Intervenant Christian Bouquet

Professeur émérite de géographie politique – LAM Sciences politiques Bordeaux.Source Diploweb.com https://www.diploweb.com/_Christian-BOUQUET_.html

Son propos est centré sur les migrations sous l’angle des frontières. Il est fait référence aux travaux du géographe Michel Foucher qui a fait de la frontière un objet d’étude géographique, devenu une référence. Le conférencier rappelle que la frontière est toujours une construction. Leurs tracés sur les cartes actuelles sont pour la plupart le fruit d’une longue histoire. Il rappelle une allocution prononcée par le général De Gaulle en septembre 1959 où il évoquait une France qui irait de Dunkerque jusqu’à Tamanrasset, pour introduire son sujet. Celui de faire un lien avec le thème de sa conférence, de repousser la frontière plus au sud de l’Europe. Il rappelle que la citation est à remettre dans son contexte particulier. Le général De Gaulle essayait de proposer aux Algériens une francisation de l’Algérie et un arrimage définitif de la colonie nord-africaine à la métropole française, ce qui n’a pas eu lieu. Le général De Gaulle qui était un visionnaire parlait aussi de l’Europe, de l’Atlantique à l’Oural. Lorsqu’on regarde les frontières de la carte de l’Union européenne aujourd’hui on voit qu’on s’en approche. Mais on en est encore loin.

Une autre frontière a été oubliée, rappelle le conférencier. Il s’agit d’un projet qui avait été émis autour des années 1958-1959, celui de tracer une frontière autour de l’entité saharienne. Les colonisateurs français avaient constaté qu’il y avait des populations Toubous au Tchad, au Niger, au Mali des Touaregs, et en Mauritanie des Maures et au sud de l’Algérie des Berbères. Ce sont des populations que l’on peut qualifier d’irrédentistes, qui n’acceptaient aucune autorité ni celle de l’administration coloniale ni celle de l’autorité potentielle des Etats qui allaient être indépendants au début des années soixante. L’administration avec des géographes avaient imaginé un tracé des frontières autour des limites de ces identités irrédentistes de ces populations. Cela ne s’est pas fait.

Si en Europe on a construit une Union européenne entre plusieurs Etats de 1957 à 2013 avec l’entrée de la Croatie, on est passé de six à 28 Etats, bientôt 27. Ces frontières de l’Europe furent une construction lente et laborieuse. Une autre frontière a été dessinée sur cette construction économique, celle de Schengen en 1995 après 10 ans de négociations. C’est une frontière qui permet à l’intérieur de son tracé de ne plus avoir de limites et donc de circuler librement. Cette frontière de Schengen a été remise en cause du fait de ces flux migratoires, en particulier le pic migratoire de 2015. Il s’agit de l’arrivée massive de migrants sur les frontières de l’Union ce qui a soulevé beaucoup de polémiques. Cela a conduit à certains de ces pays à dresser des murs aux frontières européennes, appelés des hotspots. A l’extérieur du tracé de la frontière c’est devenu l’étranger.

Construire les murs ce n’est pas un fait nouveau. A Chypre il y a eu entre 1974 et 2007 un mur entre la partie occupée par les Grecs et la partie occupée par les Turcs. Il y a deux portions du territoire chypriote qui sont encore sous souveraineté britannique. Avec le Brexit on va s’interroger sur le statut réel de ces deux enclaves même si Chypre ne fait pas partie de l’espace Schengen il y a eu un mur à Nicosie séparant la ville en deux, appelé la ligne verte. Le mur a été réouvert en 2006. Cependant si Chypre faisait partie de l’espace Schengen, il n’y aurait à cet endroit un mur, une frontière. Des frontières Schengen il y a en a d’autres à l’extérieur de l’Europe. Exemple les enclaves espagnoles sur le territoire marocain de Ceuta et Melilla. Il y a une frontière en Afrique avec l’Europe entre L’Espagne et le Maroc. Il s’agit d’une frontière fermée, un mur construit en 1998, extrêmement sophistiqué avec des miradors, un double mur, des barrières infranchissables autour de Ceuta et de Melilla.

Il y a une autre frontière celle des Comores. Ces îles se situent au nord-ouest de Madagascar, un petit archipel de quatre îles dont trois sont indépendantes et une île est française, Mayotte. Entre la pointe sud de Mayotte et d’Anjouan il y a 70 km qui les séparent. Le passage est relativement facile et se fait grâce à des embarcations, des kwassa kwassa, des barquettes permettant de passer d’une île à une autre. Des milliers de Comoriens sont passés ainsi de cette île à Mayotte soit 10 % de plus ajoutés à la population de l’île qui compte 200 000 habitants. Une autre frontière Schengen existe loin de l’Europe, c’est celle de la Guyane. Cette région d’outre-mer, une CTG depuis 2015, possède des frontières fluviales, le Maroni à l’ouest, séparant la Guyane française du Surinam, et un autre fleuve à l’est l’Oyapock sur plus de 750 km par lesquels passent de nombreux migrants. Il y a donc des frontières externalisées.

