Le chef du Kremlin vient de décréter la mobilisation « partielle » soit l’engagement de 300.000 réservistes afin de renforcer sa position dans la guerre en Ukraine. Moscou a également annoncé l’organisation de référendums dans les territoires occupés, afin de les rattacher à la Russie. Vladimir Poutine a enfin relancé le chantage nucléaire. Pourquoi cette fuite en avant du leader du Kremlin ? Sanctionné par les puissances occidentales, globalement en difficulté sur la scène internationale Vladimir Poutine peut-il sortir vainqueur de la guerre ? Se maintenir longtemps au pouvoir alors que la guerre en Ukraine commence à déchirer la société russe ?  

Intervenants:

Luka Aubin: directeur de recherche à l’IRIS, docteur en études slaves. Son travail porte sur les nouveaux enjeux géopolitiques de la Russie et du sport.

Ksenia Bolchavoka : elle est réalisatrice pour l’agence CAPA Presse, qui a produit ses documentaires Wagner: l’armée de l’Ombre de Poutine (France 5) Ukraine, la fin du Monde russe (Arte).

Anna Colin Lebedev : est chercheuse en sociologie politique, spécialiste des sociétés post-soviétiques. Ses recherchent portent sur le mobilisation protestataire et les conflits armées en Russie, Ukraine, Biélorussie.

Jean de Gliniasty : directeur de recherche à l’IRIS, ancien directeur de la Coopération et du Développement, directeur des Nations unies, ambassadeur de France en Russie.

Elsa Vidal :  rédactrice en chef de la rédaction russe de RFI

Emission enregistrée à Nantes pour Géopolitique sur RFI

Podcast de l’émission sur RFI

La table ronde se fait dans le contexte de la « mobilisation partielle » déclarée par Poutine deux jours avant. Celle-ci conditionne une partie des interventions. Le thème initial est moins traité.

Quel regard sur les évènements récents ?

Anna Colin Lebedev  estime que la déclaration de Poutine sur la mobilisation générale et le référendum sont un bouleversement majeur, une remise en cause du contrat social en Russie. Cela s’apparente à un séisme pour la population qui est obligée de voir une guerre qui était auparavant masquée.

Jean de Gliniasty analyse que cette déclaration annonce une défaite majeure des Russes. C’est aussi un signal vis-à-vis de l’étranger. Le conflit passe maintenant à une autre étape, celle des référendums d’annexion. Pourquoi cette nouvelle étape ? Le chercheur pense qu’à partir du moment où les territoires seront russes, tous les moyens  pourront être légitimes car ils se feront au nom de l’intégrité territoriale.

Une pression des alliés ?

Pour Elsa Vidal cette mobilisation est un signal envoyé à la population russe. Le discours de Poutine arrive comme carrefour de plusieurs points de pressions. C’est tout d’abord le  succès de la contre-offensive ukrainienne puis une certaine mise au pied du mur par la Chine, la Turquie, l’Inde.

Poutine, s’efforce d’obéir à la Chine et à l’Inde avec les referendums, et met la pression sur les Occidentaux avec l’argument de la guerre. L’objectif selon la journaliste est d’entrer dans un processus qui forcerait la négociation avec l’Ukraine. Néanmoins, rien est acquis car les Ukrainiens et l’OTAN ne souhaitent pas, pour l’instant négocier. L’avenir est très incertain.

Luka Aubin sur le terrain , on sait que les réservistes sont très peu formés. Le principal problème de l’armée russe, c’est un manque de moyens. Il y aurait d’ailleurs des demandes à l’Iran et la Corée du Nord pour des fournitures en arme. Les futurs soldats risquent d’être de la chair à canon utilisée pour conserver les zones.

A l’échelle de la société russe, la mobilisation fait rentrer la guerre dans les maisons. Pourquoi pas avant ? En réalité, seules les minorités ethniques (et les militaires de métier) étaient sollicités auparavant. Au total, 25 millions d’hommes en Russie pourraient être mobilisés.

La mobilisation

Anna Colin Lebedev développe l’idée selon laquelle jamais le pouvoir de V.Poutine, qui est en place depuis 2000,  ne s‘était autant mis à l’épreuve.  La mobilisation n’a en réalité de partielle que le nom. Le décret ne fixe  en réalité aucune limite géographique ni de quantité. Une précision importante arrive ensuite, donnée par la chercheuse. Un réserviste en Russie est une personne ayant fait le service militaire ou ayant étudiée dans une université qui dispose d’une chaire militaire. Même si un étudiant n’a jamais été dans cette chaire, tant que l’université la possède, l’étudiant ressort en tant qu’officier de réserve, sans jamais avoir été formé. Les autorités seraient, d’après les éléments dont disposent les intervenants, désireuses de remplir les quotas demandées.

