La pandémie d’infection au coronavirus qui a frappé l’Europe début 2020 s’inscrit dans la chaîne des crises qui éprouvent la construction européenne. Certaines seulement ont été suivies de relances spectaculaires.
Les réponses de l’UE et des États européens au Covid-19 ont- elles un tel effet de relance ?
Elles méritent d’être examinées dans cette perspective. De quelle manière la pandémie éprouve-t-elle les grilles de lecture géopolitiques de l’Union européenne ?

Avec Sylvain Kahn, professeur agrégé d’histoire, docteur en géographie et chercheur permanent à Sciences Po, Catherine Biaggi, inspectrice générale, et Michel Foucher, géographe et ancien ambassadeur.

La conférence de Sylvain Kahn fait suite à celle de Michel Foucher intitulée Europe / Europes.

 

L’Europe, objet géographique

Selon Sylvain Kahn, l’Europe est un objet géographique, mais ce n’est pas une discipline. Le projet européen communautaire a pour objectif la création d’un territoire qui n’existait pas auparavant. L’Union européenne ne serait finalement qu’un régime politique. L’Europe ne constitue pas pour autant un pays. Sans institutions, il n’y a plus d’Europe.

En mutualisant les frontières d’États-nations, on a créé l’Europe. Élaborées avec nos voisins européens, les politiques publiques, destinées à l’amélioration de la vie des sociétés, se sont mutualisées. Par exemple, on décide des conditions d’encadrement juridique et de circulation des productions, après en avoir discuté avec nos partenaires européens.

Sylvain Khan préfère parler de mutualisation de souveraineté plutôt que de transfert ou de délégation, car on ne se dessaisit pas de quelque chose.
Nous avons décidé d’exercer notre souveraineté nationale avec d’autres.

Un autre argument montre que l’Europe est un objet géographique. En effet, la création de l’Union européenne organise la mobilité des personnes, des biens, des travailleurs, des services et des flux financiers. C’est pourquoi les géographes sont les mieux placés pour appréhender la construction européenne, un objet territorial atypique.

Dans le temps long, on distingue des emboîtements d’échelle, une articulation de souveraineté entre des niveaux locaux étatiques et supra-étatiques. La période 1919-1957 correspond au moment où les états-nations ont vraiment occupé toute l’Europe.
Il existe un système territorial européen, qui fait écho à des types de construction territoriale politique qui ont pu être expérimentés dans l’histoire médiévale ou moderne. Jusqu’en 1914, la territorialité de type stato-nationale était dominante seulement dans une toute petite partie de l’Europe. Désormais l’Union européenne met en évidence la diversité des cultures territoriales, chacun essayant d’en tirer bénéfice.

La relance de la construction européenne

Les historiens de la construction européenne aiment dire que « L’Europe se fait dans les crises » (phrase attribuée à Jean Monnet ?). Les épisodes de crise, dans cet espace, ont été suivis de relances de la construction européenne, se traduisant par des approfondissements, surtout dans la supranationalité (on s’élargit).
Comme exemples de crise/relance, on peut citer l’échec de la CED (Communauté européenne de défense) qui a conduit au traité de Rome. La crise de la chaise vide qui a été suivie par la relance du conseil européen de La Haye en 1969. Les blocages de Thatcher amènent au Conseil européen de Fontainebleau en 1984 (Mitterrand, Kohl, Delors). Face au défi lié à la chute du mur de Berlin, et à l’effondrement du monde soviétique, le traité de Maastricht se met en place.
En 2005, on entre dans une décennie de crise profonde, à la fois politique et démocratique (échec du traité constitutionnel européen, montée des populismes et des droites radicales), financière et bancaire (crise des dettes souveraines et de la zone euro), géopolitique (la Russie redevenant hostile avec l’annexion de la Crimée, la crise ukrainienne), migratoire.
La Chine est devenue un rival stratégique, plutôt qu’un partenaire. S’ajoute enfin, la crise du Brexit (sans effet domino) et celle de la pandémie.

Aucun des dispositifs mis en place, comme le traité de Lisbonne (pour répondre à l’échec du TCE), n’a permis une relance de la construction européenne. La confiance des Européens n’est pas revenue.
Face à la lutte contre la pandémie, les Européens ont réagi très vite. Début mars 2020, sur proposition de la commission européenne, se met en place une panoplie de mesures pour soutenir celles déployées par les États. Cela se traduit par une coordination entre la BCE (Banque centrale européenne) et BEI (Banque européenne d’investissement). La commission européenne oriente le budget pour aider au financement du chômage partiel, et organise des appels d’offre pour faire venir des respirateurs artificiels et des masques, face à la pénurie.
Le conseil européen demande à la commission européenne de réfléchir à un plan de relance économique, dans le contexte de la COVID (fin mars 2020).

