Avoir la chance d’écouter Bertrand Badie, professeur de relations internationales à Sciences-po est une chance et le public ne s’y est pas trompé. Le grand auditorium de l’école de management était bondé pour entendre ce spécialiste de l’analyse des lignes de force du monde actuel.
http://www.sciencespo.fr/ecole-doctorale/fr/content/bertrand-badie
Après la présentation de Nathalie Belhoste, professeur à l’école de Management de Grenoble, Bertrand Badie s’est engagé dans une communication, particulièrement stimulante intellectuellement, de son sujet : «  L’impuissance de la puissance », est l’un des facteurs des relations internationales, commence-t-il en cultivant le paradoxe. Il montre d »ailleurs que l’école « réaliste » des relations internationales celle du « power politics » s’opposerait à celle du « weakness politics » qui constituerait un changement de paradigme.
Le choix de Bertrand Badie est en effet très clair : il est de montrer que la faiblesse est un concept à part entière des relations internationales et que cette faiblesse n’est pas pour autant génératrice de chaos.On me permettra de discuter cette affirmation.
Il en appelle donc à une renouveau paradigmatique, considérant que l’altérité n’est pas seulement concevable en rapport de puissances.
Cela conduit à une remise en cause du système westphalien, celui qui a pu miner les Empires. Ces derniers ne fonctionnent pas exclusivement en terme de puissance, ce que l’on pourrait confirmer avec l’Empire ottoman avec sa suzeraineté assez souple sur ses provinces.
Selon Bertrand Badie, l’invention de la puissance comme concept des relations internationales est un accident de l’histoire. Il s’inscrit en rupture avec le système féodal, une dilution de la puissance par la fragmentation territoriale. La modernité a consisté à mettre en place une juxtaposition d’entités souveraines avec comme fonction de gérer des hommes sur des territoires.

Dès lors que des entités territoriales souveraines se juxtaposent cela implique une compétition, ce que Hobbes met en avant dans le Léviathan, en considérant sans doute que le chaos serait la conséquence de l’absence d’entité étatiques souveraines.

Cela pose finalement la question de la régulation, celle-ci pouvant au final se faire aussi par la puissance. Mais cette puissance doit générer un équilibre, sachant que la guerre en est le point d’aboutissement. Dans cette logique, l’état normal des relations internationales est la compétition, qui, poussée à son paroxysme conduit à la guerre. Cela rejoint d’ailleurs la vocation de l’État qui est de faire la guerre, ou en tout cas de s’y préparer.

War making = state making, ce qui conduit à ce que les anglo saxons appellent the balance of power, l’équilibre des puissances et peut être pourrions nous rajouter le concert des nations.
La puissance a pu, avec les guerres des princes, qui n’étaient en dentelles que pour les officiers supérieurs, se désincarner. Le système westphalien des origines étant basé sur les États des souverains.
Avec la Révolution française la guerre s’est socialisée, les peuples se sont identifiés à la guerre, ce qui se traduit par la levée en masse. La guerre s’inscrit alors dans une compétition de projets sociaux et politiques. Cela conduit à Klausewitz pour qui la guerre a une finalité politique. Bertrand Badie reprend également l’argument de Karl Schmitt qui explique que le propre de la guerre est de susciter un ennemi qui permet à la société de survivre…
La première guerre mondiale a poussé cette logique à son paroxysme avec pour la premièe fois un vaincu qui n’est pas invité à la négociation, ce qui est inédit. La seconde guerre mondiale va encore plus loin puisque la victoire vient authentifier la puissance.
Hans Morgenthau Politics Among Nations: The Struggle for Power and Peace théorise ce principe qui prévaut pendant toute la guerre froide.
Pourtant, bien avant l’effondrement de l’URSS la question de la puissance déterminante est posée. Ce n’est plus toujours le plus fort, le plus puissant qui l’emporte. À Dien Bien Phu, comme à Suez, c’est le faible qui bat le fort, et pendant la guerre d’Algérie les victoires militaires n’empêchent pas les partisans de l’indépendance de parvenir à leurs fins. Les guerres de décolonisations remettent en cause les principes de Hobbes sur la puissance comme élément d’équilibre contre l’état de nature. Au moment de la guerre du Vietnam, à laquelle Hans Morgenthau finit par s’opposer d’ailleurs, l’offensive du Têt est un échec pour le Nord-Vietnam et au final une victoire politique.
Depuis la fin de la guerre froide qui exerçait une sorte de fonction régulatrice, la guerre s’est socialisée et elle constitue aujourd’hui, dans la plupart des pays du Sud mais pas seulement. (On peut peut-être y rajouter l’indépendance des pays composant l’URSS?)

