pour pouvoir parler de tous ces sujets. En guise de conclusion, il aimerait que l’on aborde la question de l’avenir des ciné-clubs : quel est leur ressenti et l’avenir qu’ils envisagent ? Il les invite également à partager une de leurs découvertes récentes avec le public.

Pour Claude FOREST, les ciné-clubs ne semblent pas être appelés à avoir un grand avenir pour les raisons évoquées précédemment il le regrette à titre personnel. Il y a également la question des festivals mais tout dépend des lieux. Depuis 10 ans il travaille beaucoup sur l’Afrique et, au sens strict, c’est une autre planète. Au Cameroun et au Togo il y a deux salles de cinéma ouvertes et toutes sont françaises et programmées par des Français. En revanche les festivals sont des lieux très importants de découverte et de valorisation pour les œuvres. Là, il y croit beaucoup il pense que cela va continuer puisque ce travail éditorial est nécessaire.

Anaïs TRUANT n’a pas vraiment d’éléments de réponses à donner sur les ciné-clubs. Elle ne sait pas. En revanche en termes de conseil rappelle que la cinémathèque de Grenoble organise le plus vieux festival de court-métrages de France qui a su se réinventer l’année dernière, justement, et ils reçoivent des films de tous les pays qu’elle invite à découvrir.

Gabriela TRUJILO estime qu’Anaïs TRUANT a bien fait d’insister sur les plaisirs futurs et invite les gens à venir au festival pour justement découvrir les court-métrages. En guise de recommandation elle a eu plusieurs coups de cœur mais recommande un film de 2009 qu’elle a justement découvert sur la plate-forme Henri : Coeur de tigre de Caroline Champetier, une des plus grandes chef opératrice contemporaines qui a tourné en Inde. Le film est encore accessible sur la plate-forme.

Note : merci aux participants pour cette table ronde passionnante, riche et instructive !

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[1] La Fémis est l’école nationale supérieure des métiers de l’image et du son, grande école publique appartenant au ministère de la culture. L’établissement est associé à l’université Paris sciences et lettres (PSL).

[2] Wonder Woman 1984, réalisé par Pat Jenkins, avec Gal Gadot, Chris Pine, Kristen Wiig, Pedro Pascal, Connie Nielsen …Prévu au départ pour décembre 2019, le film avait été finalement reprogrammé pour juin 2020. A cause de la pandémie, le film a connu au moins 3 reprogrammations successives. Finalement, des négociations ont été entamées pour une sortie sur la plateforme HBO Max, une première pour un blockbuster. Pour autant, le film est sorti sur quelques écrans, dans les pays où les cinémas ont pu rouvrir en décembre 2020 [ndrl].

[3] Wonder Woman 1984 a eu droit à un budget de 200 millions de dollars (hors promotion). En comparaison Justice League sorti en 2017, a bénéficié d’un budget de 300 millions de dollars [ndrl].

[4] L’affaire est relatée sur le site de Première.fr ici.

[5] Une présentation de cet essai est disponible ici.