Avec cette bifurcation idéologique à la faveur de la lutte contre la pandémie, on règle en cinq semaines trente ans de débats qui ont opposé tous les pays européens entre eux. Dans quelle mesure la suspension de l’ordo-libéralisme, appliqué à l’Europe, sera-t-elle maintenue ?

Il semblerait que tout le monde soit d’accord, dans une certaine mesure, pour dire qu’il est utile et pertinent que l’Union européenne s’endette en créant des bons du trésor européen. Le philosophe Jean-Marc Ferry considère l’Union européenne, deuxième puissance commerciale, troisième puissance économique, comme un « méta-Etat », sans dette, avec une richesse patrimoniale sans équivalent dans le monde. Les créanciers ne demandent qu’à prêter à l’Union européenne.

Il se pourrait, qu’au bout de quinze ans de crise, une politique publique qui a été pensée comme une solution à la crise sanitaire, joue un rôle moteur dans la relance à la construction européenne. Cependant cette dynamique est subordonnée à la question de la confiance.

Échanges entre les intervenants :

Michel Foucher tient à ajouter que 55 usines fabriquent des vaccins. 200 millions de doses ont été données en Afrique. Beaucoup d’avancées se font hors traité, face à une situation inédite.

Catherine Biaggi : Comment l’Europe se saisit-elle des enjeux liés au changement climatique ?

Sylvain Kahn indique que l’Union européenne est l’avant-garde dans la lutte du changement climatique. Les Européens ont mis beaucoup d’énergie, d’encadrement législatif et de moyens.
La commission a obtenu, avec l’accord des États et du Parlement, que les fonds du plan de relance aillent à la transition décarbonée et à la numérisation de l’économie. Il est prévu que le remboursement des emprunts de ce plan de relance soit financé par de nouvelles ressources propres (mais pas des impôts nationaux), en établissant de nouveaux droits de douane avec le monde extérieur (sorte d’impôt vert) en fonction du taux de gaz à effet de serre émis par les produits importés en Europe.
Pour la première fois dans son histoire, l’Europe est en train de se doter de leviers d’orientation des politiques publiques économiques et donc, sans le dire, d’une politique industrielle européenne (cas de la production de vaccins).
Les élections européennes de 2019 ont montré un regain de participation, corrélé à une surmobilisation des vingtenaires et des trentenaires, profitant aux familles politiques les plus fédéralistes ou pro-européennes, qui considèrent que les solutions passent par une mutualisation à l’échelle européenne. Ainsi les Verts ont le plus progressé au Parlement européen.

Échanges avec la salle :

Un collègue de Mayotte demande à Michel Foucher ce qu’il pense de l’initiative diplomatique annoncée par le président de la République concernant l’adhésion à l’association des États riverains de l’Océan indien. Qu’apporte-t-elle ? Est-ce un point d’appui pour la politique européenne dans l’Indo-pacifique ?

Que pense Michel Foucher de l’Indo-pacifique ? Est-ce un concept ou une stratégie ?

Pour Michel Foucher, l’Indo-pacifique est un concept flottant. Au départ, il s’agit d’un rapprochement du Japon avec l’Indonésie et l’Inde. Repris par les Australiens, les Britanniques, les Américains et les Français. Ce concept permet de sortir de la vision Asie-Pacifique, qui désignait un nouveau foyer économique mondial, en terme de croissance, comparé à l’espace euro-atlantique.
Utiliser en France ce terme (par le ministère de la Défense), est moyen de revendiquer un rôle actif de la France dans des parties du monde où elle a des territoires, des intérêts et des ressortissants. Deux ensembles se distinguent : l’océan indien occidental (la Réunion, Mayotte…), l’océan pacifique Sud (Nouvelle-Calédonie, Wallis-et-Futuna).
« La France a tourné le dos à la mer » disait Braudel. Elle n’a pas les moyens militaires de défendre ces territoires.
Le concept indo-pacifique est une sorte de contre-alliance, un regroupement stratégique, contre l’expansionnisme chinois, qui est bien réel. C’est une métaphore spatiale qui masque une stratégie que l’on appelait autrefois de « containment », autrement dit d’endiguement.
Michel Foucher pense cependant que l’état indien ne s’alignera pas.
Il suggère que l’on crée à Mayotte, pour désenclaver le territoire, un centre de recherche géopolitique qui ferait de la prospective stratégique.

Qu’en est-il de la levée des brevets ou la prise en main des brevets par l’Union européenne dans le domaine sanitaire ?

Sylvain Kahn précise que l’Union européenne n’envisage pas de verser les brevets dans le domaine public. Elle préfère donner des vaccins contre la COVID aux pays en voie de développement.

Voici le lien vers la conférence complète filmée : https://www.youtube.com/watch?v=zl5wSgx9NiA

Eric Joly et Christine Valdois, pour les Clionautes