La plupart des conflits actuels sont des héritages de décolonisations ratées.

Dès le début du XXe siècle, selon Bertrand Badie le système Westphalien a été reims en cause. Des mouvements comme le panafricanisme, le panasiatisme et même le panarabisme ont remis en cause ce dispositif. Le Docteur Sun Yat Sen a mis en avant, dès avant 1911 et la proclamation de la République en Chine une revendication identitaire plus qu’étatique.
L’idée qui prévaut alors dans ces mouvements est de se rassembler pour construire un ordre mondial plus juste. Et avec la vague des décolonisations, selon Bertrand Badie, les leaders de ces mouvements sont des libérateurs, pas forcément des constructeurs d’États. Et les États qui en sont issus sont des ersatz.
Dès la décolonisation les symptômes de la mondialisation se manifestent. L’inclusion, l’interdépendance, les mobilités et les inégalités. De ce fait, la puissance perd de sa vertu, de sa capacité à agir, et c’est bien le maillon faible qui devient déterminant. La révolution de la mobilité menace la puissance. Et on pourrait se demander d’ailleurs si cela ne concerne pas aussi la mobilité dans la circulation de l’information qui devient accessible dans l’instantanéité. La territorialisation serait ainsi en recul même si cela se traduit par des phénomènes de réaffirmation des hegemon vieillissants qui cherchent à se régénérer par la diffusion de LEUR mondialisation, la mondialisation libérale notamment.
Pour Bertrand Badie, la guerre était jusqu’à présent une compétition de puissances, elle aurait tendance à devenir une compétition de faiblesses, et même une sorte de surenchère de la faiblesse. Cela se retrouve dans de nombreux domaines :
Faiblesse des États
faiblesse de nations
Faiblesse du lien social. Ce dernier est d’ailleurs l’un des facteurs décisifs de la délégitimation des États.
L’effondrement de la nation s’explique par l’éclatement du contrat social et par une division incessante. Le cas syrien étant emblématique à cet égard.
La faiblesse du lien social se retrouve dans les indicateurs de développement humain qui en sont un des indicateurs, tout comme l’indice de Gini. La verticalité des pouvoirs s’oppose alors à la société civile.

La faiblesse a permis d’inventer des stratégies nouvelles.

Bertrand Badie parle alors de soft balancing, par opposition à ce que l’on appelait auparavant balance of power.
Ce soft balancing serait la religion ou l’émotion devant une situation tragique suscitant la pitié. Ce soft balancing peut servir une stratégie de nuisance d’autant plus que cela peut servir à banaliser une violence sociale internationale.

En conclusion, et en s’appuyant sur des exemples contemporains, Bertrand Badie a rappelé le point fort de son argument. On ne combat pas la faiblesse par la puissance On pourrait tout de même discuter de ces affirmations, à propos des guerres asymétriques qui supposent bien entendu que l’on se dote de moyens de défense. Bertrand Badie s’est d’ailleurs montré très critique sur l’interventionnisme militaire de la France en Libye et au Sahel, en expliquant que les problèmes n’avaient pas été réglés. Je suis intervenu à ce propos en rappelant tout de même que le rôle des états était d’assurer la protection de leurs populations et que par voie de conséquence l’usage de la violence légitime devenait nécessaire. Bertrand Badie a tenu à rappeler son attachement aux principes du multilatéralisme, comme alternative aux solutions de puissance. On peut avancer cet argument, tout en se demandant si les ersatz d’États issus de la décolonisation ratée évoquée dans son intervention avaient à leur tête des élites qui pouvaient intégrer ce multilatéralisme, au lieu de pratiquer des politiques prédatrices sur leur propre pays.. Dès lors que le traitement militaire de la faiblesse ne fonctionne pas, le traitement social s’impose.