L’Année 2015 marque un basculement dans la géopolitique mondiale, dans la géopolitique européenne et dans les opinions publiques européennes. Beaucoup de migrants passent par la Méditerranée. L’essentiel de ces populations était d’origine syrienne. Au cours de ces nombreuses traversées, on compte beaucoup de noyés, 40 000 noyés depuis 1993. On compte plus de 10 0OO noyés entre 2014-2016. Une prise de conscience évoquée par les dessins de presse du caricaturiste algérien Dilem, commence à toucher l’opinion européenne. La question est posée, que faire des migrants ? Les accueillir ou les refouler ? Une question abrupte, une formulation violente, une réalité à laquelle est confrontée l’union européenne.

À partir de 2015 il y a eu une réflexion en Europe pour savoir quel organisme et par quels moyens s’occuper de l’afflux des migrants. Avant Frontex, un programme de régulation des flux migratoires géré par l’Union européenne, il y avait un autre programme, le projet AENEAS. Il visait déjà à « aider financièrement les pays du sud de la Méditerranée à mieux gérer les flux migratoires. ». C’est le programme repris par Frontex jusqu’en 2016. Cela consistait à étudier les chiffres des migrants, de faire des simulations, des prévisions. L’organisme décrypte les routes migratoires. Mais il y a un changement dans la mission de cette agence. Elle forme les gardes-frontières, elle assiste les Etats étrangers dans des opérations de retour des migrants. La politique européenne face à la crise migratoire consiste en fait à réguler c’est-à-dire à renvoyer les migrants dans leur pays. Frontex a été critiqué par des caricatures européens comme africains, de même de nombreux ouvrages ont été publié pour dénoncer la politique migratoire européenne comme le livre de Jean Ziegler, L’Europe de la honte, ou « les mains sales de l’Europe» par l’ONG Human Rights Watch. Malgré toutes ces solutions envisagées, Frontex n’arrive pas à endiguer ces flux de migrants.

Les lieux de passage en dehors de Gibraltar sont au nombre de deux. Il y a le lieu de passage entre la Turquie et la Grèce et d’autre part entre l’Italie et l’Afrique du nord. La Grèce est coupée du reste de l’espace Schengen par des Etats qui n’en sont pas membres. L’Union européenne a mis en place des programmes de meilleure gestion des vagues migratoires. La première zone concernée est la Grèce et la Turquie. A été lancée la zone d’externalisation de l’asile, l’externalisation des frontières de l’Europe. L’Europe a signé en 2016 un accord controversé avec la Turquie. Tous les nouveaux migrants arrivant en Grèce seraient renvoyés en Turquie. les Syriens seraient l’objet d’un cas particulier dans le cadre d’un droit d’asile politique mais parmi eux, un sur deux, serait admis en Europe. En échange la Turquie aurait obtenu une aide financière de 3 milliards d’euros par an pour gérer ces camps de réfugiés et en contre partie on accordait aux citoyens Grecs des facilités pour obtenir des visas. L’Europe pensait avoir réglé le problème migratoire sur sa frontière orientale avec cette double politique, généreuse envers la Turquie et aléatoire envers la Grèce.

Mais le problème de la migration se retrouve sur la frontière méridionale, entre l’Italie et l’Afrique du Nord. Les circuits subsahariens devenaient de plus en plus importants. Il y a les circuits qui drainent les populations les plus pauvres du sud du Sahara et d’autres circuits qui drainent des populations qui sont en guerre du sud-est du Sahara. Ces deux circuits se dirigent vers la Libye. En effet chaque fois qu’il y a un conflit, les populations se déplacent vers le nord et empruntent le circuit libyen. Exemple avec le conflit du Soudan qui dure depuis 1955, la guerre civile au Sud Soudan depuis 2011, le Nigéria dont la population est terrorisée par les djihadistes islamistes de Boko Haram, le Congo aussi touché par une guerre civile qui a perdu plus de 6 millions de morts depuis les années 2000, sont autant de territoires où les populations sont obligées de fuir ailleurs. On compte en Centrafrique, un Etat failli, plus d’un million de réfugiés et de déplacés c’est-à-dire ceux qui non pas quitté le pays, sur une population de moins de 5 millions d’habitants. Au total ¼ a quitté son village. Ainsi tout le tissu économique à l’échelle locale comme à l’échelle nationale est bouleversé car dans ces pays essentiellement ruraux ces populations travaillent pour nourrir la population de leur pays. Ces millions de réfugiés sont tentés par une migration plus longue. Cette migration massive se fait vers la Libye car très proche de l’Italie et de l’ile de Lampedusa qui se situe à 128km de la côte sicilienne. La Libye et l’Italie avaient envisagé une sorte d’externalisation des frontières. En 2010 la Libye avait demandé à l’Europe via l’Italie une aide de 5 milliards d’euros par an pour contrôler les migrations au sud de la Méditerranée. Autrement dit l’Europe déléguait à Kadhafi à l’époque avant 2011, le soin de s’occuper des migrants. Ensuite Kadhafi a été renversé, la Libye est devenue un état failli laissant le champ libre à des milliers de passeurs véreux profitant de la détresse des migrants, développant un marché d’êtres humains rendus en esclavage. L’accord entre la Libye et l’Italie fut vite abandonné.

Les flux migratoires africains s’effectuent vers d’autres circuits. La frontière se déplace plus au sud, et s’étend sur 9 millions de Km2, le désert du Sahara. Les migrants s’installent au sud du désert. Le hotspots sont Agadez du nord du Niger qui est devenue la première plaque tournante des migrants désireux de gagner la Libye et de traverser la Méditerranée.

Les Européens sont intervenus à Agadez pour gérer le problème migratoire. L’Europe a demandé aux autorités nigériennes de punir les passeurs et de rendre les migrants illégaux sur le territoire nigérian. En contrepartie si la police nigériane appliquait les consignes, l’Europe proposait des aides financières. Quel type d’aides sont-elles proposées par l’Union européenne ? La première aide d’urgence proposée par l’Europe a été pour aider les passeurs qui vivaient de leurs activités de la migration. On compte sur Agadez des milliers de personnes vivant de leur activité de passeurs. Dans l’urgence l’Europe a mis en place un programme de plusieurs millions d’euros pour créer sur place des micros projets. 1500 emplois ont été créés permettant de nourrir plus de 100 000 personnes. Donc dans un premier temps l’Europe en accord avec l’État du Niger ont cherché à dédommager les passeurs pour recréer un tissu économique. Dans un second temps il était prévu de s’occuper des causes profondes de la migration. Le géographe Christian Bouquet cite un article d’un jeune anthropologue français, Julien Brachet qui est chercheur à l’Institut de recherche pour le développement, membre de l’UMR 201 Développement et Sociétés (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – IRD)https://theconversation.com/au-sahara-voyager-devient-un-crime-96825. Il travaille sur les mouvements migratoires en Afrique et a rédigé un article publié sur le site, the conversation, « Voyager au Sahara devient un crime », un article sans concession sur la politique migratoire européenne en Afrique. Il montre que la police Nigérienne a pu réduire de ce fait le flux migratoire à Agadez. La France a continué à poursuivre sa politique d’externalisation de l’asile, d’externalisation de la frontière.

C’est ainsi qu’un guichet de l’OFPRA, office français de protection des réfugiés et apatrides, a été installé à Niamey. Il a pour fonction d’étudier tous les dossiers des migrants, des demandeurs d’asile, et de vérifier s’ils sont éligibles à la demande d’asile. Cela a permis de filtrer les migrants sachant que la France était prête à accueillir 3000 réfugiés par an à Niamey. Cette internationalisation de la frontière a été faite également au Soudan. Dans cet Etat africain toujours en guerre, le Soudan Nord avec la guerre du Darfour toujours pas terminée, ce sont 3 millions de déplacés internes, 500 000 de réfugiés dans les pays voisins. De même le Soudan sud connaît une guerre civile, ce qui a abouti en 2011 à la création de ce dernier état africain. Il a été mis en place un programme de développement en 2017 pour « lutter contre les causes de l’émigration illégale ». Cela consistait à mettre en place un programme de développement contrôlé par les autorités reconnues. Le deuxième volet de ce programme de 200 millions d’euros par an visait à renforcer les capacités de la police « pour éviter la captation des matériels et équipements » par les milices locales. On reprend la logique du programme mis en place au Niger. La question est de savoir comment participer à l’aide au développement de ce pays qui est en guerre, la guerre dans la région du Darfour. Tout le matériel envoyé risque d’être perdu ou volé par ceux qui mettent la région du Darfour à feu et à sang. La guerre civile au Darfour est un conflit armé qui touche depuis 2003 la région du Darfour, située dans l’ouest du Soudan. Ses origines sont anciennes et le conflit est présenté comme opposant les tribus « arabes » dont sont issus les Janjawids et les tribus « noires-africaines » non-arabophones. Cette crise a fait plusieurs dizaines de milliers de morts et transformé au moins un million de personnes en réfugiés. Des photographies montrant ses immenses camps de réfugiés ont fait le tour du monde.