Un détail important est le point 7 du décret de mobilisation qui est un secret d’Etat. En réalité la mobilisation partielle serait illimitée. Il y aurait ainsi potentiellement des rafles de citoyens.

Tout ce qui peut être incorporé l’est. L’avenir de population est en suspens.

Quelle réaction de la population russe ?

La mobilisation constitue une vraie crainte pour la population. Elle se sent d’un coup vulnérable, alors que le pouvoir avait fait en sorte de ne pas du tout l’investir dans le conflit.

Pour Jean de Gliniasty, plusieurs moments cristallisent les tensions  dans l’histoire de Russie. Ce sont tout d’abord les grandes manifestations de 2011-2012, au moment de la critique des trucages électoraux et le remplacement de Medvedev puis en 2018 pour réforme des retraites. La mobilisation constitue une 3e vague potentielle de manifestations. Pour l’instant, le personnes qui manifestent sont interpellées. Le risque est la conjonction entre une critique politique et sociétale. Une conjonction de ces deux critiques constitue un vrai risque pour le pouvoir.

Pour Elsa Vidal c’est une période dangereuse pour Poutine. Jamais Poutine n’a pris autant de risques personnels. Certains segments de la population sont acquis à l’opposition avec un profil sociologique de moins de 35 ans, parlant une langue étrangère, plutôt libéraux, plutôt urbains.

Mais concernant la mobilisation militaire, cela peut devenir bien différent. Celle-ci est très inégalitaire. Il existe au niveau des régions, de grandes divergences, avec un flou administratif. Les hommes qui sont concernés par la mobilisation ont tantôt le droit de quitter leur ville et/ou leur région et/ou la Russie… Des étudiants sont mobilisés, des populations autochtones sont raflées  afin d’être formées.

Il n’y a pas de mobilisation en Tchétchénie, car la Tchétchénie rempli déjà ses objectifs. Il existe de la crainte dans les familles mais on ne sait pas si les gens vont se rebeller. Pour beaucoup de Russes, la perception du pouvoir est celle d’un moyen pour ne pas tomber dans le chaos. Il n’y a pas forcément d’adhésion au pouvoir actuel. La perception du pouvoir est différente selon les générations.

Adhérer ou fuir ?

Selon Luka Aubin, il est et il sera difficile de chiffrer qui va fuir la Russie. La loi pas n’autorise pas l’opposition à l' »opération spéciale ». Néanmoins, des signaux laissent penser, que la population russe s’oppose. Par exemple, l’audience de la tv officielle russe enregistre une baisse de 30 %. Les avions ont été pris d’assaut pour quitter le pays. La mobilisation entraine une prise de conscience de la réalité de la guerre. Sans doute, face à guerre impérialiste va-t-il y avoir une mobilisation des Russes contre la Russie.

La suite de la table ronde se centre sur le thème initial « Quel avenir avec ou sans Poutine ». 

La conception politique de Poutine

Selon Anna Colin Lebedev, il est très difficile d’analyser la vie politique russe, car elle est opaque et désinstitutionnalisée. Les vingt années de pouvoir de Poutine sont concentrées au démantèlement de l’ancien système politique, notamment  celui sous Eltsine. Dans les années 2000, Poutine vide de sa substance la vie politique, les oppositions sont de faux partis destinés simplement à afficher une diversité d’opinion. Le système Poutine a pour effet de créer un ensemble de liens politiques constitués d’allégeances personnelles.  Si Poutine disparait, il est ainsi très difficile d’imaginer pourrait se passer.

D’où pourrait venir une contestation au pouvoir ?

Les Russes utilisent le refus d’obtempérer, le sabotage, la migration afin de contester. L’Etat risque davantage de « pourrir sur place » que d’être renverser. Les élites n’iront pas dans la rue. En interne, cette situation peut créer des arrangements pour l’après Poutine.

Selon Elsa Vidal, il existe un risque politique pour Poutine, car il a été désavoué par des leaders mondiaux, comme la Chine. Si en plus, il n’est pas capable de satisfaire les élites, on ne sait ce qu’il peut se passer. Les élites ont déjà « soufferts » de la guerre par la perte de biens notamment. Le pouvoir pourrait être dépassé par sa droite, qui n’est pas satisfaite du tournant que prend le conflit. Des blogueurs influents, auparavant encouragés par le pouvoir, osent critiquer la situation du conflit, en se demandant quand viendra la défaite.

