Sylvain KAHN est Docteur en géographie et diplômé de géopolitique, agrégé d’histoire, normalien et chercheur au centre d’histoire de Sciences Po, où il enseigne les questions européennes et l’espace mondial. 

Angélique PALLE est docteur en géographie de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, où elle a travaillé au cours de sa thèse sur les questions d’approvisionnement et de transition énergétique, ainsi que sur les dynamiques d’intégration régionale. Ses travaux ont notamment été publiés dans La Revue Internationale et Stratégique, Flux ou à l’Oxford Institute for Energy Studies.

Depuis Octobre 2017, elle est chercheur à l’IRSEM au sein du domaine Armement et économie de défense et traite en particulier des questions d’approvisionnement en énergie et matériaux stratégiques, de protection des réseaux d’infrastructures d’énergie et sur les liens entre le développement durable et la Défense.

Mathéo MALIK, issu du monde juridique, est rédacteur en chef d’un jeune média nommé « Le Grand Continent » qui a pour but de montrer un renouveau dans la pensée européenne.

Pour Sylvain Kahn (SK), il serait plus juste de dire que l’Europe est un pays. A contrario de l’idée rebattue qu’il n’y a de démocratie que de nation, et donc que dans le cadre de l’Etat nation. Il cite les travaux de Pascal Orcier qui permettent de placer une quarantaine d’Etats dans le système territorial de l’UE, selon un gradient, comme la Norvège qui serait à « 67% dans l’UE ». Mieux vaudrait alors parler de mutualisation de souveraineté que de délégation car c’est un acte volontaire. Par ailleurs, les grands débats politiques et sociaux ont des clivages intraétatiques (métropoles/villes moyennes) plutôt qu’interétatiques (France/Bulgarie).

Angélique Palle (AP) : Comment envisager le grand continent dans une vision spatiale plus large ?

Mathéo Malik (MM) considère que la construction européenne s’est faite plus complète et complexe mais qu’il manque un lieu de débat pour les citoyens. La démarche de la revue Grand Continent est de proposer une approche commune pour tous les Etats, en prenant l’exemple de la revue Foreign Affairs. Il rappelle l’apocryphe de Jean Monnet concernant la construction européenne : « On aurait dû commencer par la culture ! »

SK : Les Européens sont en situation d’abri géopolitique. C’est un des coins du monde où il y a le plus d’entités territoriales au m², comme en Asie du Sud-Est. Ce sont des angles en bout de course de l’extension des Empires. Bien qu’il y ait une diversité de situations territoriales, la forme étatique est similaire entre un « vieil » Etat-nation comme la France par rapport aux « jeunes » Italie ou Allemagne. De plus, le Traité de Westphalie en 1648 est signé par 350 Etats qui en représentent 1800… Les Européens sont toujours ceux qui se voient eux-mêmes comme les plus fragmentés, les plus divisés et les moins efficaces. Pendant la crise de l’euro, les Unes de journaux présentaient  « le sommet de la dernière chance »,  croyant à la disparition prochaine de l’UE. Alors même que le mouvement des « Gilets jaunes » en France ou des « Indignés » en Espagne n’a jamais posé la question de la fin de la Ve République ou de la Monarchie. Un nouveau clivage émerge avec « l’orbanisation » de l’Europe, entre une Europe des anti-lumières, antihumaniste et une Europe humaniste.

AP Comment peut-on décrire l’évolution des représentations ?

MM : Rappelle le paradoxe évoqué par Juan Manuel Barroso : l’Européanisation de l’échec (« c’est la faute de l’UE »), et la nationalisation du succès (« c’est grâce à l’Etat »). Le continent cherche alors à se poser comme 3ème voie, y compris dans les domaines technologiques, entre Shenzhen et la Silicon Valley.

SK : Un dirigeant américain comme Trump ne croyait plus, et ce fut une des ruptures majeures de cette présidence avec les précédentes, à la « destinée manifeste », privilégiant l’intérêt des Américains et celle de ses électeurs. Dans cette optique, il n’y avait aucune raison à favoriser les Européens plutôt que les Chinois. Les Européens se retrouvent un peu à contre courant, car ce sont les seuls à avoir une vision globale de la géopolitique, sous-tendue par une idée de bien commun de l’humanité.

MM rappelle qu’il existe une nette différence dans la perception de la menace extérieure entre un Letton et un Portugais, ou selon la proximité avec le Proche-Orient ou la Russie. Peut-on avoir un discours géopolitique commun ? Il lui reste la « Normative Power ».

SK évoque plusieurs scénarii

  • Scénario d’agression, attaque à la Donbass : le territoire européen qui se retrouverait confronté à des agressions. La Suède a récemment rétabli la conscription. Dans 2 des 3 Etats baltes : distributions d’un guide aux citoyens pour faire face à une catastrophe naturelle ou une invasion. Ce sont des réactions à l’invasion de 2014 en Crimée (Mercenaires russes en civil qui soutiennent des sécessionnistes autoproclamés).
  • Risque de finlandisation de l’Europe : Une diminution de l’autonomie des Etats européens dans un certain terrain : l’achat du port du Pirée ou de la compagnie électrique portugaise par le Chine en seraient des signaux.
  • Le côté grande Suisse avec une Europe de 450 millions d’habitants, premier marché au Monde. Ainsi, la mise en place de la taxe verte aux frontières pourrait être respectée par tous les partenaires économiques, y compris la Chine. C’est le scénario le plus optimiste.

MM rappelle que des pays sont d’anciens Empires. Ainsi, il y a un regain de popularité du 1er qui arrive à vendre le concept de « global Britain » même si il y a un manque de main d’œuvre dans les entreprises britanniques à cause du Brexit.

Question de Romain : N’aurait-on pas un discours, francocentré, sur l’UE désagréable ?

MM : Mais parce que la France possède un poids ancien et pèse plus dans l’UE. Au Sahel, dans l’Opération Barkhane, on a des Estoniens.

Comme on n’est pas rentré au même moment dans l’Union, nous n’attachons donc pas la même appartenance à l’européanité.

SK : Le fidesz, parti de Viktor Orban, montre un rejet de la France en Europe de l’Est. Il y avait une aspiration très grande au moment de la chute de l’Empire soviétique à intégrer l’Europe. D’où le fait qu’Orban parle de colonisation. Il propose une kleptocratie avec népotisme, un retour des oligopoles liés au copinage et construction de groupe fondé sur le favoritisme avec des salaires très bas et une législation très rétrograde.