Christian Bouquet rapporte ensuite un témoignage à la suite d’un voyage d’études au Tchad, devenu une nouvelle plaque tournante de l’émigration subsaharienne. C’est une route qui passe par Zender et rejoint Ndjamena. Les migrants venant de l’Afrique de l’Est passent plus facilement par le Tchad au lieu de traverser le désert. À Ndjamena, la France a délégué un guichet de l’OFPRA pour filtrer les migrants. A été installé au sein du siège du HCR dans la capitale des guichets mixtes. Le but du géographe était de voir comment fonctionner ces différents guichets en fonction des différentes institutions, le HCR, l’OIM, la commission européenne et l’OFPRA. Il rappelle que 550 000 réfugiés sont sur le territoire tchadien. Sur la frontière méridionale il y a 103 000 réfugiés et sur la frontière occidentale, près de la frontière mauritanienne, 120 000 réfugiés et 340 000 installés à l’est du pays.
Le téléphone est un élément essentiel dans la migration. Lorsque l’on regarde une carte sur la répartition des camps de réfugiés au Tchad on comprend la difficulté pour gérer ces flux et la question des migrants. D’autre part on peut se poser la question de savoir si tous ces migrants souhaitent migrer en Europe

Le conférencier a mené une enquête sur les causes des départs auprès des migrants en Côte d’Ivoire qui n’est pas un pays pauvre mais presque un pays émergent. Ce n’est pas un pays d’émigration mais plutôt un pays d’immigration, un pays qui contient 25 000 étrangers. Plus de 5 millions vivant en Côte d’Ivoire sont d’origine étrangère. Depuis 2016 beaucoup d’Ivoiriens souhaitent partir en Europe. Les mouvements semblent donc s’inverser. Il ne s’agit pas de gens pauvres mais des Ivoiriens qui souhaitent partir en Europe en empruntant la route migratoire vers Agadez puis la Libye vers l’Europe pour avoir un avenir meilleur.

Cette politique conduite par l’Europe, celle de contrôler et de stopper les vagues migratoires, se heurte à des contestations, à des défenseurs des droits de l’homme contraire au droit des gens à disposer d’eux-mêmes. Ils appellent sur l’attention à faire la distinction entre les réfugiés politiques, éligibles du droit d’asile et les autres réfugiés économiques dépourvus de droit d’asile. Les réfugiés sont ainsi triés. Cette règle a été officialisée à l’occasion du pacte mondial de Marrakech signé récemment. Il s’agit d’un pacte mondial ou global qui envisage de mette en place au sud du Sahara des programmes d’aides et de développement pour stabiliser les populations mais un projet difficile à appliquer dans une région instable. L’Europe se trouve dans la difficulté de mettre en place ce type de programmes qui avait pour ambition de résoudre la crise à l’origine, de traiter le problème à la racine.

L’opinion publique en Europe se concentre que sur l’arrivée des migrants et non sur les solutions proposées par l’Union européenne en adéquation avec les grandes institutions internationales. En France cela se caractérise par le refus du pacte de Marrakech. Les opinions publiques ne sont pas prêtes à affronter la montée de la migration, affronter le problème de la distinction entre les migrants et les réfugiés politiques. Le géographe pose la question de savoir si les opinions publiques européennes vont pouvoir faire face dans les années qui viennent et lors des prochaines élections européennes en mai 2019 à la prise en compte « sereine » de la migration, le grand défi du XXIe siècle. Pourtant les arrivées des migrants sont en baisse très sensible, autour de 100 000 pour l’année 2018. Le circuit de la migration passant par la route de la Turquie pour joindre l’Europe est pratiquement fermé à la suite des accords entre Ankara et Bruxelles. De même les arrivées de migrants par la route centrale à travers le désert, il est en partie réglé par les accords avec le Niger, le Tchad, le Soudan mais ajoute le conférencier toutes ces solutions ne sont pas pour autant satisfaisantes sur le plan de la conscience, de la morale et selon les principes des droits de l’homme à disposer d’eux-mêmes. Christian Bouquet propose de terminer sa conférence érudite, pertinente, qui a mis en évidence beaucoup de questionnements, sur la question de savoir si l’on va tracer une frontière qui sera bleue avec des étoiles au sud du Sahara, le long du 15e parallèle ?