Quels changements ? 

Le changement pourrait se faire par un durcissement. Poutine serait potentiellement remplacé par Nicolaï Patrouchev qui est plus dur que Poutine. Le dirigeant russe actuel est soutenu car il est garant pour les élites d’un certain mode de vie. Si cela n’est à l’avenir plus le cas, les choses seraient peut-être amenées à changer. Un mécontentement populaire qui serait un prétexte pour les élites afin d’intervenir pour un changement politique.

Pour Jean de Gliniasty Poutine est très vigilant face à cette situation. Si la Gauche russe n’existe pas, la droite extrême constitue un danger pour lui. L’exemple de Navalny le prouve, ayant été un danger pour Poutine que parce qu’il reprend une partie des thèses nationalistes.  Daria Douguine, tuée dans sa voiture, est peut-être un fait des services secrets russes. Il est extrême y vigilant pour garder le monopole de La Défense de la patrie.

La question des oligarques

Pour Jean de Gliniasty, il existe deux catégories d’oligarques : ceux qui étaient en place avant Poutine qui ne sont pas forcément ses amis mais qu’il a permis de maintenir au pouvoir. Ces oligarques se permettent de critiquer le pouvoir, notamment lorsqu’ils sont à l’étranger. Les autres doivent leur ascension et leur fortune à Poutine, cette catégorie n’a aucune influence sur lui.

La guerre en Ukraine: un tournant politique en Russie ?

Luka Aubin : Poutine est en difficulté en interne mais aussi en externe. La Russie est isolée. Au début du conflit les sanctions étaient occidentales, avec 19 % du nombre des pays à L’ONU qui condamnaient l’invasion mais attention, ceux-ci représentent 61% du PIB mondial.

Aujourd’hui la Chine, l’Inde, et certains pays Asie centrale, marquent une forme d’impatience. Poutine, souhaite depuis son arrivée au pouvoir, que la Russie soit le « pivot vers l’Est« ,  avec une volonté de dériver l’économie russe vers l’Asie et vers la chine. En 15 ans, les échanges économiques avec la chine ont été multiplié par 13.

Xi Jinping peut ainsi opérer une véritable pression. Pour l’idéologie de Poutine, elle serait selon les chercheurs, inexistante. Il utiliserait des fragments idéologiques issues des différentes périodes politiques de l’URSS. Ces fragments sont mobilisés afin de contrôler le pouvoir et gérer l’Etat russe comme il le souhaite.

La guerre en Ukraine et la crise qui s’en suit ne permet pas de penser à un autre avenir, notamment plus démocratique en Russie. Il est très difficile de le savoir.

La Russie: un pays isolé ?

Jean de Gliniasty intervient alors pour débattre sur la force de la Russie, citant Otto von Bismark « La Russie n’est jamais aussi forte qu’on le craint et aussi forte qu’on l’espère« . Il ne faut pas imaginer que le conflit est réglé. Le chercheur prend l’exemple de la réunion de l’ Organisation de coopération de Shanghai. Celle-ci s’est réunie à Samarcande et a été à ce moment perçue comme un sommet « contre monde occidental »  avec l’Inde, la Chine, des postulants comme l’Arabie Saoudite. La base est multipolaire, chacun fait valoir son point de vue. Le point de vue de la Chine est « négocier ou cesser le feu ». Cependant cela signifie un arrêt des combats avec 20% de terrain gagné, ce qui serait une victoire pour Poutine.

De l’autre côté, l’Ukraine ne veut pas négocier. L’avenir est très incertain.

Il y a donc une ambiguïté par les propos de la Chine et l’Inde. Concrètement, ces pays de l’OCS n’appliquent pas les sanctions. L’Arabie Saoudite refuse d’augmenter les capacités de pétrole pour faire baisser les prix. Donc finalement, l’isolement de la Russie n’est pas si évident.

Conclusion: une bonne solution pour Poutine ?

Anna Colin Lebedev : pense qu’il est très difficile de se prononcer. L’Ukraine est très mobilisée, pas que pour récupérer ses territoires, c’est une guerre existentielle. Le projet russe est perçue comme génocidaire.

Moment de la « mobilisation partielle » qui rebat certaines cartes, transformations des équilibres.

Pour aller plus loin: